De détroits cernés de paysages inhospitaliers et lunaires en baies majestueuses peuplées d’Inuits et d’animaux polaires, récit d’une croisière coupe-souffle à travers l’Arctique canadien.

Jour 1 : Montréal-Resolute-Beechey Island

Il y a d’abord le nom de la compagnie aérienne, Air Inuit, à lui seul puissant moteur à fantasmes. Cinq heures de vol après l’embarquement à Montréal, l’avion se pose sur le tarmac de Resolute dans un grand nuage de poussière pénétrant jusque dans la cabine lorsque l’on en ouvre les portes. À la mi-octobre, la température entamera sa chute folle, la mer entrera en hibernation, les 200 habitants inuits, sédentarisés ici depuis les années 50 par un gouvernement canadien soucieux d’asseoir sa souveraineté sur le haut Arctique, devront composer avec la nuit éternelle. En ce mois de septembre, le thermomètre affiche deux degrés au-dessus de zéro. Mais le vent est cinglant, comme une gifle supplémentaire à la face de ce village inhospitalier et sauvage, le deuxième le plus au nord du Nunavut, territoire autonome de la fédération du Canada et pouvant englober cinq fois la France. Pour amplifier encore un peu plus l’atmosphère mystérieuse de cet endroit désolé comme un western après la fusillade, un bus des années 60 aux banquettes de cuir défoncées, le seul de la bourgade, nous emmène sur la plage afin d’embarquer à bord du Lyubov Orlova, cargo russe millésimé 1976 à la déco délicieusement ringarde et au personnel idoine : équipage à la mine patibulaire, jeunes filles surmaquillées pour le service à table. Dix jours sans réseau, coupés du monde, nous attendent. Dix jours de croisière pour faire connaissance avec ce que l’historien Robert McGhee appelle judicieusement  » le dernier territoire imaginaire « .

Jour 2 : Beechey Island-Nanisivik

Le bateau est arrivé de nuit pour mouiller au large de Beechey Island, dans le mythique passage du Nord-Ouest. Dès le xvie jusqu’au début du xxe siècle (le Danois Amundsen le découvre en 1906), des explorateurs têtes brûlées s’y sont noyés avec leurs illusions et leurs certitudes : celles de vaincre les glaces afin de trouver une route boréale vers les comptoirs asiatiques. Pour notre part, on comprend rapidement que l’on n’a pas choisi de voyager sur une croisière Costa : il est 5 h 30 du matin, un haut-parleur placé dans notre cabine nous extirpe du sommeil, il faut s’habiller chaudement. Go. Une demi-heure plus tard, les 80 passagers de Cruise North sont sur le pont, l’£il chiffonné, gilet de sauvetage sur les épaules, vaguement prêts à sauter dans un Zodiac. L’aurore navigue entre le rose et l’orange. On pose le pied sur un sol de galets érodés d’où se détachent trois simples planches de bois, témoins funéraires de l’expédition britannique de sir John Franklin (1786-1847) qui perdit trois marins sur Beechey. L’officier britannique resta, lui, deux hivers bloqués dans l’extrême froideur du haut Arctique. La Couronne envoya en vain des hommes à sa recherche. Las : eux-mêmes périrent. Plus loin, sur une plage, un baraquement détruit, des boîtes de conserve et des anneaux de fûts rouillés racontent les idéaux romantiques avortés, les missions de recherche aventureuses, l’adversité climatique, le désespoir, la mort. Au-delà du cercle polaire arctique, un lieu romanesque en diable. Fasciné, on pénètre dans le détroit de Lancaster aux abords de l’île de Devon pour une première rencontre à travers une paire de jumelle avec le maître des lieux : un ours blanc est occupé à se repaître d’un narval. La journée s’achève sur le pont. Une bande d’icebergs dérive dans une mer bleu pétrole, sous la lumière arctique déclinante, d’une pureté inouïe. L’envoûtement a commencé.

