Après les produits de beauté, les bijoux ! Depuis qu’ils ont localisé l’autre moitié de l’humanité, les hommes se sont découvert une âme féminine et des envies de breloques. Mais, attention, pas d’amalgame. Même paré, l’homme reste accroché à son patrimoine génétique.

L’homme, une femme comme les autres ? Sur le terrain de la coquetterie, la réponse ne fait plus guère de doute. Non content de lui avoir chapardé ses accessoires de maroquinerie, ses produits cosmétiques, ses régimes ou encore ses spas, monsieur fait à présent main basse sur la boîte à bijoux de madame. Et comme souvent en ces matières hautement inflammables au contact du qu’en dira-t-on, ce sont les milieux de la mode et du showbiz, toujours à l’affût d’une note d’excentricité, qui donnent le ton. Karl Lagerfeld, par exemple, ne sort plus sans ses bagues Chrome Hearts, acquises au prix fort chez Colette. Tocade de jet-setteur, rétorqueront certains. Sauf que la joaillerie masculine a depuis fait des émules bien au-delà du cercle des gays – les premiers à s’être passé la bague au doigt (sic) -, des couturiers en vogue et des icônes  » métrosexuelles « . Aujourd’hui, c’est Monsieur Tout-le-monde qui est susceptible de craquer pour une breloque sans craindre d’y laisser sa virilité.

Flairant la bonne affaire, les acteurs économiques se sont rapidement mis au diapason. A tous les étages de l’ascenseur social encore bien. Les boutiques de luxe de la place Vendôme à Paris comme les supermarchés de province ont ainsi fait de la place, ces derniers mois, pour accueillir bracelets, gourmettes, colliers et autres chevalières. Non sans succès. A titre indicatif, en février dernier, les bijoux masculins représentaient déjà 8 % des ventes d’accessoires d’une grande enseigne parisienne.

La demande est là. L’offre suit. Ou l’inverse, c’est selon. En tout cas, de plus en plus de griffes s’engouffrent dans la brèche. L’an passé, Kenzo dévoilait ses premières bagues, Hermès ses premiers bracelets, tandis que Versace disséminait les initiales de Donatella V sur une foule d’ornements.

En 2005, le mouvement s’est encore accéléré. Outre les nouveaux venus comme Pilgrim, qui lance cette année une ligne de colifichets en cuir et argent oxydé, les grandes maisons ont continué à exploiter le filon. Les gammes de Gucci, Dior, Lacroix, Mugler, Kern (pendant masculin de Dyrberg/ Kern) ou Armani comptent déjà des dizaines de modèles, allant de l’anneau au pendentif en passant par la broche ou le pin’s. Une vraie épidémie !

Qui dit féminisation de la panoplie masculine ne dit pas automatiquement éradication pure et simple des archétypes de la virilité. Loin de là. Il suffit de jeter un £il aux matières et surtout aux motifs qui ornent toutes ces parures pour se rendre compte que les codes sexuels ont survécu à cette (r)évolution. Hormis pour le très haut de gamme, rares sont en effet les pierres précieuses, dont les couleurs chatoyantes et les jeux de lumière renvoient à une fantaisie qui pourrait être assimilée à une légèreté et une frivolité par trop féminine. La plupart des ornements pour hommes privilégient les matériaux sobres : argent poli, cuir, lien de coton. Et de préférence dans des tons passe-partout : du noir et du gris pour l’essentiel. Une pudeur qui finira peut-être par s’estomper. Ce qui n’aurait rien d’extravagant au regard de l’histoire. On peut en effet rappeler que rien n’était trop brillant, trop raffiné ni trop fastueux pour Louis XIV, pape de la mode et de l’élégance en Europe tout au long de son règne.

