On a beau prêcher l’égalité homme femme : notre société cantonne toujours les petites filles dans des jeux de rôle sexistes et hypertraditionnels. C’est ce que démontre l’enquête réalisée par l’anthropologue Catherine Monnot. Et si la solution venait de l’éducation. des garçons ?
Éduque-t-on vraiment aujourd’hui les petites filles et les petits garçons de la même manière, sans discrimination ? Posez la question à toutes les mamans dont c’est la fête ce dimanche. Elles vous jureront sans doute – comme les pères d’ailleurs – qu’elles ne font pas de différence. Dans les familles d’aujourd’hui, tout le monde fait son lit, aide au recyclage, plie ses tee-shirts et vide le lave-vaisselle. En théorie. En pratique, pourtant, l’apprentissage de la féminité moderne a, hélas, encore tendance à réduire l’horizon des possibles des femmes de demain. Catherine Monnot, anthropologue à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences sociales de l’Université de Toulouse, vient de publier les résultats d’une enquête passionnante menée auprès des préadolescentes de 9 à 11 ans. Elle y décrypte minutieusement les goûts, les jeux et les loisirs d’une génération soumise bien plus qu’hier aux influences subliminales des médias. Sans parler de celle des pairs et surtout des adultes – tous les adultesà – de l’entourage. Car inscrire sa fillette à la danse plutôt qu’à l’athlétisme a bien plus d’incidence sur son avenir qu’on ne pourrait le croireà Décryptage.
Le Vif/Weekend : A vous lire, on découvre avec effroi que la télévision et Internet qui véhiculent encore les modèles traditionnels de féminité – le rôle de la mère, de l’épouse et sa place dans le foyer – ont plus d’influence sur les filles que sur les garçons. Pourquoi une telle différence ?
Catherine Monnot : C’est avant tout un problème d’éducation. Les filles – davantage que les garçons – sont éduquées à l’intérieur du foyer, leurs sorties sont plus contrôlées et cela quels que soient les milieux sociaux. La peur pour leur intégrité physique est une explication, mais pas la seule. On les encourage plus que leurs frères à rester à la maison pour perpétuer l’apprentissage d’un certain nombre de tâches domestiques. Ce n’est pas un désir naturel des filles.
Les parents sont-ils réellement conscients de traiter différemment leurs filles et leurs garçons ?
Dans 95 % des cas, pas du tout ! Nous vivons à l’heure de l’égalité des sexes, de la parité. Si vous interrogez des parents, ils vous diront qu’ils élèvent leurs enfants, garçons ou filles, de la même manière. Mais si vous étudiez les actes, si vous chronométrez le temps passé à la maison, vous vous rendez compte que les choses en pratique se passent autrement. Internet et la télévision restent donc pour les filles une ouverture vers l’extérieur. Qu’on ne s’étonne donc pas qu’elles soient très sensibles au monde des médias, de l’image et à tous les modèles identitaires qui sont issus de ces univers-là.
On pourrait croire pourtant que via Internet – si elles créent leur propre blog -, elles pourraient s’exprimer plus librementà
A la préadolescence, le souci d’être intégré au groupe de pairs, d’amis est extrêmement développé. Et à cet âge-là, on se crée par un blog, un espace d’échange sur Facebook ou sur My Space dans le vide, surtout si les parents surveillent un peu ce qu’on fait. On invite seulement les copains et les copines, on limite l’accès à un réseau précis de gens que l’on connaît. Et à qui on veut plaire à tout prix. Le formatage sera induit ici par les camarades du même âge.
Vous pointez aussi du doigt la littérature pour enfants, les encyclopédies, la presse jeunesse dite » de qualité » qui, comme la télévision, sont truffés de clichés !
Ce serait un peu trop simpliste de rejeter la responsabilité du formatage des filles sur la seule industrie médiatique et les magazines qui parlent des stars. D’autres outils culturels que nous croyons bien sous tous rapports en tant qu’adulte véhiculent des stéréotypes sexués culturels. C’est nous les adultes qui sommes responsables, en tant que prescripteurs, de ce que nos enfants consomment.
Dans le choix des activités parascolaires, aussi, n’a-t-on pas trop tendance à confiner les filles dans des loisirs plus consensuels où l’on n’acquiert peut-être pas assez l’esprit de compétition ?
