A 30 ans, la fille aînée de Philippe Starck sort de l’anonymat. Il y a quelques mois, elle signait la toile de 145 m2 qui surplombe le restaurant Le Dali de l’hôtel Meurice, à Paris. Aujourd’hui, Ara monte sa première expo en galerie. Weekend a voulu en savoir plus sur cet oiseau discretà et l’a déniché dans son atelier parisien. Rencontre exclusive.

On se croirait dans un appartement fraîchement occupé ou en phase de déménagement. Une cuisine minimale : une table, trois chaises, un four à micro-ondes. Un salon, tout aussi vide : un long sofa en cuir clair, une table nue, mais une étagère bondée de livres d’art et d’objets kitsch (pêle-mêle : un Beethoven à nez de singe, une ou deux  » bollywooderies « , des tulipes en plastique). Et, posé sur un fin socle contre le mur, sept portraits de personnages de cirque sous cadre, tous signés par la propriétaire des lieux : Mademoiselle Ara, petite robe noire, boucles brunes, taches de rousseur chipies, née Starck il y a trente ans.

Ara ?  » Quand ma mère était enceinte, mon père a demandé qu’on sorte d’un logiciel informatique toutes les combinaisons possibles entres deux voyelles et une consonne, explique-t-elle. J’aurais pu m’appeler Iro ou Ubu. J’ai eu du bol, finalement.  » Et quand on s’étonne de la quasi-absence de décoration, elle lâche :  » La déco ne me parle pas. Je n’ai aucune idée de la manière dont on met un tapis par exemple.  » En réaction au papa tout-puissant ?  » Non. Chacun son truc, c’est tout. Quand il rentre ici, il respecte que ce soit vide. Il me dit simplement : si tu veux que je reste assis pour dîner donne moi une chaise confortable. « 

Ara rit. Elle rira beaucoup durant l’entretien. Elle est comme un enfant avant Noël. Son Noël à elle, c’est sa première expo, qu’elle présente dans une petite galerie parisienne jusqu’au mois de juillet prochain. Autant l’atelier est froid, autant l’accueil est plein de bienveillance. Il est 11 heures. Sur la table, des croissants et du théà  » Vous venez de Bruxelles directement, là ? Vous n’avez pas pris le petit déjeuner alors ? Vous avez faim ?  » De quoi caler l’ambiance en mode beau fixe : le soleil de mai caresse le parquet, les cigarettes se fument, les confidences abondent. Et puis, on est si bien assis, dans cette chaise signée Starck.  » Trouvée dans un garde-meuble, nous apprend Ara. Une pièce inédite.  » Forcément. On ne partage pas son père avec tout le monde.

Weekend Le Vif/L’Express : Où avez-vous passé votre enfance ? Quels souvenirs en gardez-vous ?

Ara Starck : A la campagne. A Montfort-l’Amaury, dans la forêt de Rambouillet à 60 kilomètres de Paris. Je fréquentais l’école du village. Mes parents travaillaient énormément. Ils n’étaient pas souvent là, mais ils m’emmenaient partout, comme un petit sac à dos. J’ai eu la chance de voir beaucoup de choses. Je les suivais sur certains projets. Par exemple, vers 10 ans, j’étais fascinée par le Japon et Tokyoà et c’était justement à l’époque où mon père a conçu l’Asahi building ( NDLR : un bâtiment spectaculaire – en granit noir surmonté d’une corne dorée – érigé en 1990). Tout d’un coup, savoir que son père et sa mère travaillent dans un pays que l’on fantasme complètement, c’est magique. Ma mère est morte quand j’avais 13 ans. Nous sommes arrivés à Paris la même annéeà Pour le collège.

Quel était votre rêve d’enfant ?

J’ai toujours su que je voulais faire de la peinture. Une fois que j’ai eu mon baccalauréat, j’ai présenté le concours des Beaux-Arts ( NDLR : l’Ecole nationale supérieure des beaux-arts, à Paris). J’ai été acceptée mais au bout de deux jours je me suis rendu compte que ça n’allait pas me plaire. Je suis donc partie avec ma petite valise à Londres où j’ai passé un an à essayer de trouver l’établissement qui correspondrait à l’idée que je me faisais d’une école de peinture.

Quelle était donc cette idée ?

