Depuis trois générations, la maison Corneliani concourt à la bonne réputation des tailleurs italiens. Pour ne pas rater le TGV de la fashion, elle défile désormais à Milan. Question : comment propulser une marque dans le futur sans scier la branche de la tradition sur laquelle on est assis ? Réponse avec Sergio Corneliani, cheville créative du clan.

La cour des Gonzague y avait élu domicile avec faste à la Renaissance ; dans la torpeur de l’été 2011, Mantoue se repose prodigieusement entre les trois lacs qui la bordent. À quelques dizaines de kilomètres de Vérone, cette paisible bourgade tout en places pavées et belles personnes à vélo n’a vraisemblablement rien oublié de son raffiné passé. Ses habitants cultivent avec une nonchalance doucement provinciale un art de vivre où l’apparence semble se confondre avec de la politesse. Cliché ? À peine. Le tailleur Corneliani aurait en tout cas tort de ne pas faire le lien entre l’esthétique tranquillement élégante de son fief et les silhouettes au classicisme alluré qu’il propose aux hommes chaque saison. Un patrimoine stylé que la marque n’a jamais hésité à mettre en avant, comme le prouve encore une fois le catalogue de l’automne-hiver 11-12 shooté au Palazzo Te – un des palais ducaux les plus célèbres de la cité lombarde. En revanche, pour se positionner sur le marché très concurrentiel de la mode masculine internationale, insuffler un supplément d’audace et de modernité à cette image d’Épinal du chic italien était nécessaire. Outre son jogging matinal de 45 minutes, c’est l’autre défi quotidien du directeur artistique maison, Sergio Corneliani :  » Maintenir l’équilibre entre l’image d’une marque familiale traditionnelle et celle d’une griffe glamour et contemporaine est très délicat, avoue ce quinqua serein et chaleureux. Il s’agit clairement de l’aspect le plus difficile de mon travail.  » Reprenons.

Avec ses deux cousins, Corrado à la technique, Cristiano au développement international et son frère Maurizio en charge du marketing, Sergio Corneliani représente la troisième génération du nom. Les premières fondations de l’entreprise ont été posées par son grand-père dans les années 30. Il confectionnait des vestes de pluie. L’affaire s’embourbe avec la Grande Guerre. Il faut attendre la fin des années 50 pour que la deuxième génération inscrive définitivement le patronyme au frontispice de la mode made in Italy. Claudio et Carlalberto, deux frères – on ne fait que des garçons chez les Corneliani – s’entourent des meilleures petites mains de la région pour développer une production de vestes de costumes premium dans des tissus à la noblesse et à la qualité irréprochables. Une trentaine de personnes s’y attellent dans une église désacralisée du centre-ville. Aujourd’hui, elles sont 900, se partageant la production annuelle et essentiellement manuelle des 400 000 pièces à manches, le même nombre de pantalons et 500 000 accessoires (cravates, chemises, maille…) entre les deux unités de production industrielles de Mantoue et Vérone. Leurs clients ? George Clooney, Steven Spielberg, les Nobels pour qui la marque assemble les fracs et mêmes les avocats des romans de Michael Connelly comme Mike Haller qui ne peut pas plaider sans son Corneliani.

