C’est l’une des plus belles parties du Sahara et l’une des moins connues. Fermé au tourisme pendant trente ans de guerre civile, le Tchad dévoile à nouveau ses trésors à qui veut les cueillir. Les peuples du désert, farouchement opposés au radicalisme musulman, accueillent les visiteurs à bras ouverts. Une expérience unique.

As-Sahara, le  » grand désert  » en arabe, s’étend sur 7 500 km et le territoire de dix Etats, mais il est devenu quasi inaccessible aux voyageurs. En cause, la menace terroriste, qui touche surtout les populations locales, rarement les touristes. Mais il est des contrées qui résistent vaillamment à l’envahisseur. Coincé, dans sa partie saharienne, entre le Soudan, la Libye et le Niger, le nord du Tchad est l’une d’entre elles. Et pas n’importe laquelle : avec ses ergs, ses tassilis, ses dunes, ses gueltas et ses oasis verdoyantes quand ne sévit pas la sécheresse, le triangle formé par les provinces du Borkou, du Tibesti et de l’Ennedi compte parmi les plus belles régions de tout le Sahara. Les plus anciennes aussi : depuis la découverte, sur les bords du lac Tchad, de Toumaï, notre ancêtre vieux de 7 millions d’années, cette zone est considérée comme le berceau de l’humanité. Tout le coin est d’ailleurs truffé de grottes constellées de peintures rupestres.

C’est pourtant l’un des moins visités, tant le souvenir de trente années de guerre civile et de conflit avec la Libye demeure vif, tant le sous-développement reste patent aux confins du Sahel. Mais les heurts sont finis depuis des années, le président Idriss Déby, soutenu par la France, fait régner l’ordre et les frontières sont bien gardées. Surtout, les fières peuplades du cru, bien que musulmanes à 60 %, font barrage à cet islam radical qu’elles exècrent. Au contraire, elles accueillent avec orgueil et empressement les amoureux du désert qui osent tenter l’aventure avec le dernier voyagiste français présent au Tchad, Point Afrique. Nous avons choisi l’Ennedi, pour une semaine de raid au pays des Toubous, hanté par le fantôme de Théodore Monod qui l’a tant parcouru.

COUCHÉ SUR LE SABLE D’OR

L’avion se pose à Faya-Largeau, capitale du désert tchadien et deuxième ville du pays. C’est un rire franc qui nous accueille. L’une des marques de fabrique de Suleiman, qui sera notre guide. Djellaba en soie bleue brodée sur pantalon bouffant, chèche noir noué autour du crâne, yeux vifs, intelligents, moqueurs. Nous sommes cinq voyageurs à nous entasser dans deux véhicules tout-terrain chargés d’eau et de vivres.  » Bienvenue dans mon pays de sable et de rocaille, la paix soit avec vous.  » Nos chauffeurs se prénomment Mohammed ( » Appelez-moi Momo ! « ) et Adam, le premier aussi sérieux qu’expérimenté, le second ne pensant qu’à rigoler. Tous deux maîtrisent la conduite sur (et hors) piste, où la moindre inattention peut être synonyme d’enlisement. Une jeune femme complète l’attelage, timide et belle, en jeans et sans voile : Isabelle, notre cuisinière, qui nous mitonnera toute la semaine une cuisine roborative à base de riz, de semoule, de sardines et de légumes… en conserve. Il faut dire que peu de primeurs poussent dans ces zones arides.

De Faya, une journée de sable nous sépare de Fada, la porte de l’Ennedi. On traverse le redoutable erg du Djourab et ses dunes à perte de vue. Redoutable quand il s’agit de les gravir… Les rails de désensablement nous serviront beaucoup. Et l’huile de bras. Pas de doute, c’est bien le désert. Au début, on croise une noria de camions lourdement bâchés, qui le traversent à pas d’homme depuis la frontière libyenne, bourrés jusqu’à la garde de bidons d’essence et de denrées en tous genres. Ensuite, des caravanes de dromadaires. Le plus souvent personne. Du haut des dunes, la vue est magique.

Suleiman connaît bien le désert tchadien. Avant de devenir guide, cet ex-instituteur l’a arpenté dans tous les sens en qualité… de fonctionnaire du recensement. Il connaît  » chaque village, chaque tente plantée au milieu de nulle part, chaque famille, chaque berger « . Les peuples d’ici sont pourtant nomades ou semi-nomades, au gré de l’eau. Passé les dunes, on s’en apercevra très vite : au sortir de l’hiver, malgré l’air sec et le soleil de plomb, le vert colore de nombreux endroits. Il peut pleuvoir un mois par an, les bonnes années. Et la nature a appris à se gorger de cette eau bienfaitrice pour la rendre aux vivants. Parfois, dans des oasis, ces fameux guelta où les troupeaux se rassemblent, souvent sous quelques mètres de sable. Les villages se déplacent en fonction. Quelques tentes, quelques familles, une ribambelle d’enfants. Une première nuit est nécessaire pour entrer en résonance avec cet univers si particulier, si dense de silence.  » Dormi dehors, couché sur le sable d’or « , chante Souchon dans ma tête tandis que jaillissent les étoiles filantes. Une semaine sous les firmaments les plus purs, c’est un baptême et une communion avec le désert.

