Albert Watson : portraitiste modèle
Kate Moss jeune et nue, shootée de dos, Hitchcock brandissant une oie morte, la nuque de Mike Tyson, Keith Richards en pirate chic… Albert Watson décrypte le monde à la frontière de la sensation et de la pudeur, où l’audace est servie par une technique d’artiste classique. Pour Weekend, le grand photographe écossais s’expose sans retouches.
« Les Stones que j’ai shootés si souvent sont dans cet hôtel « , annonce Albert Watson, assis dans un salon ensoleillé et très anglais en bordure de la prestigieuse avenue Louise, à Bruxelles (*). » Si Mick (Jagger) me demandait de le photographier dans cette pièce, je ne suis pas sûr que j’ajouterai grand-chose comme lumière, j’obscurcirais sans doute la fenêtre du fond ( il capte la lumière sur sa main) mais j’utiliserais d’abord ce qui existe, naturellement « . Cette perception de l’espace et des ressources d’un lieu, Watson, les maîtrise parfaitement. Et c’est précisément son art de la composition, son sens des tonalités et de l’instant, qui en font un maestro de la photographie contemporaine internationale. L’un de ces noms qui, depuis trente ans, multiplie les reportages glossy, de » Vibe » à » The Face « , de » Rolling Stone » à » Vogue « , dont il a décroché la couverture plus de… deux cents fois.
Doté d’un CV en or, ce portraitiste qui travaille toujours en argentique – la pellicule plutôt que le numérique – ressemble à un sexagénaire ordinaire aux tempes blanches. Pas de manières, ni d’entourage de star. Son fils et sa femme cogèrent ses trois compagnies basées à New York.
Fils d’un prof boxeur, né à Edimbourg, Watson trouve en Amérique dès la fin des années 1960, le refuge à ses rêves d’images, devenant à son tour un producteur à clichés fantasmés, à la fois spectaculaires et empreints d’une rigueur qui semble vouloir tempérer la folie du monde, tout en la soulignant. Sa double formation – de graphiste/designer et de directeur de la photographie – en fait un redoutable artiste de la composition, qui nous bluffe d’autant plus qu’il est borgne de naissance de l’£il droit ! Handicap qu’il commente laconiquement : » Puisque je suis né comme cela, c’est difficile pour moi de dire à quel point cela peut influencer mon travail. C’est la seule vision que j’ai jamais connue. Par rapport aux gens qui voient des deux yeux, je tourne simplement davantage la tête. » Avec une gentillesse désarmante et un accent rocailleux à la Sean Connery, l’auteur de » Cyclops » (ouvrage paru en 1995) commente pour nous son univers très visuel.
Weekend Le Vif/L’Express : On dit que vous photographiez les gens comme des paysages ou des objets inanimés !
Albert Watson : C’est vrai d’une certaine manière, parce que je photographie les gens de la même façon, peu importe que le sujet soit la reine d’Angleterre ou un porteur du marché de Marrakech. Je suis poli et direct. Je suis comme la commande d’une télévision qui vous permet de passer d’un match de foot à une fiction, un concert ou un gros plan de chauffeur de taxi. Mon travail est diversifié : les objets me donnent la possibilité de ne plus parler, de me concentrer davantage sur la finesse de la composition, avec les gens, on est obligé de communiquer !
Et de respecter le protocole dans le cas de la reine d’Angleterre !
Je ne fais pas de différence entre la reine et Johnny Depp ! Ils sont tous les deux d’énormes stars, l’un par son travail, l’autre par droit divin (rires). Il n’y a pas de raison de ne pas s’amuser en photographiant la reine, qui possède d’ailleurs un certain sens de l’humour. Parfois, la photo révèle quelque chose mais avec cette femme qui a été tellement photographiée dans sa vie, il faut savoir mesurer ses envies, ne pas vouloir surenchérir…
Deux de vos photographies les plus célèbres, celles de Mike Tyson et de Kate Moss, ont été prises de dos : quel effet recherchiez-vous ?
Mon père était boxeur professionnel et il m’a expliqué que la force du boxeur est dans son cou, parce que dans le cas d’un knock-out, le flux de sang au cerveau est brièvement interrompu et vous vous évanouissez pendant un quart de seconde avant d’émerger à nouveau. Si la nuque est forte, elle contient le coup. Et c’est en regardant le cou de Mike Tyson que j’ai compris qu’on le reconnaissait instantanément de derrière. Même principe avec Naomi Campbell dont j’ai photographiée la silhouette. Le dos de Kate est également évocateur de sa personnalité. Et cela accentue le » mystère » de la personne…
Y a-t-il un moment où la beauté d’une femme pourrait interférer avec votre travail ? Dites-nous la vérité…
Très souvent, les modèles – masculins et féminins – dégagent une grande beauté. Plus particulièrement les hommes qui possèdent un visage parfois plus » parfait » que les femmes, simplement parce qu’il ne demande pas de maquillage, pas de correction. La bouche, les joues, les sourcils, les yeux, rien ne nécessite une réinterprétation du visage du modèle masculin. Pas besoin d’ombre à paupières pour faire ressortir les yeux d’un homme. Il y a bien évidemment de la perfection chez les femmes, mais elle est très rarement » nue « . Même quand Elizabeth Taylor avait 15 ans, elle était maquillée. Il y a une notion qui transcende le concept de beauté et c’est celle de » charisme « . Johnny Depp est non seulement beau mais il dégage un charisme réel. Ce qui n’est pas toujours le cas des modèles.