L’homme du xxie siècle redécouvre sa part de féminité mais a-t-il franchi le cap de l’assimilation ? A première vue, les bijoux servent plutôt à renforcer l’appartenance à une tribu, à un clan. Dont l’ADN masculin ne fait en général aucun doute. Ainsi des rappeurs qui empilent les gros pendentifs en métal argenté ou en plaqué or, assortis d’un diamant à l’oreille. Ainsi aussi des rockers, version soft ou hard, qui affectionnent tout spécialement les bracelets manchettes (avec ou sans clous), les bijoux en cuir et en acier, et les motifs un peu glauques (lame de rasoir, tête de mort et autres joyeusetés). Ainsi encore des nostalgiques de la vague hippie, qui fleuriront leurs torses et poignets d’objets de fantaisie en bois, coquillages, corne ou pâte de verre. Ainsi, enfin, des dandys postmodernes, qui se contenteront de boutons de manchette et d’une bague, accrochée au pouce ou au petit doigt.

Cela dit, comme toujours, rien n’est tout blanc ou tout noir. Même si cette appropriation des codes esthétiques de la femme n’a pas entamé le désir du mâle de marquer sa différence, on constate néanmoins des rapprochements. Voire à l’occasion des alliances. La mixité qui colore la société se reflète aussi dans la joaillerie. On a ainsi vu se multiplier les collections mixtes, qui s’adressent indistinctement aux deux sexes. La première ligne de haute joaillerie de Vuitton, lancée l’an dernier, était déjà de celles-là. Depuis, Dinh Van et sa gamme White and Black, Chaumet et ses bagues Class One à la taille modulable, ou plus récemment Swarovski et sa série San Francisco, lui ont emboîté le pas. Une flambée d’androgynie qui aiguille aussi plusieurs horlogers. Pour Dior, John Galliano a par exemple dessiné une montre très glam’rock, la Cristal, qui s’adapte aussi bien à son poignet à lui qu’à elle.

Cette effervescence autour de l’expression de la masculinité ne doit pas faire oublier que la métamorphose ne s’opérera pas en un jour. Ni physiquement ni mentalement. Certes, comme le soulignait dernièrement dans  » Le Figaro  » Jean-François Amadieu, auteur de l’ouvrage  » Le Poids des apparences  » (Odile Jacob),  » les hommes adoptent de plus en plus de codes féminins « , mais la diffusion des emprunts les plus connotés, et notamment les bijoux, reste encore limitée.  » Tout dépend du milieu professionnel, poursuivait-il. Dans certaines entreprises, le port du bijou peut même devenir un motif de discrimination.  » Ce qui expliquerait le succès de colliers et bracelets relativement discrets, et facilement dissimulables sous les vêtements. Qu’on pourrait presque confondre avec les antiques gourmettes et pendentifs offerts aux jeunes communiants.

Bref, les marques jouent avec les normes, les maquillent, les toilettent, les travestissent un peu. Mais rarement encore les pervertissent complètement. Au risque sinon de déclencher des mécanismes d’autodéfense. C’est ce qui s’est passé ces dernières années à l’échelle de la société tout entière. A force de s’entendre dire qu’il était grand temps qu’ils écoutent la voie féminine qui sommeille en eux, étouffée jusque-là sous des couches de testostérone, les hommes ont fait plus qu’un pas en direction de leurs cons£urs. Poussés dans le dos par le discours ambiant sur la mixité, mais aussi, il faut le dire, rongés rétrospectivement de remords après avoir infligé pendant toutes ces décennies leur vision machiste du monde, ils se sont jetés sans trop réfléchir dans les bras de leur part féminine. Jusqu’à la caricature souvent. Une étreinte qui a accouché d’un  » homme mou  » pour reprendre l’expression de la philosophe Elisabeth Badinter. Résultat : plus qu’à une pacification des sexes, on a eu droit à une confusion des genres, les contours des identités masculines et féminines devenant de plus en plus flous.