Tout à fait. On continue à pousser les garçons vers les sports alors que l’on oriente les filles vers des activités artistiques : elles en font 20 % en plus que les garçons. Et même quand elles pratiquent un sport comme la danse ou l’équitation, elles restent dans l’esthétisation. On peut estimer que c’est un choix éducatif, une bonne alternative à notre modèle de société trop tourné vers la course au succès et l’individualisme. Mais en attendant, dans le monde adulte, la compétition existe et les filles n’y sont pas préparées. Et risquent d’être barrées dans leur évolution.
Pire encore, vous affirmez que la rivalité ne s’installe entre elles que dans la course au garçon idéal !
Leur désir de compétition est détourné du scolaire et du social au profit du sentimental. Cela peut paraître anecdotique et sans gravité, mais cela les pousse à croire que l’essentiel ne réside pas dans la réussite professionnelle et individuelle. Dans une vie féminine, on vous expliquera que vous pouvez sacrifier votre carrière à votre famille ou votre couple mais l’inverse reste très mal vu. Sacrifier ses enfants par ambition professionnelle, c’est totalement tabou. L’idéal bien sûr, étant de tout avoir, ce qui est d’une difficulté et d’une aberration incroyable.
Est-ce aussi à cause de ces modèles inatteignables de femmes parfaites sous tous rapports que les jeunes filles perdent confiance en elles – plus que les garçons – à l’adolescence ?
Oui, mais il n’y a pas que cela. Elles se sentent aussi dévalorisées sur le plan culturel parce que ce qu’elles aiment est dénigré. La Culture, avec un grand C, c’est depuis toujours la culture masculine. Prenez l’exemple de la variété : réputée plus féminine, elle est méprisée au profit du rock, plus écouté par les garçons et connoté plus positivement par les jeunes mais aussi par les adultes. Les femmes ont du mal à assumer des pratiques de loisirs considérées comme idiotes dans notre monde androcentré. Alors que le mauvais goût masculin a tendance à devenir culte, le mauvais goût féminin est juste » débile « . Les femmes en sont réduites à cacher leur pratique. Car elles sont aussi les premières à se plier à la dictature de la culture masculine, elles sont leurs propres censeurs quand elles s’interdisent de regarder Plus belle la vie.
Que faut-il faire pour que nos petites filles n’aient plus honte d’êtreà des filles ?
D’abord les pousser à investir davantage les domaines masculins. Mais cela ne se fera pas en un jour ni en une génération. Quand une petite fille de 6 ans vous dit qu’elle ne veut pas jouer dehors parce qu’elle a peur de salir sa robe ou de se faire mal, ce n’est pas » naturel » : il y a six ans d’éducation, de choix culturels derrière cette réflexion. Le père, la mère, les profs à l’école, les grands-parents, les médias, les copains, tous tiennent des discours, accomplissent des gestes quotidiens qui ne sont pas neutres. Ce n’est pas de la coercition mais c’est pour cela que c’est tellement fort : c’est de l’imprégnation douce.
C’est sans doute une bonne chose d’encourager les filles à moins se regarder dans le miroir, mais ne pensez-vous pas qu’il faut aussi agir auprès des petits garçons ?
Bien sûr ! Tant que le féminin restera dévalorisé aux yeux des garçons, de par leur éducation, les filles n’en tireront aucune fierté. Le levier viendra de l’éducation des garçons. Là aussi il faut cesser de prendre pour acquis qu’ils aiment ou non telle ou telle chose. Il faut cesser de trouver normal que le masculin soit systématiquement survalorisé dans tous les domaines de la vie culturelle. Un petit garçon qui choisit » un jouet de fille » dans un magasin, on le sermonne comme s’il avait dit un gros mot ! D’une certaine manière, leur éducation est encore plus rigide que celle des petites filles. Ils sont victimes eux aussi de stéréotypes, sauf qu’une fois arrivé dans le monde adulte, ce sont leurs modèles qui triomphent socialement, économiquement et culturellement. Ils sont moins libres mais ils gagnent à l’arrivée.
Petites filles d’aujourd’hui – L’apprentissage de la féminité, par Catherine Monnot, éd. Autrement, 176 pages.
Propos recueillis par Isabelle Willot
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