La plus célèbre entreprise d’accessoires de la table occupe une place de choix dans le cour des Italiens comme dans les cuisines en quête d’élégance. Retour sur nonante ans au service du goût et de la création.

On parle d’elle avec autant d’attachement que de la Fiat 500, de la Vespa Piaggio ou de la cafetière Bialetti. À 90 ans et des poussières, la mythique société Alessi est l’un des symboles de l' » italianité « , à qui elle doit en partie son succès mondial. Il faut dire que l’entreprise familiale n’a rien d’une grand-mère. Avec 100 millions d’euros de chiffre d’affaires, ses 500 employés et ses points de vente dans plus de 50 pays, elle ne cesse de croître et de développer de nouveaux projets dans tous les domaines. Dernier en date, la chaise Piana, dessinée par l’architecte britannique David Chipperfield, lancée pendant le dernier Salon du meuble de Milan, aurait pu faire figure d’hérésie dans le catalogue d’une marque spécialiste des arts de la table. Pourtant, c’est bien cette ouverture d’esprit qui caractérise la société depuis ses débuts sur les rives du lac d’Orta, il y a nonante ans.

L’histoire de la famille Alessi est indissociable de celle de ce lac. Il en va de même pour tous les grands industriels de l’acier, les fabricants de cafetières à moka Bialetti ou de batteries de cuisine Lagostina. Cette région est devenue la spécialiste des articles ménagers grâce à des artisans locaux qui émigrèrent au XVIIIe siècle vers l’Allemagne pour y travailler l’étain, puis revinrent dans leur province pour établir leurs propres ateliers autour d’Omegna. C’est à côté de cette petite ville manufacturière située à l’extrémité nord du lac, à Crusinallo exactement, que Giovanni Alessi, tourneur sur métaux, fonda, en 1921, sa société d’articles domestiques en cuivre, argent, laiton et nickel. Bien loin, donc, de la technique du métal pressé à froid qui fait aujourd’hui la réputation de l’entreprise. Entre 1935 et 1945, celle-ci développe les produits qui feront sa notoriété en Italie -comme le célèbre service à thé et à café Bombé – grâce à l’£il aiguisé de Carlo, designer industriel de formation, et fils aîné du fondateur, Giovanni Alessi.

Dans les années 50, Carlo prend la relève de son père et participe au mythe des  » fabriques de design italiennes  » de l’après-guerre. Rejoint par son frère Ettore, il se lance dans la production en série et l’exportation d’objets ménagers en un nouvel alliage, l’Inox, et fait appel à de grands architectes et designers comme Carlo Mazzeri ou Luigi Massoni. Ensemble, non seulement ils feront d’Alessi l’un des symboles du made in Italy, mais ils changeront le rapport des Italiens à l’objet de consommation. Avec eux, ce dernier devient, plus qu’un produit, un projet culturel.  » Les créations d’Alessi défient le temps, pas uniquement parce qu’elles sont en acier « , scandent les publicités de l’époque.

Le grand tournant a lieu dans les années 70, quand Alberto Alessi, l’un des fils de Carlo, fait ses premiers pas dans l’entreprise… après quelques tergiversations.  » Je savais que mon père avait besoin de moi, mais mes passions étaient ailleurs, se souvient-il. Au lycée, j’étais fou de littérature, d’art, de philosophie. Quand, en août 1965, je suis entré dans le bureau de mon père pour lui annoncer que je voulais, peut-être, étudier l’architecture, il m’a lancé un regard glacial.  » En Italie, le design est une affaire de famille. Chez les Alessi, cette transmission ne se discute pas. Intuitif, en phase avec les idéaux de son époque, Alberto rêve d’art accessible au plus grand nombre et commence par développer au sein de l’entreprise des  » multiples  » à petit prix avec de grands noms comme Dalí. Le projet ne rencontre pas le succès espéré, mais forme l’esprit du jeune homme au dialogue avec les créatifs et aux impératifs de son outil de production.

Petit-fils par sa mère d’Alfonso Bialetti, inventeur et premier producteur de la Moka Express, la célèbre cafetière expresso italienne, Alberto a le design dans le sang. Il se prend peu à peu d’intérêt pour les créateurs et se lance dans toute une série de collaborations qui vont totalement renouveler le catalogue de la maison. Il est ainsi à l’origine de nombreux produits emblématiques comme la cafetière 9090, de Richard Sapper, en 1979, la mélodieuse bouilloire au chant d’oiseau de Michael Graves, en 1985 (toujours best-seller de la société) ou l’iconique presse-agrumes Juicy Salif, de Philippe Starck, en 1990. Il est aussi celui qui invita les designers les plus marquants de la seconde moitié du XXe siècle à collaborer avec la marque, d’Ettore Sottsass à Marc Newson, de Philippe Starck à Ron Arad en passant par Jasper Morrison, d’Achille Castiglioni à Ronan et Erwan Bouroullec. Il exerce d’ailleurs sur eux une certaine fascination.  » Pour Alberto Mendini, je suis un rêveur, pour Philippe Starck, je suis un marchand de bonheur, et pour le designer Stefano Giovannoni, un complice de longue date, je suis un expert en marketing « , s’amuse Alberto.

Depuis près de quarante ans, ce visionnaire entraîne ainsi la société familiale sur de nouveaux terrains. Bois, porcelaine, faïence, plastique sont entrés dans la fabrication de nombreux produits du catalogue. L’entreprise développe aussi des projets de design en partenariat avec des marques comme Philips, Fiat ou Seiko. Au risque d’y perdre son âme ?  » Alessi est un laboratoire de recherche, un îlot dans un immense océan, et notre identité même nous pousse à explorer les autres îles « , répond poétiquement Alberto. L’aventure plastique est l’une d’entre elles, menée avec son fidèle allié Stefano Giovannoni, à l’origine de nombreux best-sellers de la marque. Le designer se souvient d’avoir rapporté du Japon, en 1991, un immense sac de gadgets, glanés dans le grand magasin de Tokyo Tokyu Hands.  » De retour en Italie, j’ai apporté ce sac à Alberto et nous avons passé la journée assis par terre à nous amuser avec ces jouets, comme deux enfants. Ce fut un moment magique et décisif pour nous deux. Nous avons alors réalisé vers quelle direction ludique l’entreprise pouvait s’engager. « 

De cette journée germera l’une des gammes les plus abouties d’Alessi, la Family Follows Fiction, des objets utilitaires ludiques et colorés en plastique, à l’esthétique très manga. Un succès international dès sa commercialisation en 1993. À 64 ans, le patron ne compte pourtant pas s’arrêter là. Après avoir lancé une Panda Alessi en partenariat avec Fiat en 2006 et une chaise l’année dernière, Alberto s’attaque à l’architecture, dans la lignée de la série Tea & Coffee Towers, qui réunissait déjà en 2000 la crème de la discipline (Sanaa, Jean Nouvel et consorts). Avec le concours de l’architecte hong- kongais Gary Chang, il a invité, en septembre dernier, huit des plus importantes signatures chinoises à imaginer des plateaux pensés comme des petites architectures de table réunies sous le nom d'(Un)Forbidden City, qui seront commercialisées ce printemps.

On découvrira aussi prochainement cinq objets pour le bureau, dessinés par des étudiants de l’Ecole cantonale d’art de Lausanne lors d’un workshop avec la marque, ou bien une cuillère à risotto d’Inga Sempé, pour célébrer les 50 ans du célèbre livre italien de recettes La Cuillère d’argent (éd. Phaidon). À 90 ans, la célèbre firme italienne entame une nouvelle jeunesse.

PAR CÉDRIC MORISSET

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