Elle nous a donné rendez-vous à La Mort Subite, ce bistrot au charme délicieusement suranné posté en face de la galerie du… Roi, en plein c£ur de Bruxelles. On a beau d’ordinaire ne pas prêter attention aux coïncidences, difficile ici de ne pas faire le rapprochement : il scintille comme une guirlande enroulée autour du cou de cette nuit froide de décembre. Hasard ? Présage ? Pied de nez ? On se perd en conjectures quand, pile à l’heure prévue, une jolie jeune femme blonde juchée sur de vertigineuses semelles compensées fait irruption dans l’antique troquet. Traits saillants, coupe au carré, bouche légèrement pincée, son visage respire un classicisme bon teint. Qui tranche avec la décontraction étudiée de sa tenue, où s’entremêlent une veste chinée trois-quarts, une écharpe bariolée, un jean délavé et ces impressionnantes chaussures escabeaux. Son regard bleu, où scintille une lueur de mélancolie, balaie rapidement la salle. Ça y est, le contact visuel est établi. Avec l’assurance de ceux qui ont essuyé toutes les £illades, des plus amicales aux plus hostiles, elle fend aussitôt le brouhaha pour venir se poser à notre table. Est-ce une impression ? On jurerait que pendant un court instant, le bourdonnement des conversations s’est fait murmure, comme si l’assemblée cherchait à mettre un nom sur cette silhouette familière… Ce nom, c’est Delphine Boël. Artiste haute en couleur révélée au monde en 1999 à la faveur d’une biographie consacrée à la reine Paola et dans laquelle l’auteur, Mario Danneels, levait le voile sur son existence et sa situation peu commode de fille illégitime du roi Albert II (*). Depuis, elle défraie régulièrement la chronique, usant ici de sa notoriété pour défendre une noble cause, implorant là son géniteur de saisir la main qu’elle lui tend, déployant là encore ses talents d’artiste dans les biennales et galeries d’art les plus en vue. De sa voix élégante où perce une pointe d’accent anglais – elle a grandi à Londres mais s’est installée récemment à Bruxelles avec son ami et sa fille -, Delphine commande un verre de vin blanc. Avant de se prêter avec une gentillesse espiègle au jeu des questions-réponses. Mode, art, passions, plaisirs, souffrances, tout y passe, révélant une femme certes enchaînée à son passé et à ses origines, mais qui trouve dans l’art, l’amour et la maternité le chemin de la liberté. Sans prétention. Et avec une bonne dose d’humour…

Weekend Le Vif/L’Express : Pourquoi La Mort Subite ?

Delphine Boël : J’aime bien cet endroit. C’est ici que je rencontre Boulon qui est musicien dans le groupe Studio Pagnol mais aussi plasticien. Il réalise les structures de mes sculptures monumentales car je n’ai pas la place chez moi pour souder les pièces les plus imposantes. On se retrouve dans ce café pour faire les dessins et pour discuter des projets.

Comment définiriez-vous votre style vestimentaire ? Décontracté ?

Pas vraiment. Ma veste (NDLR : un veston lie de vin sur lequel ont été greffées des pièces en jean) ne fait pas très décontracté… J’aime mélanger les styles. Et les couleurs aussi.

Vos chaussures sont impressionnantes…

En effet, j’ai deux gros écrase-merdes aux pieds !

Etes-vous une fashionista ?

Pas du tout. Je n’aime pas les étiquettes. Je ne pourrais même pas dire quelles sont les marques de mes vêtements. Je viens juste de découvrir que j’ai un manteau Essentiel, une marque belge, paraît-il. Pour être honnête, je fais mon shopping dans un petit magasin qui se trouve dans un village du Var, dans le Sud de la France, où ma mère se rend souvent. Il est tenu par une femme qui a un style un peu décalé que j’aime bien. Je m’y rends une fois par an, elle me choisit mes habits et je suis tranquille pour le reste de l’année.

Votre frugalité pour les vêtements vaut pour les bijoux aussi ?

La plupart des bijoux que je porte ont été réalisés par des amis. Le collier que j’ai au cou aujourd’hui vient d’une amie suédoise de Londres.

Jamais un coup de c£ur devant une vitrine ?

Très rarement. Et si je vois quelque chose qui me plaît, je ne me l’achète pas nécessairement. Surtout si ça coûte vraiment très cher. Je suis contente de pouvoir rêver de ce truc. Je n’ai pas besoin de le posséder.

La mode ne vous intéresse pas ?