UN MUSÉE DE LA TERRE

On vit au rythme du soleil, départ aux aurores, bivouac au crépuscule, souper au coin du feu. Les dunes cèdent leur place aux premiers contreforts gréseux du massif de l’Ennedi. Les vigies de pierre guettent notre arrivée, les tassilis, ces plateaux de grès érodés par le temps, composent un tableau minéral dont les couleurs changent avec la lumière. De l’ocre au rouge vif, en passant par tout le spectre des jaunes orangés, c’est un musée de la Terre à ciel ouvert. Il y a 100 millions d’années, la mer couvrait ce territoire. Elle y a sculpté des arches, des cheminées, des champignons de pierre, des canyons, des grottes. De tout temps, l’homme y a trouvé refuge.

Les premières traces en sont plutôt récentes : ce sont les carcasses des véhicules blindés détruits au gré des combats qui se sont déroulés ici. Il reste aussi des mines, dans des endroits heureusement balisés. Les images les plus émouvantes sont celles des hommes, des femmes et des enfants qui vivent ici dans des conditions particulièrement rudes, avec leurs troupeaux de chèvres, d’ânes et de méharis. On les croise au milieu de nulle part, sous leurs abris de paille tressée battus par les vents. Le contact est d’abord méfiant – ils rencontrent si peu de  » nassaras « , d’étrangers à peau blanche -, puis curieux, parfois jovial. Surtout quand on les photographie au Polaroid pour leur offrir le cliché, qu’on leur distribue bics et cahiers, friandises et parfums. Ou des médicaments.

UN PETIT GOBELET D’ALUMINIUM

 » Pourvu que vous ne vous comportiez pas en touristes conquérants, ils sont heureux de vous rencontrer, témoigne Suleiman. Si vous nous respectez, nous vous respecterons.  » Les Toubous n’ont pas la langue dans leur poche. Forgé par leurs conditions de vie et les années de guérilla, leur caractère est bien trempé. Orgueilleux, querelleurs, impulsifs… Ne vous avisez pas de les photographier sans leur accord ou de mépriser leurs coutumes. Traitez-les d’égal à égal et vous gagnerez leur confiance, voire leur amitié. Le jour où nous avons partagé avec eux, à même la poêle, la chèvre égorgée sous nos yeux, nous avons gagné un peu de leur estime. Et le droit de boire à la guerba, cette outre en peau de chèvre qui conserve l’eau fraîche. Un programme est en cours pour former les peuples du désert à l’accueil des touristes. Le Tchad parie sur l’avenir.

Leurs ancêtres vivaient dans des cavernes, dont les vestiges comptent parmi les merveilles de l’Ennedi. On atteint les plus belles à pied, au fond de passes et de canyons creusés dans les falaises. Bien conservées même si elles ont tendance à s’effacer par endroits, les peintures rupestres foisonnent sur les murs et les plafonds de pierre. Scènes de chasse et pastorales, animaux sauvages et bovidés, humains à grosse tête, elles témoignent d’époques où la région pullulait de girafes, d’éléphants et de lions, ou de l’apparition des premiers chevaux venus d’Asie. Les plus anciennes remontent à 12 000 ans. Elles sont époustouflantes. Et inscrites au patrimoine de l’humanité, même si rien n’est fait pour les protéger.

Entre les grottes, les curiosités géologiques. Innombrables. De l’arche géante d’Aloba au plateau de Terkeï planté d’immenses stalagmites aux formes quasi humaines, en passant par le canyon de Beshiké ou le labyrinthe de Kéchéli, on mesure le plaisir de nos hôtes à nous confronter à tant de beauté figée. Parfois, on s’assied sous un porche de pierre, la vue dégagée sur des kilomètres de concrétions rocheuses auxquelles aucune photo ne peut rendre justice. Suleiman et Momo sortent un tapis et s’agenouillent face au Levant, la plaine porte loin l’écho de leurs prières. Isabelle ne prie pas et personne ne s’en offusque, chacun ici est libre de vivre sa foi comme il l’entend. Momo, par exemple, confesse un ancien penchant pour l’alcool. Mais c’est ceinture pour tout le monde : dans nos gobelets d’aluminium, nous sommes à l’eau soit minérale, soit désinfectée au Micropur.

Nous aurons gardé l’étape la plus mythique pour la fin. Départ à l’aube. Une bonne heure d’ascension dans les pierres et les éboulis. Parfois, on se retourne pour mesurer le chemin parcouru et la vue somptueuse sur la plaine dégagée, où l’on a croisé des troupeaux de gazelles et de singes. Mais c’est devant que ça se passe. On débouche au fond d’un canyon vertigineux, on est sans voix quand, soudain, une clameur. Sortie des entrailles de la Terre, elle monte crescendo au fil de notre progression, amplifiée par les parois rocheuses. On finit par atteindre une plate-forme suspendue au-dessus du vide. Et on n’en croit pas nos yeux. Ils sont des centaines à blatérer joyeusement, en se désaltérant les pattes dans l’eau. Des troupeaux de dromadaires coincés dans une faille sinueuse. Des hommes se lavent, des femmes font la lessive, des enfants jouent, le tableau est unique. C’est la fameuse guelta d’Archeï, une source d’eau claire qui jaillit de la roche depuis des millénaires. Elle abrite toujours une espèce de crocodile endémique, vestige du temps où le Sahara était une savane. Trop petit pour s’attaquer aux chameaux, l’animal se contente de leurs déchets. Plusieurs points de vue permettent d’assister au spectacle depuis les hauteurs ou le fond des gorges. On les choisit en fonction de la lumière. Mais on finit toujours au milieu des dromadaires, ces formidables vaisseaux du désert. La prochaine fois, c’est juré, on randonnera avec eux.

PAR PHILIPPE CAMILLARA

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