Alors que nous n’avons jamais été aussi libres d’aimer, nous sommes souvent ligotés par la complexification de nos love stories. Pourquoi l’amour fait-il si mal ? Tournant le dos à la psychologisation à l’extrême des rapports amoureux, la chercheuse Eva Illouz propose, elle, une analyse sociologique. Interview.

« Je l’ai aimée pour survivre. De quelle couleur est la douleur ?  » s’interroge l’écrivain Santiago H. Amigorena dans son dernier opus titré La Première Défaite (1) et qui raconte l’enfer de la rupture. L’amour qui devrait être une source d’exaltation vire souvent aux tourments. Est-ce propre à notre époque ?  » La quête amoureuse s’avère être devenue une expérience difficile « , souligne Eva Illouz – après avoir enseigné à Princeton, Paris ou Berlin, ce professeur de sociologie travaille aujourd’hui à l’Université Hébraïque de Jérusalem – dans son essai Pourquoi l’amour fait mal (2).  » Incapacité à choisir, refus de s’engager, évaluation permanente de soi et du partenaire, psychologisation à l’extrême des rapports amoureux, tyrannie de l’industrie de la mode et de la beauté, marchandisation de la rencontre (Internet, sites de rencontre), etc.  » Pour Eva Illouz,  » la souffrance amoureuse est trop souvent analysée dans des termes psychologiques qui font porter aux individus leur passé, leur famille, la responsabilité de leur misère amoureuse « . Dans son livre, elle propose une lecture sociologique  » en analysant l’amour comme une institution sociale de la modernité « .

D’habitude, on associe l’analyse des émotions à la psychanalyse. En quoi la sociologie apporte-t-elle un regard différent ?

Tous mes livres ont été écrits contre la psychologie populaire, qui a envahi nos vies et nous rend responsables de nos échecs. Une femme de 40 ans, célibataire ou quittée, a du mal à admettre qu’elle n’y est pas pour quelque chose. Comme nous pensons être les artisans de notre destinée, nous croyons pouvoir la modifier, en nous corrigeant ou en comprenant ce qui nous arrive.  » Je l’ai trop aimé ou pas assez.  » On affirme tout et son contraire. Les modèles actuels de l’intimité se basent sur une série de négociations pour créer un lien équitable. Ils exigent un degré élevé de mise à nu émotionnelle, qui passe par la verbalisation. Autrefois, on accordait une grande place à la souffrance amoureuse, or la culture psy actuelle nous ordonne de vivre notre vie amoureuse sous le signe du plaisir. Aimer et souffrir ne font pas bon ménage. L’éclairage sociologique démontre qu’il existe aussi des raisons collectives à nos échecs. Ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas de problèmes psychologiques, mais on doit se demander ce qui est d’ordre personnel ou collectif.

 » L’amour est plus qu’un idéal culturel, dites-vous, il est un fondement social du moi.  » Pourquoi ?

Depuis la seconde moitié du XXe siècle, on vit dans une situation d’évaluation constante, que ce soit en famille, à l’école ou au boulot. Il s’agit d’une nouveauté sociologique étonnante, celle de la compétition permanente. On craint que quelqu’un soit toujours préféré ou supérieur à soi. L’amour est une façon de stopper la compétition, parce qu’on est élu et perçu comme un être unique. Notre valeur se conquiert à l’aune des sentiments.

Dans une société prônant le self-control, l’amour est-il immaîtrisable ?

En amour, le plus grand tabou, voire la faute suprême, est d’être accro ou collant. Angelina Jolie n’incarne-t-elle pas la modernité féminine ? Elle ne donne pas l’impression d’être dépendante de Brad Pitt, tout en l’aimant. Notre société ne célèbre plus la passion, où l’on est prêt à sacrifier son être et son bien-être. La  » culture psy  » avance que l’indépendance est une condition de santé psychique. Or trop d’autonomie neutralise la force du désir, tant chez soi que chez l’autre, qui se met à douter. L’amour moderne prône l’autonomie et la possibilité d’aimer quelqu’un. La relation amoureuse devient compliquée, parce qu’elle doit réconcilier des choses opposées.

Vous citez la féministe canadienne Shulamith Firestone :  » Le bonheur est une chose rare en amour.  » Est-il devenu illusoire ?

Ce n’est pas cette question qui est intéressante, mais pourquoi nous aspirons à cet idéal, pourquoi n’est-il pas facilement atteignable ? Dans la culture contemporaine amoureuse, l’idéal régule nos projets de vie. Voilà aussi une donnée inédite de l’histoire. De nombreuses personnes veulent organiser leur vie en fonction de leur projet amoureux, d’un conjoint ou d’un enfant. Ainsi le droit au mariage homosexuel est un nouveau droit, au nom de l’amour. La société a pour idéal l’humanisme émotionnel, mais nous ne disposons pas des ressources pour y accéder ! Il y a trop de contradictions dans l’individualité amoureuse.

L’amour est-il dès lors en crise ?

J’ai du mal à dire ça. On n’a jamais été aussi égalitaires et émancipés. La culture amoureuse semble plus épanouie que jamais, tant on est tourné vers cette question. Voyez le nombre de magazines féminins, de films, de romans d’amour ou de conseillers conjugaux. Ces domaines ne connaissent pas la crise, parce qu’on n’a jamais été aussi désireux de comprendre l’amour. Le best-seller Fifty Shades of Grey constitue un phénomène sociologique intéressant (lire aussi Le Vif Weekend du 12 octobre dernier). Cette histoire d’amour moderne, à la sauce sadomaso, emballe l’inavouable dans un papier bonbon. L’auteure nous rend témoin d’une relation antagoniste : l’héroïne se bat pour acquérir son autonomie, alors que le héros abandonne peu à peu son pouvoir socio-économique. Le roman désigne l’amour comme projet de vie, or l’existence moderne représente un frein à cet idéal.