Si. Mais l’idée d’aller dans un magasin, d’enlever mon pantalon pour en essayer un autre, puis de recommencer ce manège un peu plus loin, me donne des boutons. Ça prend trop de temps et ça m’ennuie. Pourtant, j’adore les fringues. Je ne me vois pas mettre n’importe quoi. J’ai mon style à moi. Vous ne me verrez jamais par exemple me balader en tailleur Gucci ou YSL. Si on m’oblige à porter ça, je m’enferme dans les toilettes.

Pourquoi, l’image que vous renverriez aux autres ne vous plairait pas ?

Non. Je ne cherche pas à me fabriquer une image particulière. Simplement, je ne me sentirais pas à l’aise.

Etes-vous sensible à l’apparence physique des gens ?

Je ne recherche pas la perfection mais je n’ai pas beaucoup de tolérance pour les gens qui se laissent aller. J’ai un peu du mal par exemple quand je vois des gens obèses en survêtement. J’estime qu’il faut avoir un minimum de discipline, s’aimer soi-même.

Quels sont les créateurs qui vous font vibrer ?

J’adore Jean Paul Gaultier et Vivienne Westwood. Et aussi la Belge Carine Gilson. Je portais d’ailleurs ses vêtements pour le dernier défilé des Petits Riens (NDLR : Delphine Boël a joué les mannequins lors du défilé annuel de l’association humanitaire).

Qu’est-ce que vous aimez chez eux ?

Le côté très féminin, surtout chez Westwood. Elle met les formes en valeur. Comme dans ses corsets, où les poitrines débordent…

Vos £uvres à vous aussi épousent des courbes généreuses…

Oui. Mes deux prochaines sculptures seront même un hymne aux formes féminines. J’adore ça. Je trouve ça tellement beau.

Comment travaillez-vous ? Sur commande ?

Jusqu’à présent, je partais toujours d’un lieu donné. Aujourd’hui, je fais l’inverse. Je crée et puis je choisirai l’endroit où exposer.

Un tournant dans votre carrière ?

En quelque sorte. Hormis mes contributions pour différentes associations humanitaires, j’ai toujours exprimé d’une manière ou d’une autre ma relation avec mon père. Mon travail tournait toujours autour de cette question. Aujourd’hui, je m’intéresse plus à ce que je ressens depuis que la presse m’a  » trouvée « . Le rapport à l’image, etc. Même s’il y a une continuité avec ce qui précède puisque je n’ai pas changé de style. Les formes et le fil rouge, à savoir la force, l’énergie, sont identiques.

Justement, quels rapports entretenez-vous avec les médias ?

Des rapports compliqués. Pas vis-à-vis des médias ou des journalistes, mais plus du monde extérieur. Contrairement à la royauté, qui vit dans une cage, je me suis toujours sentie libre. Mais à présent, à cause de cette exposition médiatique, je me sens un peu moins libre. Il y a désormais quelque chose derrière ce nom Delphine Boël. Quand je vais à un dîner et que je croise des amis d’amis qui ne me connaissent pas, je perçois une espèce d’inconfort. Qui est liée à l’image construite par les médias. Parfois aussi, je vais chez le coiffeur et je vois des femmes qui font des grimaces en me voyant. Ce qui me gêne, c’est qu’elles ne se rendent pas compte que ce qu’elles lisent dans les journaux n’est pas toujours la vérité, qu’il y a une personne derrière ce nom.

En même temps vous profitez de cette notoriété pour faire connaître votre travail…

Je ne sais pas si ça me sert tellement. Les bonnes galeries n’ont aucune envie d’attirer la presse people. Je viens d’exposer à Gand. Personne n’en a parlé car la galerie n’a pas voulu mettre mon nom en avant. Ce que je comprends très bien. C’eut été une mauvaise publicité. Comme si elle avait eu besoin de jouer sur le côté people alors qu’elle compte dans ses rangs de très bons artistes.

Comment comptez-vous vous défaire de cette étiquette ?

En faisant preuve de patience. J’aime ce que je fais. J’éprouve énormément de plaisir quand je crée. Ce n’est pas comme si je man£uvrais uniquement pour être connue. Je pense qu’il y a de la vérité dans mes créations. Je ne dis pas que ce sera la période la plus intéressante de l’art en Belgique mais je ferai partie de cette histoire et je suis déterminée à dire la vérité. Mes £uvres parlent de moi, de ma mère, de ma fille. Et j’espère que les gens comprendront à travers mes sculptures qui je suis réellement. Parce que j’ai lu beaucoup de bêtises à mon propos.

