C’est l’Inde des temps immémoriaux, loin du faste du Rajasthan et de l’opulent Kerala. Avec sa jungle peuplée de tigres, qui inspira Kipling, et ses nombreux temples aux sculptures sensuelles, l' » Etat du milieu  » recèle de purs joyaux.

« Les Indiens voient le Madhya Pradesh comme un no man’s land. De cet Etat immense que connaît-on ? Sa proximité avec l’Uttar Pradesh, où se trouve la ville d’Agra et le Taj Mahal « , affirme Sindho, jeune styliste anglo-indienne en visite dans son pays. Ses propos résument la méconnaissance générale de cette région du centre. Nous voilà donc prévenus. C’est à rebours du flux touristique que nous allons voyager.  » L’endroit le plus fascinant, le plus mystérieux, ajoute la jeune femme, c’est Bandhavgarh.  » Bandhavgarh : une jungle folle mêlée de savane où une poignée de tigres du Bengale prospère à l’abri des braconniers. Ce sanctuaire de la nature est notre première étape. Elle se mérite : nous l’atteindrons après six heures de route depuis l’aéroport le plus proche, à Khajuraho.

Si vous ne voyez pas le tigre, lui vous verra

15 h 30 : une petite dizaine de Jeep ronronnent devant l’entrée du parc, prêtes à sillonner les pistes. Soulevant un nuage de poussière, elles avancent dans un sous-bois qui évoque Fontainebleau, mais sous une canicule extrême,avec ses grands tecks roussis plantés dans des tapis de feuilles sèches et de rochers.  » Si vous ne voyez pas le tigre, lui vous verra « , avertit un panneau. Les félins sont moins de 25, sur un territoire de 105 km : chacun croise les doigts. En attendant les stars des lieux, voici les singes. Par dizaines, des langurs au masque noir dévisagent les intrus de leur poste dans les arbres, puis détalent en faisant craquer les branches et tomber des mangues. Des Jeep à l’arrêt monte un murmure : du fond des bois s’avancent des biches et un faon, suivis d’un sambar, le plus grand cerf d’Asie. L’horizon s’ouvre ensuite sur une vaste savane dorée de graminées qui ondulent sous le vent. Nouvelle halte face au lac : ce matin, un tigre est venu y boire. Soudain, la plaine se charge de menace. Silencieuse, entourée de montagnes boisées, elle est toute piquetée d’arbres aux noms étranges. Le  » fantôme  » étend ses branches nues et blanches, dont on nous dit qu’elles étincellent sous la lune, la  » flamme de la forêt  » hérisse ses fleurs rouges et grasses comme celles du magnolia sur un tronc presque noir. Envoûtés, les voyageurs ont presque oublié le tigre, et voici qu’il apparaît. Léger tumulte : le chauffeur de la Jeep amorce une marche arrière nerveuse. Le guide naturaliste explique :  » C’est un jeune tigre en observation. En janvier dernier, il a tué une paysanne qui ramassait du bois dans la forêt.  » Le félin sort des fourrés d’un pas décidé, traverse la route à quelques mètres et nous gratifie d’un regard intense. Frisson inoubliable.

Mais le Madhya Pradesh – littéralement  » Etat du milieu  » – n’est pas seulement le territoire des fauves qui inspira Le Livre de la jungle à Rudyard Kipling. Entre collines et forêts, son patrimoine architectural est exceptionnel.

Chefs-d’£uvre de spiritualité et d’érotisme

Toute droite en direction de Delhi, la route traverse Khajuraho. L’histoire de ce site aurait plu aux frères Grimm. En 1819, un géomètre de Sa Majesté découvre au c£ur d’une jungle épaisse des vestiges de temples inconnus, créant la légende. Vingt ans passent avant que T.S. Burt, ingénieur britannique en villégiature, ne redécouvre ces chefs-d’£uvre de spiritualité et d’érotisme. Ebloui, il décrit  » sept temples hindous dont les sculptures sont les plus belles et les plus délicates de toutes les réalisations à ce jour « . Cachées au fond de la forêt, ce sont les seules à avoir été épargnées par les musulmans qui ont envahi le pays au xvie siècle. Chaque temple invite à méditer sur le sens de la vie, depuis les fondations ornées de sculptures symbolisant l’eau, dont nous sommes issus, jusqu’au dôme représentant les divinités célestes et le cosmos qui nous attend. A hauteur des yeux, ce sont les pulsions de la vie qui se donnent en spectacle : scènes de guerre et de massacres et, surtout, moments de plaisir charnel célébrant les noces de Shiva, dieu de la création et de la destruction, et de Parvati. Ici, une £illade coquine, là, une croupe drapée d’un sari mouillé et, partout, le répertoire des positions du Kamasutra – on peine à croire que ces £uvres d’art ont entre neuf cents et mille cent ans ! De la jungle d’autrefois ne subsistent que quelques arbres à mahua, ces fruits juteux dont l’odeur sensuelle flotte dans l’air. Les 22 temples que compte l’enclave, aujourd’hui protégée par l’Unesco, paraissent posés dans un jardin, invitant à une balade langoureuse.

Où le présent se cogne au passé

À quelques minutes de là, le village semble aussi hors du temps. Entre les murs de torchis, blanchis à la chaux, on se baisse pour pénétrer dans les maisons aux sols soigneusement enduits de bouse de vache.  » Ça fait fuir les moustiques « , explique un gamin, tandis que sa mère écrase du blé dans un moulin de pierre pour faire ses chapatis, les pains cuits au four. Pas d’eau courante : il faut aller au puits. Mais l’électricité circule partout, apportant çà et là des téléviseurs aux allures futuristes.

Et partout, sur la route qui mène vers Orchha, le présent se cogne au passé. De la piste perdue au milieu des champs grimpent les piles de ponts futurs, annonçant autant de bourgs ou de villes à venir : l’Inde se construit. La route traverse des villages sans histoire, grouillants de saris chamarrés et d’enfants nus, entassés sous de provisoires abris en tôle ondulée. Puis, à l’horizon, surgissent les toits de temples anciens, alignés le long de la rivière Betwa : voilà Orchha. Dans le fort majestueux de Jahangir Mahal, héritage des princes rajput qui surent composer avec l’envahisseur moghol, lotus et éléphants hindous se mêlent aux symboles architecturaux typiques de l’islam. Quelques voyageurs nonchalants déambulent, comme égarés de Katmandou.  » Ici, on dort pour 200 roupies par nuit, soit un peu plus de 3 euros. C’est moins cher que Goa, moins fréquenté aussi « , avoue Ken, qui fait passer ici son tour du monde en un an.

Dernière étape avant Agra : Gwalior, bourg tentaculaire et poussiéreux. Pour trouver de la beauté, il faut grimper vers le fort, qui abrite le palais Man Mandir, quand les premiers rayons du soleil caressent les remparts qui sinuent le long des 7 kilomètres de crêtes. Les tourelles de grès rose étincellent, serties de faïences bleues et de moucharabiehs ciselés dans la pierre. Autrefois habitées de soldats et protégeant un harem, les salles n’abritent plus que les chauves-souris. La route redescend vers la rumeur, la chaleur déjà extrême – au printemps, il fait parfois 38 °C à midi – et le chaos indien. Vaches, pousse-pousse et vélos slaloment dans un tintamarre incessant. Un yuppie chaussé de lunettes Ray-Ban passe, sans un regard pour les intouchables loqueteux qui fouillent les ordures. Le Madhya Pradesh, un no man’s land ? Plutôt une plongée, vertigineuse, dans le quotidien de l’Inde immémoriale.

Nathalie Chahine

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