Jour 3 : Nanisivik-Pond Inlet

Le bateau est à quai ce matin. Nanisivik est le seul port en eaux profondes du haut Arctique canadien. Pour faire le plein de fuel, c’est maintenant ou jamais. À terre, on s’aventure dans un paysage lunaire et caillouteux laissant la vie sauve à une rare et improbable végétation rase. Du haut d’une colline, un iceberg paraît perdu dans la baie. Il semble si menu. Pourtant, deux heures plus tard, le Zodiac tourne autour d’un bloc de glace d’au moins 25 mètres de hauteur, appétissant comme une énorme crème vanille. L’Arctique est définitivement l’empire des illusions. La règle est implacable avec les ours polaires. Nous en repérons un, petite tache blanche avachie sur la rive. Moteur. Mais pas trop près. Avec ses faux airs de gros nounours inoffensif, ce carnivore atteignant 3 mètres quand il se dresse sur ses pattes arrière et pouvant courir à près de 50 km/h s’appréhende dans la région, certes comme un animal sacré, aussi comme un tueur – les guides de Cruise North se promènent, on se rassure, toujours armés. Reste que le spectacle est saisissant quand l’animal sort de sa sieste, bâille à se décrocher la mâchoire, propose quelques pas, puis s’en va, faussement débonnaire, terminer l’été plus loin.

Jour 4 : Pond Inlet-north Arm fjord

Au loin, un cheptel de maisonnettes colorées nargue la brume. De près, un embrouillamini de bicoques délavées par la rudesse du climat dont on croirait qu’elles ont été jetées sur la carte par un urbaniste à la ramasse. Bienvenue à Pond Inlet, communauté inuite de 1 500 âmes bravant l’isolement avec le strict nécessaire en matière de divertissement. Loin de la carte postale avec igloos, bébés phoques au regard de chiot et vie chamanique sous les aurores boréales, l’existence à 70 degrés au nord du cercle polaire arctique est plutôt synonyme de rudesse, d’acculturation et de dépression. Dans un son incessant de quads rugissants sur des chemins de terre, on vit ici autour d’une supérette aux prix exorbitants doublée d’un bureau de poste sous néons discount, d’une petite bibliothèque, d’une école, d’une clinique et d’un hôtel ouvert il y a cinq mois par un  » Blanc  » capitalisant sur le discret sursaut de l’écotourisme dans la région (18 bateaux en 2010 contre 9 l’année dernière, nous confie son propriétaire). Beaucoup d’autochtones, au chômage, vivent de l’indemnité versée par le gouvernement fédéral, du reste le gros du travail s’abat dans le secteur public. Sur une barrière en bois, un graffiti attire notre regard :  » I wish I could go somewhere. « 

Jour 5 : north Arm fjord-Isabella Bay

Sans concession avec les hommes, les terres désolées du toit du monde sont d’une beauté cruelle. Ce matin, le visage gercé par une bise de flocons, on ne peut s’empêcher de rester sur le pont. Les montagnes taillées à la serpe de North Arm Fjord plongent dans une mer grisâtre, frissonnante d’embruns. Le cargo semble s’engouffrer dans la bouche d’un monstre magnifique. L’océan s’est apaisé, sous un voile de pudeur, le soleil tente une percée timide, la lumière est magique, comme dans un tableau symboliste. En Zodiac, on rejoint une plage de sable blanc, poinçonnée de pas d’ours, parcourue d’os de caribous. Le site a une fois de plus des airs de no man’s land, on se surprend à s’imaginer qu’on est peut-être le premier homme à poser son pied sur ce caillou-là, ou celui-ci, juste à côté. Mais l’endroit préserve les vestiges de trois maisons en pierre circulaires de la civilisation thuléenne (ancêtres des Inuits venus d’Asie par l’Alaska) datant du xie siècle. Curieux, on pénètre dans les terres, point de chemins, naturellement. À travers la toundra arctique, espèce de moquette molletonnée aux couleurs d’automne, on gravit une colline. Deux heures de marche, puis une vue panoramique indicible. Et un silence. À peine violé par le son d’une chute d’eau. Frisson.

Jour 6 : Isabella Bay-Sunneshine Fjord

Le roulis a méchamment raccourci la nuit. Certains désertent le petit déjeuner, les teints sont pâles, le bateau tangue comme un métronome fou. Sous un vent du diable et un grêle pervers, on aperçoit, de très loin, le souffle de baleines boréales.  » L’un des animaux les plus merveilleux de la planète  » d’après Charles Darwin. Ce sera tout pour la journée : Eole s’emballe, les sorties en mer sont annulées. Au programme, c’est simple : percer le brouillard qui emmitoufle ce foutu rafiot. On nous avait prévenus :  » Ce type de croisière nécessite de la patience et de la flexibilité, on ne sait jamais sur quoi on va tomber.  » Comprendre : laisser une place pour l’imprévu, y compris la déception. Finalement, on lui trouve du charme à cette journée sans. Entre les deux conférences quotidiennes données par les spécialistes embauchés par Cruise North (une botaniste, un ornithologue, une vétérinaire, un spécialiste de l’histoire locale), dans la bibliothèque du cargo, ça sent le Thermos, ça sudoke, ça scrabble, ça feuillette, ça s’ennuie ferme. C’est lent et c’est rudement bon.