Comment réagissez-vous dans ces cas-là ?

Je déteste. Ça me rend folle. Je ne peux d’ailleurs plus lire un livre d’histoire ni un journal. Je ne crois plus ce qu’ils racontent. On ne présente toujours qu’une vision tronquée des événements. C’est pareil pour les documentaires. A l’inverse, dans mes £uvres, il y a des vibrations, du vrai. Des gens ont essayé de déceler dans mes créations la preuve que je n’aimais pas la Belgique ou que j’étais contre la royauté. C’est faux.

A vous entendre, vous êtes votre unique source d’inspiration…

Disons que je m’inspire souvent de mes souffrances. Prenons par exemple le cactus que j’ai imaginé pour la journée mondiale contre le sida en 2004. Je savais que je ne pouvais pas faire une sculpture où ne seraient représentés que des hommes ou que des femmes. J’en suis arrivé au cactus car j’avais des cactus en tête à ce moment-là. Quelqu’un avait écrit des choses horribles sur moi à cette époque, quelqu’un d’important dans la politique. Je me suis dit, soit je lui envoie un caca de ma fille, soit un cactus. Je pensais que recevoir un cactus anonymement par la poste ne doit pas être très agréable. Donc, j’avais les cactus en tête. C’est parti de là. Mais ce n’est qu’après coup que j’ai fait le lien.

Ne songez-vous jamais à explorer d’autres horizons ?

Si. Mais je n’y arrive pas encore. Je me rends compte, même si mes £uvres en cours marquent un début de mise à distance, que mon travail est toujours en prise avec mon enfance. Je ne l’ai pas encore digérée. Je ne me sens pas encore apaisée…

Avez-vous peur de vieillir ?

Oui.

Pourquoi ?

Je n’ai pas envie d’avoir les seins et les fesses qui pendent jusque par terre. J’ai du mal à accepter l’idée de la déchéance physique. En particulier tout ce qui concerne les attributs de la féminité.

Seriez-vous prête à faire appel à la chirurgie esthétique ?

Non. Du moins pas encore. Il y a dix ans, je ne concevais même pas qu’on puisse se refaire le portrait. Aujourd’hui, je comprends les femmes qui recourent à la chirurgie même si je ne l’envisage pas pour moi-même. Mais qui sait, peut-être que dans dix ans…

Certaines de vos £uvres sont volontiers provocantes. Pourquoi ?

Il y a parfois des zizis et tout ça dans ce que je fais, mais je ne trouve pas que je suis dans le registre de la provocation. J’ai  » commis  » une £uvre vulgaire,  » predictibly vulgar  » (NDLR : des zizis et des vagins flanqués de drapeaux belges), mais je l’ai fait exprès. Ça m’énerve tellement que dans le monde de l’art, dès qu’on est en dessous de la ceinture, boum, on parle de vous. Si on a fait un tel foin de la Cloaca (NDLR : la machine à digérer du Belge Wim Delvoye), c’est d’abord parce qu’elle produit du caca. Je me suis dit, bon, si c’est si facile de faire parler de soi, je vais faire pareil. Et je l’ai dit ouvertement. Le titre de mon £uvre est d’ailleurs explicite. Et ça a marché. On en a parlé dans les journaux en Allemagne, en France, etc. Mes £uvres peuvent avoir l’air provocantes mais plus parce qu’elles disent la vérité. Or, les gens n’aiment pas la vérité. Donc ils disent que c’est provocant.

L’art a-t-il tous les droits ?

C’est sa fonction de bousculer les consciences, mais je trouve dommage qu’on doive aujourd’hui montrer des gens qui urinent sur scène (NDLR : une référence au spectacle  » L’histoire de larmes  » de Jan Fabre) pour susciter une réaction. On pourrait dire la même chose de moi. Mais mes créations sont moins trash. Mon  » Manneken Pis  » de la Biennale de Venise faisait certes  » prout prout  » avec différentes sonorités. Mais les gens trouvaient ça drôle. Ils n’étaient pas choqués. L’humour désamorçait le côté trop virulent. Cette note d’humour change tout.

Avez-vous des artistes parmi vos amis ?

Oui, beaucoup. De tous les horizons, de tous les pays.

Vous les voyez plutôt chez vous ou plutôt à l’extérieur ?

Plutôt chez moi. A Londres, c’était à l’extérieur. Parce que les habitations ne s’y prêtaient pas.

