Le Vieux Continent a aussi son bout du monde et il se trouve à l’extrême nord de la Norvège. C’est le pays du soleil éternel, mais aussi de la nuit sans fin. Une terre libre de glaces qui doit son climat aux derniers souffles du Gulf Stream.

La frontière russe n’est qu’à sept kilomètres. Kirkenes, ultime ville du nord-est de la Norvège, doit son existence à sa mine de fer et à son port. Où, chaque jour, retentit la corne de brume de l’Express Côtier ( » Hurtigruten  » en norvégien). Une institution qui, de jour comme de nuit, dessert inlassablement trente-quatre escales, de Kirkenes à Bergen. Son itinéraire est considéré comme l’une des plus belles navigations de la planète. Glaciers, îles, montagnes, fjords… Il traverse des paysages grandioses, souvent inaccessibles par la terre, et donne l’occasion de pénétrer directement dans la vie quotidienne de populations parfois très isolées. Comme celle de l’île de Vardø, petit port du bout du monde et première escale de notre voyage sur le Polarlys. Juste en face, l’île de Hornøya est le point le plus oriental du pays. Plus à l’est encore que Saint-Pétersbourg et Istanbul. Un site éminemment stratégique depuis des siècles, comme en témoigne le fort en étoile qui veille toujours de l’autre côté de la petite ville. Jusqu’ici, ses canons n’ont servi qu’à des fins pacifiques : chaque 21 janvier, ils saluent le retour du soleil après la nuit polaire.

LE CAP NORD EN TRACTEUR

Le bateau poursuit sa navigation plein nord vers l’île de Magerøya et Honningsvåg, ville la plus septentrionale d’Europe. Honningsvåg, c’est 2 800 habitants, une station-service – la seule à 100 km à la ronde – et… un club de passionnés de voitures américaines. Grâce au Gulf Stream qui vient lécher ces côtes, les températures moyennes tournent autour de moins 4 °C l’hiver. Aucun arbre à l’horizon puisque nous sommes à une centaine de kilomètres au nord de la limite des forêts. Autres habitants de l’île : 5 000 rennes appartenant à cinq familles sâmes. Imprévisibles, ils peuvent débouler à tout moment sur la route au passage des voitures. L’île leur offre des pâturages parfaits pour l’été, mais ils doivent revenir passer l’hiver sur le continent car sur Magerøya, la neige, trop humide et lourde, est difficile à gratter. Au printemps, des barges militaires leur font franchir le chenal. L’automne, ils font le passage à l’envers mais cette fois, bien engraissés par la période estivale, ils ont la force de faire ces deux kilomètres à la nage.

Ici transitent tous les voyageurs en quête du plus grand Graal de Scandinavie : le cap Nord. Certains viennent même à pied, comme cet Italien arrivé l’été dernier du sud de la botte, ou ces filles qui sont montées de Hanovre en tracteur et caravane. Il y a quelques années, de nouveaux calculs ont révélé que le point le plus septentrional de Scandinavie se situe un rien plus à l’ouest. Mais le site actuel, à 300 mètres au-dessus de l’océan, l’emporte par sa majesté. Plus qu’ailleurs encore, le climat varie sur le cap d’une minute à l’autre. Courtes averses puis lumières opales ou plus chaudes lorsque le soleil perce enfin. Avec, à chaque fois, cette perspective plongeante sur l’océan Arctique.

Il reste près de 200 km à parcourir avant de rejoindre le Polarlys, déjà ancré à Hammerfest. La route longe le fjord de Porsanger et offre les paysages grandioses du Finnmark. Une région de rudes marins. Pétrie d’histoires de marins. En passant devant une petite île, le guide raconte celle d’Olle, pêcheur qui perdit sa main dans une machine et la fit remplacer par un crochet. Il nous montre la maison et le petit pont qui y mène, construit à la force d’un seul bras.

La région de Hammerfest compte 150 000 rennes, soit deux fois plus que d’habitants. Des animaux qui ne font pas le bonheur de tous : il y a quelques années, la municipalité a décidé d’entourer la petite ville d’une clôture, afin d’éviter que les herbivores ne viennent se promener dans les rues et brouter dans les jardins. L’ouvrage, surnommé  » la grande muraille de Hammerfest  » par ses détracteurs, s’est finalement révélé trop bas… et on continue de les croiser au milieu du trafic.