D’où une perte de repères et un profond désarroi chez certains. Cette crise identitaire a alimenté ce que les Anglo-Saxons appellent le  » regendering « , ou  » re-sexuation « . Il s’agit de la réaffirmation des traits spécifiques à chaque sexe, autrement dit de tout ce qui les différencie. Sans pour autant retomber dans les travers libidineux du passé. Les hommes se  » revirilisent « , ils renouent avec les virées entre potes (comme dans le film  » Le C£ur des hommes « ), ils reprennent du poil de la bête (au sens propre, la pilosité revenant en force, tant dans la pub que dans la mode), mais sans tourner le dos à leur expérience dans  » l’autre  » monde. Ils ne portent plus leur féminité en bandoulière, ils l’ont intégrée, assimilée. Un costume strict ne cache plus d’office un affreux phallocrate, pas plus qu’un papa gazouillant ne passe automatiquement pour une lavette. A noter que les femmes suivent le même chemin. Après avoir goûté au pouvoir et mimé le renversement des rôles (à l’image des campagnes de pub Kookaï qui mettaient en scène des hommes-objets réduits à l’esclavage), elles revendiquent de jouer à nouveau de leurs charmes. En escaladant des talons aiguilles vertigineux ou en se glissant dans des silhouettes sexy sans pour cela mettre de côté l’étiquette  » ni pute ni soumise « .  » Les femmes  » se la jouent  » très femmes, les hommes s’amusent à faire les mecs « , résume Maryline Nguyen de l’observatoire français des évolutions socioculturelles du bureau d’études Sociovision Cofrema.

Cette repolarisation a donné naissance à une nouvelle branche sur l’arbre de la généalogie masculine. Son nom : l’übersexuel. Soit un homme  » au-dessus  » de la mêlée, pour bien marquer l’idée qu’il a dépassé l’ancestrale rivalité homme-femme. Ses parangons s’appellent Georges Clooney, Jude Law ou Al Pacino. Cette  » créature  » cohabite avec son cousin le métrosexuel, qui est lui aussi le fruit de ces manipulations identitaires mais affiche plus ouvertement ses accointances féminines – sur le même mode que les homosexuels auxquels il emprunte d’ailleurs une esthétique volontiers pompier -, n’hésitant pas à se maquiller ou à dorloter son petit corps. Preuve que les chemins de la virilité sont multiples. Tout comme ceux de la féminité au demeurant, les filles naviguant au cours d’une même vie, voire d’une même journée entre des rives encore plus éloignées : ultraféminité d’un côté, figure de femme émancipée qui assume et revendique ses rondeurs de l’autre (comme dans la campagne Dove).

Ces nuances n’enlèvent rien au constat que l’on vit une période de redéfinition majeure des identités sexuelles. Singulièrement en ce qui concerne l’homme. La féminisation de la société, exigée à  » corps  » et à cri depuis les années 1960 par les féministes, n’y est pas étrangère. La longue marche de l’émancipation féminine, jalonnée de moments clés comme la découverte de la pilule, a chamboulé les certitudes établies, surtout à partir de 1968. Pilonnée sans relâche, la forteresse masculine a fini par se fissurer, avant d’être submergée par une vague rose. C’est comme ça que l’homme a pris conscience que si sa tête se trouvait bien sur Mars, ses orteils se baladaient du côté de Venus. Difficile de rester sourd plus longtemps à cet appel… du pied pressant.  » Le fait que les hommes s’intéressent autrement à leur corps témoigne de l’importance nouvelle accordée dans notre société à tout ce qui concerne les techniques  » bio « . Mais c’est aussi l’expression de la demande féminine. L’homme doit se plaire mais aussi plaire à la femme à travers ses critères à elle « , souligne Christine Castelain Meunier dans  » Les Métamorphoses du masculin  » (Presses universitaires de France).

Au fond, il aura fallu du temps pour que les sociétés dites évoluées reprennent le fil de l’histoire là où elles l’avaient laissé il y a plusieurs siècles. Car l’art de se parer est vieux comme le monde. Et il y a quelque chose de cocasse à voir aujourd’hui l’homme occidental s’émerveiller comme un enfant devant son reflet dans le miroir de porter une bague ou un collier alors que les ornements rythment le quotidien des tribus nomades et sédentaires depuis la nuit des temps. Les bracelets des guerriers Massaï, les colliers en dents de cachalot des Fidjiens, jugés barbares hier, inspirent les créateurs qui font et défont les modes. La boucle est bouclée…

Laurent Raphaël

Les collections de Gucci, Dior, Lacroix, dyrberg/Kern ou Armani comptent déjà des dizaines de modèles, allant de l’anneau au pendentif en passant par la broche

Après opposition, puis superposition, on est revenu à la différenciation des genres. égaux ne veut pas dire identiques.

Les femmes revendiquent le droit de jouer à nouveau de leurs charmes. Mais sans passer par la case  » objet « .

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