Quelles sont vos cantines à Bruxelles ?

On sort relativement peu mais il y a un resto où l’on va souvent avec mon ami. C’est le IIe élément dans le quartier Saint-Boniface à Ixelles. On adore le thaï. En plus, ils sont adorables et rapides, ce qui m’arrange bien car je déteste m’éterniser au restaurant.

Pourquoi avoir quitté Londres ?

C’est quand j’étais enceinte que j’ai senti le besoin de revenir. C’était instinctif. Tout le monde disait que c’était hormonal, que ça allait me passer parce que j’étais une vraie Londonienne. Mais je sentais que je devais accoucher ici et rester pour que ma fille ait des racines solides. C’est tellement important pour un être humain. Je suis restée en Belgique jusqu’à l’âge de 8, 9 ans. Quand je revenais pour voir mon grand-père, je sentais qu’il y avait quelque chose. Avoir un enfant à Londres avec un Américain alors que moi-même je suis déracinée, c’était trop. Je voulais qu’elle puisse avoir son cocon. Or, la Belgique est tellement petite qu’elle donne ça. Après elle pourra partir si elle le souhaite, mais au moins elle aura eu une base, un point d’accroche.

Et vous, vous pensez repartir un jour ?

Pas nécessairement. On a choisi une maison avec un jardin près d’une école. Ce qui arrivera peut-être un jour, quand notre fille volera de ses propres ailes, c’est qu’on aille s’installer dans un loft près du canal. J’adore cette partie de la ville.

Les boutiques de déco, c’est votre  » truc  » ?

Pas vraiment. Comme je vous l’ai dit, je n’aime pas les magasins. Ce qui ne veut pas dire que je ne suis pas sensible à la décoration. Je serais plutôt une adepte du mélange ancien-contemporain. Associer le côté cosy d’une cheminée avec la fulgurance d’un tableau de Basquiat par exemple… Cela dit, on a déjà tellement de bibelots à la maison qu’on n’a plus vraiment de place pour quoi que soit. D’autant que mes sculptures sont du genre encombrantes…

Vous ne jetez rien ?

Non. Je suis fidèle à ce que j’ai. J’achète juste de temps en temps une £uvre à un ami artiste. J’adorerais aller aux puces et ramener plein de choses. C’est mon côté baroque. Mais il faudrait un château pour mettre tout cela, ce que je n’ai pas…

Qui sont vos clients ?

Beaucoup d’Allemands, pas mal de collectionneurs flamands aussi, et puis des Américains, des Français. Certains me suivent depuis longtemps, d’autres sont venus plus tard.

Pensez-vous que certains clients vous achètent surtout des £uvres pour votre nom ?

Mes £uvres ne sont pas données. S’ils achètent une de mes sculptures juste pour mon nom, ils le paient au prix fort. Ce sont souvent de grosses £uvres, dont la réalisation coûte cher. Non, je crois que les gens aiment ce que je fais. Et quand bien même ça aurait un rapport avec mon histoire, pourquoi pas ? Chaque artiste a son histoire.

Etes-vous une habituée des soirées mondaines ?

Je vais voir quelques expos seule ou avec ma fille. Pour le reste, on sort relativement peu. Je limite mes sorties, contrairement à avant. Pas plus de deux ou trois par semaine.

Pourquoi, pour éviter d’être dévisagée ?

Non. Si on pense tout le temps à ça, on devient dingue. Je me laisse vivre. Je freine parce que je dois garder mon énergie pour ma fille. Elle a besoin d’une présence. Je ne veux pas m’éparpiller.

Comment réagissez-vous quand on vous accoste dans la rue ?

Ma réaction dépend de mon humeur. C’est parfois lourd. Je ne préférerais pas pour cela être quelqu’un d’autre mais juste être née dans un contexte différent. Mais cela ne m’empêchera pas de vivre en Belgique. Je refuse que cette notoriété me coupe de mes racines. Et, par ricochet, qu’elle condamne ma fille à vivre loin d’ici. On me demande parfois pourquoi je reste. Mais je n’accepte pas l’idée que je devrais m’exiler parce que mon père est le Roi. D’autant que quand on y réfléchit, on a tous quelque chose de singulier. Ma situation n’est, par exemple, pas tellement différente de ceux qui sont très laids ou très beaux. Eux aussi doivent supporter les regards indiscrets…

(*) Mario Danneels,  » Paola, de la dolce vita à la couronne « , éditions Luc Pire.

Propos recueillis par Laurent Raphaël

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