Le premier grand tournant vers la reconnaissance à l’international date des années 80. Nous sommes en plein boom du lifestyle à l’italienne aux États-Unis, Richard Gere en costard Armani crème condense les fantasmes d’une Amérique sapée à la mesure de son succès économique. Sergio Corneliani a 24 ans, un diplôme de sciences économiques en poche. Son père l’envoie à la conquête du Nouveau Monde.  » Le marché était très stratégique pour les marques italiennes, se souvient-il. La lire était faiblarde, le dollar très fort et tout le monde à New York voulait vivre comme dans La Dolce Vita.  » Mais les goûts de l’Oncle Sam diffèrent.  » Les hommes voulaient déjà du plus léger, du plus large, de très longues vestes. On a dû s’adapter au fitting qu’ils désiraient. C’est comme cela que j’ai commencé à m’intéresser sérieusement au stylisme.  » Quand il revient au bercail quatre ans plus tard avec le sentiment du travail bien fait, il passe  » des chiffres au design « . Un travail de titan l’attend.  » On était encore très mono-produit à l’époque, on se concentrait sur les vestes et les pantalons, les grands classiques du vestiaire masculin. Du reste, on n’avait pas de boutique en nom propre. J’ai alors décidé de développer un véritable univers.  » En d’autres termes, à l’instar d’autres marques  » héritage  » de la Péninsule comme Zegna ou Canali : préparer le terrain pour un jour fouler les catwalks milanais et ne pas se laisser enterrer par les nouveaux ténors de la mode italienne, Armani et Versace en tête, Dolce & Gabbana ensuite. Pour se retrouver sous les spotlights de la grand-messe fashion, c’est la règle, on ne peut se contenter d’envoyer une armée de beaux gosses costumés, aussi racés soient-ils. Au risque de provoquer bâillement et ennui chez les impitoyables rédacteurs de mode. Il faut un minimum d’audace.  » Je ne serai jamais un styliste excentrique et baroque, explique Sergio Corneliani. En revanche, si vous ne racontez pas une histoire à travers vos vêtements, autant rester dans l’ombre.  »

Pendant près de vingt-cinq ans, Sergio et sa fratrie vont ainsi gravir prudemment mais sûrement les marches du podium en étoffant la gamme et bétonnant l’identité à la fois classique et ouverte aux désirs contemporains des hommes. C’est-à-dire : recherche de toujours plus de légèreté des tissus, sensibilité à une mode plus informelle, casual et sportswear avec de nouvelles lignes comme Corneliani ID, Trend Corneliani, ou encore CC, orientée jeune. Autant de collections destinées à alimenter les portants d’une boutique qui, pas plus que les défilés, ne supporterait une diversité trop famélique. Avec plus de 1 500 points de vente, dont une cinquantaine d’enseignes en propre à travers le monde, il semble que le pari ait été remporté. Celui de compter parmi la Fashion Week aussi, puisque depuis trois saisons Corneliani ouvre le calendrier de la semaine de la mode masculine à Milan après un premier coup d’essai spectaculaire au salon Pitti de Florence en janvier 2008 où la famille était invitée d’honneur : 280 arbres avaient été dressés dans une gare désaffectée. Entre les troncs, marchait une cabine de jeunes Cary Grant lorgnant vers le style sportswear et décontracté des années 80. Une sorte de métaphore de la marque, conjuguant son esthétique bon teint au futur.  » C’est un énorme changement pour nous « , avoue Sergio. Certes : il faut savoir que 50 % des pièces qui défilent ne sont produites que pour le spectacle, ce que l’on retrouve en boutique n’étant qu’une traduction plus portable, plus commerciale du statement. Un pourcentage qui reste malgré tout raisonnable par rapport à d’autres marques comme Calvin Klein Collection qui utilise le podium uniquement comme vitrine marketing, ne produisant les pièces qui défilent qu’à un nombre insignifiant, vendues à prix stratosphérique dans un seul point de vente, à New York. Dans le cas qui nous occupe, on est loin de cette communication de prestige même s’il s’agit bien entendu d’en gagner. Résultat ? Après une collection d’été un brin surannée citant trop frontalement le style Riviera, celle de l’hiver trouve parfaitement l’équilibre délicat entre une portabilité qui ne doit pas effaroucher les clients fidèles et une opération d’image destinée à asseoir l’aura glamour à laquelle aspire la marque. Inspiré par le look du Corbusier, son n£ud papillon, ses lunettes rondes, sa veste croisée, l’automne- hiver Corneliani raconte l’histoire d’un homme qui a digéré les codes du passé tout en se projetant dans l’avenir. Qui d’autre que l’architecte suisse, inventeur du modernisme, pouvait mieux incarner ce principe auquel Sergio Corneliani songe quotidiennement à l’heure de son jogging ?

PAR BAUDOUIN GALLER

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