Je voulais quelque chose de très académique. Sans être passéiste, j’avais une image très romantique de la discipline. J’étais totalement focalisée sur l’huile. Après deux tentatives au Central Saint Martins College, plus axée sur le graphisme et le stylisme puis dans une école de Chelsea très portée sur la sculpture, certains professeurs voyant que je restais psychorigide sur la peinture m’ont renseigné la Slade School of Fine Art de Londres, une très bonne école mais plutôt difficile d’accès : 25 candidatures sur 2 500 sont retenues. C’est là que j’ai obtenu mon diplôme. C’est un endroit extraordinaire : une école indépendante au sein d’une université. On a d’ailleurs la chance de suivre des cours dans d’autres facultés. Pour ma part, j’ai opté pour l’anatomie. Je rêvais des traités de Vésale, des grands amphithéâtres en chêne, je me suis retrouvée à la morgue, avec le carrelage, les néons, et le petit tablier en plastique (rires). Je ne regrette rien : ce détour a énormément servi mon art, moi qui travaille essentiellement sur l’homme. Ces quatre ans de formation donnent la possibilité de confronter l’idée abstraite qu’on se fait du travail d’artiste à la pratique. Quand vous bossez 12 à 14 heures par jour, vous comprenez très vite si la passion reste intacte, ou, au contraire, si elle s’effrite .

Vous insistez sur votre amour de la peinture en particulier. Comment vous en est venu le goût ?

Je n’ai jamais vu mes parents peindre. Mon père dessine, bien sûr, mais le design industriel n’a pas grand-chose à voir avec la peinture. J’imagine que le fait que mes parents soient passionnés d’art et que j’aie grandi dans un univers créatif m’a aidéà Mais pourquoi la peinture ? Je n’arrive pas à trouver la réponse. Je crois qu’à un moment, il y a un rapport à la matière qui devient essentiel, et cette idée de succession de couches qui devient obsédante. J’ai besoin de raconter une histoire et c’est la peinture qui s’est révélée être le médium le plus évident.

Quels peintres ont forgé votre regard ?

Le Greco ! Beaucoup. Ses matières, ses glacis, ses empâtements, ses lumières, ses formesà Chez lui, tout est d’une modernité exemplaire pour l’époque. J’aime beaucoup les fresquistes mexicains aussi (Rivera, Orozco, Siqueiros). Pour l’énergie qu’ils dégagent. Une énergie qu’on retrouve chez certains peintres italiens de la Transanvaguardia, les trois C : Sandro Chia, Enzo Cucchi, Francesco Clemente.

Vos références sont limitées à l’art figuratif, apparemment ?

Oui, essentiellement. A part Pollock : pour les cadrages, les grands formats, les panoramiques. Mais aujourd’hui mes références sont étonnamment moins picturales. J’aime beaucoup les vidéos de Matthew Barney. Pour sa théâtralité. Et les pièces de James Thiérrée, ce danseur, acrobate, acteur, metteur en scène incroyable.

Parlons justement de la théâtralité, patente dans votre £uvre. Qu’est-ce qui vous plaît en elle ? Son côté dramatique, émotionnel, flamboyant ?

Le côté dramatique, dans le sens dramaturgique, me plaît. J’aime twister le dramatique et le ludique, donner à voir quelque chose d’hybride, d’incertain où le spectateur tient un rôle important.

Comme dans votre exposition. Qui présente une série de treize portraits à l’aspect mouvant. Un effet obtenu grâce à la technologie  » lenticulaire « . De quoi s’agit-il ?

Après ma formation à Londres, je suis partie vivre à New York. J’étais portée par l’énergie de la ville. J’ai commencé à peindre dans des formats de plus en plus grands. Puis je me suis dit : ce qui m’embête c’est que même si je peins très grand, il reste toujours le cadre, la limite, il y a toujours un moment où le format est là. Je ne sais pas pourquoi mais ça me rendait un peu claustro. J’ai essayé de trouver une solution pour élargir les dimensions fixées par le cadre de la peinture parce qu’il était hors de question pour moi de passer à une autre discipline comme la vidéo. Je voulais vraiment trouver un outil qui allait me permettre de dépasser le cadre tout en gardant mon médium. Je me suis souvenue des petites cartes à effet optique qu’on fabrique pour les enfants.

Expliquez-nous ?

ça c’est mon backstage, je ne raconte pas (rires). En gros : au départ, il y a la peinture sur la toile. Normal. Je peins plusieurs portraits, dans différentes poses. Puis on fait un scan très performant de chaque toile. Ce scan permet de conserver l’effet de la pâte, des glacis, la brillance. Les différentes toiles sont  » compressées  » en un seul tableau lenticulaire, c’est ce qui donne au spectateur l’impression que les visages bougent selon l’endroit où il se trouve.

Est-ce encore de la peinture, à partir du moment où la matière n’est qu’une étape du processus ? Et qu’on ne la retrouve pas dans l’£uvre finie ?

L’idée c’est que ce soit compris comme de la peinture même si au final quand on touche l’£uvre, on touche une lentille. Pourquoi la peinture ne pourrait-elle pas évoluer ? Pourquoi la figer ? Je travaille juste avec de nouveaux outils au service de la peinture. Je ne pense pas que ça la dénature.

