Ana María Gómez: « Avec mes créations, je cherche à proposer des pièces qui s’adaptent au corps »

© Niccola Van den Heuvel

D’origine colombienne, Ana María Gómez a étudié en Espagne avant de rejoindre La Cambre et de s’installer définitivement à Bruxelles. Avec ses créations colorées et poétiques, elle interroge autant notre rapport aux objets que l’artisanat et son histoire. Et fera partie des créatrices représentant la Belgique à la prochaine Design Week de Milan, début juin.

Nous sommes habitués à adapter nos corps au mobilier et aux objets. Je trouve cela trop performatif, contraignant. Avec mes créations textiles, je cherche à proposer le contraire: des pièces qui s’adaptent au corps en devenant couverture, tapis, coussin ou siège. Ce sont des objets que l’on peut déplacer avec soi dans la maison ou emmener au parc. C’est une manière de laisser place à la créativité. En cela, je suis parfois déçue de voir la manière dont les gens utilisent mes créations et je remarque que les enfants comprennent souvent beaucoup plus vite l’intérêt de la chose.

Les machines sont une extension du corps et nous permettent de faire des choses qui ne seraient pas possibles sans elles. C’est vrai pour les métiers à tisser comme pour tous les outils. Petite, j’étais fascinée par ceux que je voyais dans l’atelier de mon père, sculpteur: des fers à souder, des scies électriques…

Partout dans le monde, le textile a toujours été à l’histoire ou à la religion. J’en ai pris conscience il y a une dizaine d’années lors d’un stage à Abomey, au Bénin. De nombreux tisseurs travaillent encore aujourd’hui dans cet ancien palais d’un roi tisseur. Ils réalisent des textiles expressément pour certaines cérémonies et doivent se plier pour cela à des restrictions rituelles très précises. Ils mangent notamment énormément de noix de cola, ce qui participe à les plonger dans un état de transe.

Nouer des relations linéaires et conserver une position d’échange est essentiel. Cela permet de ne pas s’approprier l’univers d’autrui. Quand je collabore avec des artisans, je sais que mon ambition est de faire du textile contemporain et je sais que eux font du traditionnel. A partir de là, nous voyons comment nous pouvons échanger. Je cherche à m’inspirer de ce qu’ils font sans m’accaparer des éléments symboliques dont je ferais des choses qui n’auraient rien à voir. Je n’oublie jamais non plus que je suis privilégiée. A cet égard, j’ai un vrai souci avec les designers qui ne citent pas les artisans avec qui ils travaillent. Moi, je sais ce que je dois à Mamadou au Sénégal ou William en Colombie.

‘J’ai un vrai souci avec les designers qui ne citent pas les artisans avec qui ils travaillent.’

En Colombie, on regarde souvent avec dédain tout ce qui est indigène, et notamment l’artisanat. Là-bas, les gens se revendiquent fièrement de leur culture espagnole… C’est non seulement triste, mais raciste et colonial. Je l’observe quand certains débarquent et demandent à un artisan de réaliser une tâche, sans considération pour le travail que cela représente. Il existe bien des fondations qui travaillent avec les artisans mais elles ne sont pas non plus toujours très transparentes et peuvent également être dans une autre forme d’appropriation. Heureusement, les nouvelles générations de créateurs n’acceptent plus cela.

Etre héritier d’une histoire ou d’une tradition ne signifie pas qu’on les connaît bien. Ou que l’on est capable de la raconter. Beaucoup d’artisans répètent simplement ce qu’ils ont toujours fait et appris à faire. Mais c’est ainsi que s’opère la transmission. Cucunubá, le village de montagne où je travaille en Colombie, était déjà un haut lieu du textile avant l’arrivée des Espagnols. Ces derniers ont d’ailleurs réalisé des échanges avec eux. Les Indiens Muisca célèbrent toujours le dieu Bochica, qui a appris à tisser à tout le village. Des anthropologues ont découvert des sites où sont gravés des motifs encore reproduits aujourd’hui. Un jour mon père a rencontré une vieille femme, qui vivait et tissait seule dans la montagne. Elle comptait encore à la manière précolombienne. C’est dingue!

J’aime le fait que l’on peut être designer belge et avoir une autre nationalité. J’ai été plusieurs fois invitée à représenter le design belge à l’étranger. J’adore ça. On peut dire bien sûr que je fais du design belge parce que j’ai étudié à La Cambre, mais je suis aussi influencée par tous les autres pays que j’ai visités. Je trouve la Belgique incroyable, et particulièrement Bruxelles, une ville qui accueille des gens de partout.

La question de la place des femmes dans le design demeure très importante. Je me réjouis de participer à une expo sur ce thème lors de la prochaine édition du Salon de Milan (*). Cela dit, par rapport au textile, on me parle souvent des femmes tisseuses. Or, partout où je suis allée, sans doute parce que c’est une activité très physique, le tissage traditionnel est une activité quasi exclusivement masculine. Cela aussi est en train de changer.

(*) Ana María Gómez participe à l’expo Donne&Design. Female creativity, à la Milan Design Week, du 9 au 12 juin. superdesignshow.com et anamariagomez.me

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