C’est à Anvers que débute véritablement l’histoire de la mode belge contemporaine avec la fameuse bande des Six au parcours inédit. Gros plan sur une révolution textile.

Les illustrations en noir et blanc de ces pages (ainsi que celles des pages 22 à 32) sont extraites de  » Les Années 80 : l’essor d’une mode belge « , par Marguerite Coppens, Musées royaux d’art et d’histoire, Cinquantenaire, à Bruxelles.

E t si les Six d’Anvers devaient leur succès à l’ancien Premier ministre belge Wilfried Martens ? Aussi iconoclaste qu’elle puisse paraître, la question mérite toutefois d’être posée. C’est en 1981, en effet, que le gouvernement Martens vote le Plan Textile quinquennal destiné à soutenir une industrie en souffrance et quelque 100 000 emplois menacés. Dans cette optique, l’ITCB û l’Institut du textile et de la confection en Belgique créé un an plus tôt ( lire l’article page 42) û, reçoit une enveloppe bien épaisse (plus de 140 millions d’euros sur cinq ans) afin de dynamiser l’image d’une mode nationale beaucoup trop discrète. Savamment étudiées, les actions de cet organisme gouvernemental sont non seulement ciblées vers l’industrie, mais aussi vers les jeunes créateurs de mode. En 1982, le prestigieux concours de la Canette d’Or est donc lancé pour doper le secteur et mettre en évidence les talents prometteurs de notre plat pays.

Lors des trois premières éditions (1982, 1983 et 1985), la majorité de participants flamands est écrasante. A l’époque, la Communauté française ne dispose d’aucune école de stylisme et les opportunités de formation aux métiers de la mode passent obligatoirement par l’Académie d’Anvers et l’Ecole supérieure de Gand. Dès la première Canette d’Or, les diplômés gantois et anversois sont ainsi placés sous les feux médiatiques avec, en tête d’affiche, un groupe de six jeunes complices : Ann Demeulemeester, Dirk Bikkembergs, Dirk Van Saene, Dries Van Noten, Walter Van Beirendonck et Marina Yee, tous fraîchement sortis de l’Académie d’Anvers. Un septième anversois illumine également la compétition en la personne de Martin Margiela, ce qui brouille encore aujourd’hui les esprits lorsque l’on évoque la fameuse bande des Six. La confusion est d’autant plus légitime que les seuls finalistes de la deuxième édition de la Canette d’Or en 1983 seront précisément les sept précités. En revanche, lorsque sera organisée la troisième Canette d’Or deux ans plus tard, Martin Margiela ne sera pas présent au concours, déjà aspiré par la spirale du succès qui le conduira, dès 1984, au poste d’assistant de Jean Paul Gaultier. Les Six d’Anvers seront, quant à eux, une fois de plus présents à l’événement de 1985, soulignant encore leur esprit de clan.

Grâce au soutien massif de l’ITCB et surtout à l’influence de Linda Loppa, directrice de l’Académie d’Anvers, les jeunes Ann Demeulemeester, Dirk Bikkembergs, Dirk Van Saene, Dries Van Noten, Walter Van Beirendonck et Marina Yee parviennent à réaliser leurs collections sereinement et à bénéficier, petit à petit, des répercussions médiatiques de la Canette d’Or. Ainsi, le défilé de la troisième édition est présenté à l’exposition internationale de Tsukuba, au Japon, en 1985 et, dès 1987, des journées de présentation de leur travail sont spécialement organisées pour les acheteurs à Anvers. Mais c’est finalement à Londres que la bande des Six se fait véritablement remarquer. Toujours poussé par l’ITCB, le clan anversois participe au British Designer Show de 1987. Si chaque créateur tient à présenter son travail de manière individuelle, l’espace réservé à Londres est un stand commun. La créativité de cette joyeuse tribu ne passe pas inaperçue et on parle de plus en plus, dans les milieux de la mode branchée, des fameux  » Six from Belgium « .

Inévitablement, l’idée de clan se renforce, même si les intéressés tentent, à vrai dire, d’inverser la vapeur.  » C’est la presse qui nous a donné cette étiquette des Six Anvers, se souvient Dirk Van Saene, parce que, au début, nous étions sept ! Pour la première fois en Belgique, il y avait enfin des créateurs qui avaient du succès à l’étranger et donc, il était plus facile de les regrouper sous une seule appellation. Pourtant, l’idée n’était pas de travailler en commun, mais bien de se réunir pour faire face à des difficultés d’ordre pratique comme, par exemple, louer un camion pour se rendre à Londres. C’est vrai que nous étions tous amis, mais nous n’avions jamais imaginé une stratégie du style la bande des Six. D’ailleurs, on n’en parle plus aujourd’hui. C’est un peu du passé.  »

Remarqués par les rédactrices de mode et désormais courtisés par les acheteurs internationaux, les Six d’Anvers tentent de faire exploser la notion de groupe pour afficher plus clairement leur individualité. Ils tiennent à faire comprendre au public qu’ils ont chacun leur propre ligne depuis quelques années déjà et s’investissent donc dans des projets personnels en choisissant plutôt Paris comme deuxième rampe de lancement. Ainsi, Dirk Bikkembergs présente sa première collection Homme dans la Ville lumière en 1988, suivi de Dirk Van Saene qui fait défiler ses silhouettes féminines un an plus tard, tout comme Dries Van Noten et Ann Demeulemeester en 1992, et Walter Van Beirendonck dans la foulée. En revanche, Marina Yee sera la seule à abandonner la mode dès 1988 pour une longue période, avant de revenir sur la scène textile à l’aube de l’an 2000 (désormais, elle développe le projet  » L’Atelyee Verdonck  » en compagnie du créateur Erik Verdonck).