Jour 7 : Sunneshine Fjord-Monumental Island

Changement d’ambiance radical : sous un soleil au sourire Pepsodent, on commence la journée au champagne. Nous venons de passer le cercle polaire arctique (66°32′), le capitaine fait hurler son vaisseau comme un organiste allumé pour marquer l’occasion. Piquant de se retrouver à bord d’un cargo russe, au large de Cape Dyer. Situé à l’extrémité orientale du Canada, ce lieu stratégique durant la guerre froide, abritait une base militaire américaine aujourd’hui démantelée mais dont on peut encore voir les stigmates : 63 radars plantés tels des intrus technologiques au sommet de ces gros morceaux de roche déserts. Où l’on s’aventure pour un hike physique au butin méritoire : contempler, inlassable, la virginité du panorama. Pas besoin d’en faire un roman.

Jour 8 : Monumental Island-Robinson Island

Nouvelle matinée sans. La mer est démontée, les activités sont annulées sur Monumental Island, première terre arctique touchée par un Européen, Martin Frobisher, il y a près de cinq cents ans. Nous n’avons pas sa chance, donc. Qu’à cela ne tienne, la suite n’en sera que meilleure. Voyez plutôt. On se dirige vers Robinson Island, une première, même pour l’équipe de Cruise North. Sous un ciel bas et lourd, cette île en forme de gros roc noir et abrasif à la silhouette dramatique évoque Shutter Island de Martin Scorsese. Angoisse. Le Zodiac ressemble à une proie pour le loup dans ce décor tragique où l’humain ne se sent pas du tout le bienvenu. Soudain, une bande de morses vient détendre l’atmosphère. Puis, le clou : on repère un ours escaladant les falaises, au loin. En se rapprochant, c’est une dizaine de nanuq (ours en inuktitut) qui nous ont donné rendez-vous, dont une famille. Le mâle, la femelle et deux jeunes se rapprochent de la rive, curieux de notre présence. Ils sont à moins de 100 mètres. Excitation, mêlée de crainte : le mâle se dresse, autoritaire, sur un rocher, nous ne sommes définitivement pas les bienvenus.

Jour 9 : Robinson Island-Akpatok Island

Un groupe de dauphins fait la fête au bateau, ce matin. Sourire. Les icebergs à la dérive sont désormais notre pain quotidien. Sous les majestueuses falaises grèges d’Akpatok Island, ultime étape avant de rejoindre le Nunavik, au nord du Québec, une mer verte émeraude fait office de bassin pour les guillemots arctiques. Une paire d’ours blancs paresse sur la plage de galets, économisant leur énergie en attendant l’hiver et la formation de la banquise pour chasser le phoque. De l’autre côté de l’île, le paysage ressemble à s’y méprendre à l’outback australien, la température flirte avec les 15 degrés, autant dire une fournaise. Une cabane en bois, paumée dans l’immensité, évoque les recherches infructueuses de pétrole, un canyon lézarde la pierre rousse. On dirait le sud. Tel un feu d’artifice final, la nuit contredit cette impression. Il est minuit, pendant près d’une heure, les aurores boréales s’invitent à la fête, électrisent la noirceur de pas de danse vert fluo, rouge rubis, comme les lueurs d’une ville dont on aurait gardé un vieux souvenir.

Jour 10 : Apkpatok Island-Koksoak River-Kuujjuaq

Une mélancolie palpable s’empare du bateau dès l’aube. L’embouchure de la rivière est kidnappée par une brume légèrement fumante. À mesure que le soleil se pointe, le lit de la Koskoak se transforme en miroir où viennent se refléter avec précision d’imposants nuages. Des maisons de pêcheurs et chasseurs commencent à ponctuer les terres, de même que des sapins, marquant pour certains la véritable frontière naturelle avec ce que l’on nomme Arctique. Un troupeau de b£ufs musqués gambade dans l’automne naissant. Nous sommes encore à 58 degrés au nord de l’équateur, mais un sentiment familier de  » retour à la maison  » commence à se faire de plus en plus prégnant. Le cargo dort dans la baie de Kuujjuaq pour y passer une dernière nuit, un signal Wi-Fi s’affiche sur les téléphones portables. Ce n’est malheureusement pas une illusion.

Par Baudouin Galler

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