En quoi Internet et les technologies modernes ont-ils modifié  » la modalité de la rencontre, la séduction  » et la fidélité ?

Dans  » la vie normale « , on ne voit pas toutes les opportunités car on ne peut pas rencontrer plus de deux ou trois personnes à la fois. On ne sait pas qui vit à Paris, Londres ou Bruxelles, or Internet permet de visualiser l’ensemble des choix possibles. Autre option : connaître tous les attributs (l’âge, le physique, la profession) de quelqu’un. Cette conscience d’un grand nombre de  » candidats  » potentiels change complètement nos comportements. Du coup, on accorde moins d’importance à une personne car on désire maximiser son choix. Il y a toujours mieux ailleurs, quitte à frôler l’insatisfaction constante. De nombreuses personnes pensent que le mode de vie idéal est de passer d’un partenaire à l’autre.

Les relations deviennent-elles de plus en plus virtuelles ?

Oui, puisqu’on a remplacé le visuel par le verbal. Ne flirte-t-on pas par mail et par SMS ? Le mode d’approche est hyperconscient. En cas de coup de foudre, on tombe amoureux par le regard ou le grain de la voix. Il mobilise un savoir intuitif et non-conscient. Or dans  » la relation amoureuse  » par Internet, le savoir est intellectualisé. Il se fixe sur les attributs que l’autre doit avoir pour tomber amoureux. Le Web liquide la partie inconsciente et incontrôlée de l’amour, tout en y ajoutant une touche ironique et tragique. On ne sait plus ce qui nous émeut, alors que la particularité de l’amour consiste justement à ne pas comprendre pourquoi on aime l’autre.

L’omniprésence du sexe influence- t-elle également les relations amoureuses ?

La beauté est un critère qui existe depuis toujours, toutes les sociétés y sont sensibles. Les médias, la mode ou le cinéma ont inventé une catégorie plus large et plus démocratique : être sexy. Ça permet à ceux qui ne sont pas nés beaux de devenir sexy en consommant des magazines, des fringues ou des cosmétiques. Être sexy peut éveiller chez l’autre le désir sexuel. Tout cela transforme le rapport hommes/femmes et introduit un nouveau critère : la performance pour devenir attirant sexuellement. Choisir un conjoint se faisait, avant, en fonction de la compatibilité sociale. Là, on peut attirer quelqu’un seulement par son caractère sexy. Le fait que tout ait un rapport au sexe contrarie les choses…

 » Il y a une distance grandissante entre la réalité et les attentes « , soulignez-vous. Pourquoi l’imaginaire reste-t-il essentiel ?

L’imaginaire est le produit de la modernité. Il s’est constitué grâce à l’industrie culturelle, en se nourrissant de romans ou de films. On se saisit désormais de l’amour comme d’une utopie. Celle d’imaginer un espace où on est soi-même tout en étant en symbiose avec quelqu’un d’autre. La société de consommation a pour but de créer ou de renforcer le couple. Le culte de la liberté et de la réalisation de soi sont toutefois de moins en moins accessibles dans la vie quotidienne. On a du mal à réconcilier la différence entre hommes et femmes, d’autant qu’on accuse les premiers d’être incapables d’aimer ou de montrer leurs sentiments. La transformation de la masculinité et de la féminité, au XXe siècle, explique la divergence entre les sexes. Les hommes sont assaillis par les femmes qui rêvent d’un idéal d’engagement. Or la peur de l’engagement et la pluralité du choix modifient totalement notre environnement.

Alors que nous aspirons à l’amour, pourquoi avons-nous si peur de l’engagement ?

Les relations ont changé à cause de la transformation du choix amoureux. Qu’est-ce qui nous fait choisir un être plutôt qu’un autre et comment ce choix est-il construit culturellement ? Est-il risqué ? Doit-on suivre des préceptes moraux, collectifs ou ses désirs perso ? La logique est-elle économique ou hédoniste ? On note également une multiplication des critères de sélection : l’attirance physique, la bonne entente sexuelle, le statut social, les intérêts communs ou la capacité à communiquer. Il en découle une paralysie de l’affectivité qui n’arrive plus à se fixer sur un seul objet. Ça suscite trois réactions : l’ambivalence, l’incertitude et l’ennui car on vit dans une culture du renouvellement permanent.

Faut-il réinventer de nouvelles formes d’amour ?

Nous allons dans deux directions. L’une où le choix devient partie intégrante d’une relation, définie autrefois comme étant monogame. L’autre se replie sur les définitions traditionnelles de la virginité et du mariage, tel qu’on le voit aux États-Unis. Je crois qu’on ne peut pas revenir sur la liberté sexuelle, mais ce qui pose problème c’est la possibilité de vivre le désir dans la vie quotidienne, où l’on élève des enfants ensemble. Comment cette liberté s’épanouira-t-elle dans la famille et la modernité conjugale ? On va évoluer vers des formes où le désir de l’autre sera séparé du quotidien partagé. Hommes et femmes sont à égalité pour les explorer.

(1) La première défaite, par Santiago H. Amigorena, POL, 640 pages.

(2) Pourquoi l’amour fait mal ? – L’expérience amoureuse dans la modernité, par Eva Illouz, Seuil, 386 pages.

PAR KERENN ELKAÏM

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