Loin de ses fronts de mer dédiés à Dionysos et au dieu Coca-Cola, l’île mythique de la mer Ionienne a préservé son authenticité. Entre charme italien et nostalgie orientale, son cour bat au son du  » blues grec « .

Sur la table en bois d’une taverne anonyme traînent des restes de mezze, un emballage de cigarettes Papastratos et une mesure de vin. Sous un pot de fleurs en plastique, un juke-box  » Rock Ola « , rescapé des années 1960, crache des sonorités nasillardes. L’un des premiers vinyle de Tsitsanis, maître incontesté du rébétiko, le  » blues grec « , pressé en 1966.

Né à Thessalonique dans les années 1920, le  » rébétiko « , dérivé du turc  » rebet « , hors-la-loi, est un véritable cri du c£ur, le même que celui du blues américain : une musique de l’âme, chantée et jouée clandestinement à l’époque par les réfugiés d’Asie Mineure, qui racontait la misère, la mort, le haschisch, le narguilé, la prison et l’amour. S’il résonne toujours dans les coins les plus reculés de Grèce, le vrai rébétiko est avant tout une atmosphère. Il n’y a pas d’endroit précis pour l’écouter, mais plutôt des opportunités.

A Corfou, ce blues s’écoute au hasard des tavernes refuges, des tavernes culs-de-sac, aux odeurs mêlées de feta, de résiné, de mégots refroidis ; au hasard, surtout, des joies et des peines exprimées par des esseulés, des exilés, des marginaux, après quelques verres d’ouzo, loin des établissements de luxe jalonnant les nouvelles marinas, loin des néons et des langoustes surgelées.

Corfou, l’une des grandes îles de la mer Ionienne, est vouée au tourisme depuis l’installation d’un Club Med en 1952. Tout le monde croit la connaître, et pourtant, Corfou témoigne, au-delà de ses fronts de mer dédiés à Dionysos, aux pizzerias, au dieu Coca-Cola et à la techno, de quelques étonnantes survivances culturelles. Cette île mythique qui, dans toutes les langues, évoque des décors naturels luxuriants avec  » une pointe de charme à l’italienne et d’exotisme à l’orientale « , mérite une visite en profondeur. En quittant ses grands axes, on éprouve le sentiment de pénétrer dans un pays clandestin, connu des seuls initiés.

Au-delà d’Ipsos, vers le nord, un monde en sursis vibre la nuit au son du rébétiko. Là commence une incroyable Floride, une succession de panoramas embaumant toutes les essences végétales des rivages méditerranéens, du maquis et de la montagne : conifères, chênes, hêtres, châtaigniers, érables, oliviers, cyprès, platanes, eucalyptus, orangers, citronniers, jujubiers, mimosas. On pénètre dans d’inimaginables boucheries-tavernes où la viande passe directement du billot au gril et du gril à l’assiette, servie par les bouchers en tablier qui font la navette. On s’y régale pour cinq  » evros « , comme disent les Grecs, de souvlakis, brochettes et plats cuisinés dans l’arrière-boutique : par exemple, un  » ani kokkinisto « , sauté d’agneau, un  » pastitsio « , macaronis et viande hachée, ou encore des  » mélizanès gémistes « , aubergines farcies.

Après le dîner, secouée par les vapeurs d’ouzo et de résiné, la salle s’échauffe, le ton monte, les rires et les cris fusent. C’est le moment où l’on va décrocher du mur le perpegnadis, l’un des premiers bouzoukis, conçu vers 1930, incrusté d’arabesques en nacre. Conservé comme une relique par les propriétaires, il est à la disposition de chacun. La voix grave et mélancolique d’un Yorgos ou d’un Yannis accompagne la musique d’un chant connu de tous :  » Au fond de la mer j’irai plonger. Que le flot me couvre en entier. La vie terrible que je mène, je ne peux plus la supporter.  »

Hopa ! L’homme pose son verre sur le sol et s’élance, bras écartés, au milieu de la salle. Les yeux mi-clos, il se met à danser seul. Il improvise, mime son spleen, puis bondit dans des sursauts d’enthousiasme. Enfin, il exprime à nouveau sa mélancolie avec des gestes lents, tournant sur lui-même jusqu’au déséquilibre. Un genou à terre, il frappe le sol d’une main, puis se redresse dans un dernier effort et une immobilité parfaite. Cette danse est une  » laika « , la musique des sans-cravate : une expression d’autodidacte, qui ne s’apprend pas mais qui pousse irrésistiblement à se lever et à danser pour soi,  » pas pour la galerie « .

Autre lieu, autre atmosphère. A Doudakès, la patronne en bottines et bas résille sort une pieuvre rose et gluante de l’eau bouillante. Elle l’égoutte, la dépose sur une planche et tranche les tentacules en rondelles pour les servir en mezze avec l’ouzo. Les tables bancales sont installées sous des images de sirènes dans les bras de marins en goguette. A côté des mécaniciens du  » Delatolas Express Cargo  » aux tee-shirts évocateurs, les clients sont invités à se servir une louche du ragoût de mouton qui mijote sur la cuisinière à feu de bois. Les agapes se poursuivent tard dans la nuit sur fond de rébétiko, cette fois-ci une anthologie gravée sur CD.

Cet itinéraire musical ne se contente pas de conduire le voyageur dans des coins pittoresques. Il permet d’explorer une Grèce oubliée, qui vit hors du temps, à l’ombre de ses chapelles et de ses monastères perchés près du ciel où persistent les odeurs d’encens, d’huile de chènevis (graine de chanvre), de cire de bougie. Ici, le silence est troublé uniquement par le bruit des simandres, longs morceaux de bois que l’on frappe avec un maillet pour annoncer les prières. Ou encore par le chant du coq, relayé par le braiement d’un âne.

Dans ces terres du Nord-Ouest où s’égrènent des villages comme Karousades, Episkepsi, Kavalouri, Livadi, Magouladès, où la vie s’écoule au rythme de la récolte du pressage des olives, le périple rappelle les montagnes russes. On monte et on descend sans cesse, en s’arrêtant pour laisser passer les chèvres conduites par des bergers bibliques. L’un deux indique, du bout de son bâton, le chemin de l’un des derniers paradis de Corfou : Gimari, une crique sauvage, blottie entre des murets de pierre soutenant des oliviers millénaires, et une mer transparente…

Le village de Nissaki, ne serait rien sans son Agni Bay : une crique sublime, mais en sursis, à laquelle on accède par une route défoncée. Celle-ci débouche, miracle ! sur deux tavernes centenaires, léchées par les vagues turquoise. Les propriétaires, concurrents farouches, s’activent à rafraîchir les lieux avant l’été. Et du même coup, ils chassent les acteurs d’une Grèce authentique : les joueurs de tavli, les pâtres barbus, les popes ventrus, les petits vieux appuyés sur leurs cannes et les tripoteurs de  » komboloï « , ce chapelet antistress qui tend à disparaître au profit d’un bracelet à n£ud et perles bleues arboré par de jeunes apollons chevauchant leur Suzuki.

Reportage : Elia Imberdis

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