Le charisme est un concept extraordinaire parce qu’il dépasse l’esthétique ou les critères classiques de la beauté, je pense à votre photo de Keith Richards de la fin des années 1980, planqué derrière sa fumée de cigarette…
Le charisme, c’est aussi une affaire de » cerveau « , pas seulement d’intelligence, mais aussi de créativité. Keith est charismatique, possède un look intéressant de tzigane sauvage mais est aussi l’un des meilleurs guitaristes du monde. Il est d’un naturel total, un peu plus facile à photographier que Mick (Jagger) qui, bien sûr, est très brillant et charismatique. Aucun des deux n’est réellement » beau » mais leur charisme est tel, que cela n’a pas beaucoup d’importance.
Un grand nombre de vos photographies, particulièrement celles en noir et blanc, possèdent une forme qu’on pourrait qualifier de » classique » à la manière de la peinture du xviie siècle. Est-ce le résultat de votre double éducation, de directeur photo et de directeur artistique ?
Sans aucun doute. Le fait d’avoir étudié les arts graphiques m’a amené à réfléchir à la représentation iconique des gens photographiés. Les six ou sept premières années, j’ai énormément travaillé la technique de prise de vue afin que ce que je voyais à l’£il nu soit ce qui ressorte sur la photographie. Une fois la technique maîtrisée, on se sent libre, même si après quarante ans de photographie, il y a toujours des problèmes à résoudre.
Quel était votre mode opératoire lorsque vous avez photographié Hitchcock et son oie en 1973 ?
Non seulement, Hitchcock était la première star que je photographiais mais ayant fait des études de cinéma, j’étais plutôt impressionné d’être face à lui, dans son petit bureau des Studios Universal à Los Angeles. Il était un parfait gentleman anglais, et avait eu l’idée de l’oie simplement parce que la photo était liée à une recette de cuisine de Noël dans » Harper’s Bazaar » ( NDLR : première revue de mode apparue aux Etats-Unis en… 1867 !) Si vous regardez la photo de près, vous remarquerez que l’oie porte une décoration de Noël au cou, cela a été ma modeste contribution (sourire)…
Plus récemment, vous avez multiplié les séjours photographiques à Las Vegas qui est à la fois le syndrome du rêve et du cauchemar américain. Qu’est-ce qui vous a attiré dans cette ville hyperréaliste saturée de lumière et de couleurs, très éloignée de votre univers noir et blanc ?
Après un livre plutôt classique, consacré au Maroc, je voulais réaliser quelque chose de complètement différent, à l’autre bout du spectre et Las Vegas m’est apparue comme une ville fantastique, incroyable, où les gens vont par plaisir.
Lorsque vous habitiez à Los Angeles dans les années 1970, vous n’avez jamais été tenté par le reportage sur le milieu de la mode, les fêtes, la cocaïne, les excès en tous genres ?
Non, non, je suis quelqu’un qui va dormir tôt ! J’ai un peu cette éthique » écossaise presbytérienne » : se lever le matin, prendre une tasse de thé, aller travailler jusqu’au soir, revenir à la maison et dormir. Se lever le lendemain matin, prendre une tasse de thé, etc. Si j’ai un problème d’addiction, c’est sans doute d’être un workaholic. Il ne faut pas oublier que 50 % de mon temps est consacré à réaliser des publicités pour la télévision et le cinéma, la plupart du temps en 35 mm. Je ne les tourne pas moi-même mais je les réalise.
Ce qui vous éloigne de la mode à laquelle vous avez été longtemps associée, non ?
Absolument, de 1973 à 1996, j’ai énormément travaillé pour le groupe Condé-Nast, shootant littéralement des milliers de pages pour » Vogue » ! Je shootais les collections quatre fois par an à Paris, je passais énormément de temps à Rome.
Quelle est l’importance de l’image photographique aujourd’hui par rapport à celle qu’elle pouvait avoir il y a trente ans ?
Elle est incroyablement plus populaire : les collectionneurs se sont multipliés et il y a vingt-cinq ans, la photographie la plus chère sur le marché valait environ 45 000 dollars (33 520 euros). Aujourd’hui, les tirages du brillant photographe allemand Andreas Gursky se vendent à plus de deux millions de dollars ! ( NDLR : un tirage vient d’atteindre le prix cossu de 3,3 millions de dollars, soit environ 2,5 millions d’euros). Pour ma part, j’étais ravi de vendre il y a peu, un tirage de Kate Moss à plus de 100 000 dollars (soit environ 74490 euros) !
(*) Les splendides tirages d’Albert Watson sont exposés à la Young Gallery, 75b, avenue Louise, à 1050 Bruxelles. Jusqu’au 15 septembre prochain, du mardi au samedi, de 11 heures à 18 h 30. Internet : www.younggalleryphoto.com
Propos recueillis par Philippe Cornet
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