Détentrice d’un savoir-faire envié et d’une personnalité unique, la majorité des Six d’Anvers a réussi, au fil des ans, à imposer un style propre et à construire des entreprises compétitives dans le secteur du prêt-à-porter haut de gamme. A titre d’exemple, Dries Van Noten affichait, en 2002, un chiffre d’affaires de 22 millions d’euros, soutenu par quelque 120 000 pièces produites par saison. Si Dirk Bikkembergs, Ann Demeulemeester et Walter Van Beirendonck connaissent, eux aussi, une réussite internationale tout aussi honorable, Dirk Van Saene reste, quant à lui, l’élément masculin le plus discret de la bande des Six (même s’il a renoué avec le cérémonial des défilés pour l’hiver 03-04 après une absence prolongée sur les podiums). Mais au-delà de ce bilan économique plutôt positif, c’est surtout un esprit novateur qui a triomphé. Réputés sérieux, modestes et travailleurs, les créateurs anversois ont généré un autre regard, une nouvelle façon d’aborder le vêtement, s’illustrant davantage par un sens de la coupe rigoureux et un goût prononcé de la finition, plutôt que par la volonté d’en mettre plein la vue à coups de mannequins chics et de silhouettes chocs.

Egalement diplômé de l’Académie d’Anvers et présent aux côtés de la bande des Six lors des deux premières Canettes d’Or, Martin Margiela n’a fait que renforcer cette image d’une mode originale et novatrice venue de Belgique. Son parcours exemplaire (assistant de Jean Paul Gaultier de 1984 à 1987, fondateur de la Maison Martin Margiela à Paris en 1988 et responsable de la ligne Femme pour Hermès de 1997 à octobre 2003) et surtout l’immense respect qu’il inspire aujourd’hui dans les hautes sphères de la mode internationale ont définitivement assuré l’avenir du filon anversois. Depuis l’avènement de Margiela et le succès confirmé de la bande des Six, l’Académie d’Anvers reste un incontournable label de qualité qui génère (presque) chaque année son lot de talents prometteurs. Ainsi, une deuxième génération de diplômés anversois a déjà conquis les podiums parisiens avec des noms aussi respectés que A.F. Vandevorst, Veronique Branquinho, Bernhard Willhelm ou encore Bruno Pieters ( lire à ce propos l’article en page 118). Plus que jamais, ces  » nouveaux Anversois  » perpétuent l’esprit de l’Académie et cette idée de clan indémodable, au risque de créer une dimension forcément réductrice, comme le souligne d’ailleurs Veronique Branquinho :  » La presse veut toujours nous regrouper sous la même étiquette, précise-t-elle, mais nous sommes foncièrement individualistes. D’ailleurs, je crois que c’est ce qui caractérise d’abord chaque créateur belge : l’individualisme. Chacun reste véritablement fidèle à lui-même. On ne joue pas avec les tendances. On a chacun sa propre philosophie, son propre concept à travers les saisons, même si Paris ou Milan crée une tendance générale. Et je pense que les acheteurs apprécient cela parce que leurs clients à eux n’ont pas nécessairement envie de changer de style tous les six mois.  »

Si les créateurs anversois déplorent désormais cette fâcheuse tendance à vouloir les regrouper à tout prix sous la même bannière d’une ville ou d’un pays, force est de constater que cette étiquette belge et/ou anversoise existe bel et bien aux yeux de la presse étrangère. Historiquement, elle est le fruit de l’ITCB qui a délibérément cherché cet état de fait. Jouant audacieusement avec la devise de la nation  » L’Union fait la force « , l’Institut du textile et de la confection en Belgique a en effet réussi, en quelques années à peine, à imposer définitivement une vraie image de mode belge, créative et cohérente, sur les podiums internationaux, même si cette mode était, en définitive, essentiellement anversoise. Certes, l’étiquette des  » Six d’Anvers  » gêne aujourd’hui les intéressés, mais cette dénomination a incontestablement contribué à la naissance de leur succès. Grâce à leur formation commune et, surtout, à leur participation en bloc à des manifestations de prestige, Ann Demeulemeester, Dirk Bikkembergs, Dirk Van Saene, Dries Van Noten, Walter Van Beirendonck et Marina Yee ont davantage attiré l’attention des curieux et bénéficié d’un impact beaucoup plus puissant. Mieux, ils ont ouvert la voie à d’autres créateurs du plat pays qui n’auraient sans doute pas réussi sans l’appui involontaire de leurs aînés. Il convient de s’en souvenir. Pour le respect de l’histoire. Et le souvenir de Wilfried Martens.

Frédéric Brébant

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