Venons-en au thème de vos tableaux. Une série de portraits, donc. Fortement ancrés dans l’univers circassien.

Je raconte l’histoire de l’  » Alter familia « . Donc l’autre famille. Je crée une famille imaginaire. Je me suis basée sur ce que je considère être la haute aristocratie familiale : le cirque. Là, ils se disent tous cousins cousines. L’acrobate, le clown, chacun a son rôle. C’est un travail sur l’importance de la place, du rôle de chacun au sein de la famille.

On a logiquement envie de vous demander si cette £uvre tient de la psychanalyseà

Je ne pense pasà Enfin, c’est complètement con ce que je dis : il y a toujours une lecture psychanalytique à faire. Et mon père dit tout le temps qu’il faut mériter sa placeà Mais en tout cas je préfère que ça reste du domaine de l’inconscient. Aujourd’hui j’ai 30 ans, la seule chose dont j’ai une petite expérience, c’est la famille. J’ai été élevée dans une idée un peu tribale, j’aime travailler là-dessus.

Revenons à la rénovation de l’hôtel Meurice signée par votre père. Vous avez réalisé la fresque monumentale de 145 m2 qui surplombe le restaurant Le Dali. Racontez-nous cette collaborationà

J’ai été élevée dans l’idée que l’on ne travaille pas en famille. Chacun doit trouver son vocabulaire, son médium. L’idée de dynasties dans le même métier, c’est exclu. Mais, l’année dernière, j’apprends que mon père, qui est occupé à repenser les pièces principales du Meurice, cherche un peintre pour habiller le dôme. Je vais voir et je tombe directement sous le charme de l’endroit. Pour deux raisons principales. D’abord, la taille. Du haut de  » mon mètre 12  » (sic), j’ai toujours été attirée par les grands formats, et il est rare aujourd’hui que l’on vous propose d’aussi grandes surfaces. Deuxième raison : parce que le Meurice fait partie d’une tradition française, c’est grisant de travailler dans ce type d’endroit. Je me suis donc demandée :  » Qu’est-ce que je fais puisqu’on ne travaille pas en famille ? » J’ai bossé 48 heures non-stop. J’ai présenté mon projet anonymement. Et c’est celui-là que mon père a retenu.

Incroyable. Quelle a été sa réaction ?

Je reçois un coup de téléphone, trois heures après. Mon père, voix blanche :  » Ecoute, il y a un truc que je comprends pasà Je viens de choisir le projet du Meurice, c’est exactement ce que je veux et on me dit que c’est toi. Mais qu’est-ce que cela veut dire ?  » Moi :  » Cela veut dire qu’on travaille ensemble. » Il lui a fallu trois jours pour se faire à l’idée. Le projet a été validé. Dès le départ, une relation de confiance s’est installée. Je n’ai pas mis mon nez dans les chaises et la configuration générale. Il n’a rien changé à mon projet. Chacun est resté dans son domaine. C’était une grande chance.

Dans cette toile, on retrouve une fois de plus cette idée de théâtralitéà

Nous sommes dans un hôtel. Cela implique que des gens passent, y vivent. Il doit y avoir des demandes en mariage, des conversations importantesà C’est un théâtre vivant. Avec ses gros rideaux et tous ces personnages fantasmagoriques, ma toile s’en fait l’écho. On peut aussi se demander où se trouve la scène, qui sont les spectateurs, ceux de ma toile où les clients du Meurice ?

Cette collaboration vous a tirée d’un certain anonymat. Aviez-vous la volonté de faire un grand coup pour être reconnue sur le marché de l’art ?

Non, pas du tout. Mon anonymat était volontaire. Je voulais faire les choses petit à petit, ne pas me retrouver sous les spotlights avec quelque chose que je ne maîtrisais pas ; en outre le côté  » fille de  » n’est pas une fin en soi. Ce projet était même assez risqué les gens auraient pu se brusquer et penser  » ah bon, elle commence par un hôtel, c’est suspectà « . L’idée de base n’était en aucun cas de faire un grand coup. Ce n’était pas stratégique, c’est le projet en lui-même qui m’a portée.

Etre la fille de Philippe Starck : compliqué ?

C’est con, mais je n’ai connu que ça (rires). Il y a autant d’avantages que d’inconvénients. Est-ce que je me sens victime d’être la fille de mon père ? A un moment, il faut avancer. Surtout, dépassé 30 ans, il faut arrêter de se poser trop de questions et investir son énergie ailleurs.

Ara Starck : Alter Familia. A la galerie Artegalore, jusqu’au 19 juillet prochain.

Carnet d’adresses en page 96.

Propos recueillis par Baudouin Galler

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