SABLE BLANC, MER TURQUOISE

En quittant Hammerfest, le Polarlys entame une navigation vers le sud, entrecoupée de quelques escales dans des ports reculés pour engranger la pêche du jour. Au soir, il accoste à Tromsø. Une ville de 70 000 habitants, soit plus proche du pôle Nord que n’importe quelle autre cité de Sibérie ou d’Alaska. D’ici, partent encore les expéditions polaires. Ambiance étudiante dans les rues, jardin botanique et brasserie les plus septentrionaux du globe… La halte est passionnante. Ce qui n’est pas spécifiquement le cas des Vesterålen, auxquelles on préfère de loin l’archipel qui le prolonge au sud : les Lofoten. Résidus d’un immense fjord englouti, ces îles offrent le spectacle inoubliable de montagnes plongeant à pic dans l’océan.

Avant de rejoindre Svolvaer, principal port de ces îles, le navire pénètre le Trollfjord, aussi étroit que vertigineux. Le capitaine explique que jadis, le seul moyen de faire demi-tour nécessitait de s’amarrer et de tourner autour de l’ancre. Les côtes déchiquetées et escarpées des Lofoten ont contraint les villages à s’ériger dans les quelques criques disponibles, souvent sur pilotis. Svolvaer n’échappe pas à la règle, et c’est dans une cabane de pêcheur traditionnelle que nous décidons de loger, entre terre et mer, pour trois jours. L’hiver, l’archipel vit au rythme des bancs de morue qui migrent de la mer de Barents pour aller frayer plus au sud. Le produit des pêches embaume ensuite la belle saison : le poisson est mis à sécher comme du linge pendant plusieurs mois sur de gigantesques claies en bois, recette immuable pour faire du  » stokkfisk « , très populaire dans le sud de l’Europe.

De Svolvaer, la route descend vers les îles méridionales. A partir de là, les îles Lofoten dévoilent leurs plus beaux atours : hautes montagnes, villages de pêcheurs, gras pâturages et… plages de sable blanc baignées d’eaux turquoise. L’illusion s’amplifie lorsque quelques vikings viennent se baigner et surfer sur l’un des spots récemment découverts. Le paysage est dénudé et on a vite fait de grimper vers les hauteurs pour découvrir d’un seul regard les deux rives des îles. Au centre, des lacs de montagne coincés entre les sommets, approvisionnés par les fontes des neiges et les fréquentes averses qui arrosent l’archipel. En fonction de l’exposition des versants et des microclimats, parfois, à quelques mètres de distance, la végétation montagnarde côtoie les fleurs des champs et les plantes propres aux littoraux.

BAPTÊME DU CERCLE

Toutes les îles sont désormais reliées entre elles par des ponts au design tellement étudié que le paysage n’en est pas dénaturé. On irait même jusqu’à dire qu’il en retire un bénéfice esthétique. Sur Moskenesøy, le relief se montre de plus en plus difficile mais les villages se font toujours plus inoubliables. Comme celui de Reine, l’un des plus beaux de Norvège, éparpillé autour d’un fjord tentaculaire coiffé de pics enneigés. Il y a aussi Nusfjord, un peu plus au nord, quarante habitants maximum. Les falaises qui entourent le petit fjord sont si abruptes qu’il a fallu relier les maisonnettes par des passerelles. Et puis, à l’endroit où la route s’arrête, il y a Å , un petit bout du monde de 400 âmes, sublime, tout simplement…

On embarque sur le Richard With (du nom du fondateur de l’Express Côtier) pour une dernière navigation, direction Trondheim. La côte se montre plus découpée encore, s’éparpillant dans l’océan en milliers d’îles. Le lendemain, le bateau est en approche du cercle polaire. Son franchissement s’accompagne d’un rite de passage : une cuillère d’huile de foie de morue, tandis que la corne de brume retentit plusieurs fois face au globe planté sur un îlot. Dans l’après-midi, le navire salue son passage devant Torghatten, l’un des phénomènes naturels les plus célèbres de Norvège : un immense trou d’aiguille de 30 m de hauteur et 15 m de largeur en plein milieu d’une montagne. Splendide ! Nous sommes exactement au centre du pays. Une terre riche en légendes et histoire incroyables. Celle du serpent de mer qui hanterait ces eaux et aurait été aperçu pour la dernière fois en 1926 par des pêcheurs. Ou celle de la petite Svanhild qui, en 1932, à l’âge de 3 ans, fut enlevée par un aigle et déposée dans son aire, à 300 m d’altitude. Finalement sauvée, elle vit toujours à Rørvik. Ces paysages bruts et vivifiants sculptés par les glaciers requinquent l’esprit. Un décor que la lumière tantôt opale, tantôt cristalline, renouvelle sans cesse…

PAR ERIC VANCLEYNENBREUGEL & CHRISTOPHE RAGONIG

 » Les côtes escarpées des Lofoten ont contraint les villages à s’ériger dans les quelques criques disponibles.  »

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