Il y a vingt-cinq ans, les punks hurlaient » No Future » à la face du monde. Une génération plus tard, les grands noms de la mode redonnent un avenir textile à leur provocation oubliée à coups de silhouettes détournées. Analyse d’un phénomène singulier.
Les premiers punks londoniens n’auraient certainement pas dédaigné la superbe ironie qui anime désormais les cycles du temps. Ces êtres contestataires vêtus de blousons déchiquetés, coiffés de crêtes multicolores et transpercés d’épingles de nourrice qui faisaient fuir les bourgeoises BCBG à la fin des années 1970 sont aujourd’hui bizarrement encensés par les mêmes bourgeoises précieuses de l’été 2001. Du moins pour le raffinement de leur garde-robe allègrement pillée par les créateurs de mode dans la présentation médiatique de leur collection estivale. De Jean Paul Gaultier à Karl Lagerfeld, en passant par Ann Demeulemeester, Rei Kawakubo ou encore le duo Dolce & Gabbana, les maîtres du prêt-à-porter ont en effet osé réhabiliter l’imagerie punk sur les podiums de leurs défilés à coups de lacérations habiles, de perfectos salis et de tee-shirts peinturlurés. Même la haute couture a épousé cette année la tendance dévastatrice avec un John Galliano en toute grande forme stylistique qui a signé, pour la respectable maison Christian Dior, des silhouettes au charme résolument trash où les badges en plastique disputaient la vedette aux bas résille troués.
Johnny Rotten, le chanteur des mythiques Sex Pistols, ricane. La panoplie punk récupérée par les nantis de la société pour mieux vendre des vêtements de marque? Un comble! Car, à la base, ce mouvement marginal prônait précisément l’éclatement des valeurs et un certain nihilisme teinté de mauvais goût généralisé. Apparus à Londres en 1976, les premiers punks rejetaient effectivement les fondements de la société en général et l’angélisme du courant hippie en particulier pour crier haut et fort un » No Future » (pas de futur) franchement destructeur. Cyniques et provocateurs, ils s’illustraient évidemment par des tenues excentriques où les bijoux traditionnels laissaient la place à des épingles de sûreté, des chaînes de vélo, des lames de rasoir et des colliers de chien. Leurs coiffures hésitaient entre l’iroquois coloré et le porc-épic gélifié, leurs slogans fétiches s’affichaient sur des petits badges ronds percutants et leurs silhouettes versaient généralement dans le noir crasseux et le synthétique lacéré.
Très vite et malgré eux, ils firent partie du folklore britannique avant de s’exporter aux Etats-Unis et sur le continent européen, portés par les représentants musicaux de leur style déjanté tels que les Sex Pistols, The Clash ou The Jam. Leur esthétique de la déchirure et du rafistolage s’illustrait d’ailleurs sur les pochettes de disques mythiques comme » Nevermind the Bollocks » que l’on retrouve étonnamment, aujourd’hui, dans certaines tenues huppées de John Galliano censées leur rendre hommage. Provocateur dans l’âme, le maître du style féminin de la maison Christian Dior a en effet multiplié les clins d’oeil subversifs aux codes vestimentaires jadis en vigueur dans l’univers punk, tant dans sa collection de prêt-à-porter que pour son défilé de haute couture de l’été 2001 : maquillage outrancier, collants résille déformés, maillots de bain aux lettres surcollées, épingles de nourrice en strass, colliers de chien en guise de porte-jarretelles, lames de rasoir argentées au cou… Plus punk, tu meurs! Sauf chez Jean Paul Gaultier lui aussi gagné par la fièvre faussement destructrice. Déambulant sur le podium une canette de bière à la main, ses punkettes assassines arboraient des demi-perfectos noirs criblés de badges métalliques, des blouses moulantes trouées et recousues, des gants résille noirs coupés aux phalanges, des bottes militaires serties de bijoux audacieux et des bracelets de force cloutés aux poignets. A côté de ces deux princes de l’élégance décalée, d’autres créateurs ont également exploré l’ex-veine nihiliste comme Rei Kawakubo avec ses minijupes écossaises pour la marque Comme des Garçons, Karl Lagerfeld avec ses silhouettes noiraudes chez Chanel, Ann Demeulemeester avec ses robes déglinguées ou encore les coiffures iroquoises de Exté, les badges caricaturaux de Sonia Rykiel et les tee-shirts troués de Moschino et de Dolce & Gabbana. Il ne manquait plus que Plastic Bertrand en top model triomphant…
Faut-il en rire ou en pleurer? Avec cette tendance récupératrice, le punk ne rime plus avec rébellion mais bien avec consommation. Le mouvement n’est plus cynique et encore moins contestataire, il est devenu tristement ludique, commercial, voire même esthétique. Certains osent parler de punk glamour, d’autres préfèrent évoquer le charme de l’horrible. Apparemment étonnante, cette récupération n’est pourtant pas aussi inattendue qu’on pourrait le croire. Les créateurs de mode ont toujours aimé choquer et il était donc prévisible que le courant punk soit un jour exploité, surtout après l’avènement de l’an 2000 marqué par ce goût de la fête et de la croissance retrouvées. Le parallélisme pourrait d’ailleurs facilement être établi entre la première période punk du XXe siècle et cet ersatz de mouvement soi-disant nihiliste du XXIe siècle débutant. A la fin des années 1970 et surtout au début des années 1980, les punks voulaient détruire la société en narguant l’argent facile des jeunes yuppies en herbe; aujourd’hui, les cyber-punks » hackers » piratent les sites des grandes sociétés informatiques et répandent des virus au coeur des start-up arrogantes. Certes, l’uniforme n’y est plus, mais le vent de contestation rebelle souffle toujours autant. Le dessin animé iconoclaste » South Park » fait un carton et l’entartage à la Bill Gates se multiplie à qui mieux mieux. Une certaine attitude punk est donc bien palpable et même si les punks d’antan ont déserté les rues (quoique…), la création vestimentaire n’échappe pas à cette envie réelle d’anticonformisme. Mais, paradoxalement, c’est du côté des seigneurs du luxe qu’il faut aller la chercher. Le principe des stylistes reconnus est simple : il convient de provoquer et de bousculer l’ordre établi pour mieux faire parler de soi et, donc, augmenter les ventes. Car il ne s’agit pas, en définitive, de faire porter du punk à la bourgeoise BCBG, contrainte et forcée, mais bien de taper sur le clou de la notoriété pour écouler davantage de produits dérivés. Concrètement, il y a donc peu de chances que Monsieur Galliano vende ses robes lacérées aux princesses saoudiennes et autres femmes d’affaires, mais, en revanche, quelle publicité gratuite pour les parfums, les rouges à lèvres et les lignes de vêtements classiques de la maison Dior qui l’emploie!
Détourné, déformé et remodelé, le punk est tout de même à la mode chez les fashion victims d’aujourd’hui, du moins dans sa version édulcorée. La très sélecte boutique Colette lui rend hommage à Paris et les grands noms de la création textile persistent à lui ouvrir les portes… Comme Jean-Charles de Castelbajac qui s’est mis en tête de confier une partie de sa collection haute couture à Malcolm McLaren, ex-manager des Sex Pistols et surtout apôtre de la mode punk puisqu’il ouvrit, avec Vivienne Westwood, la toute première boutique du genre à Londres à la fin des années 1970. La boucle est bouclée. Le punk est commercialisé. Il a désormais un futur. Sid Vicious se retourne dans sa tombe.
Frédéric Brébant
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