Jolies maisons coloniales, relève de la garde, collégiens en uniforme… Trente-deux ans après son indépendance, l’archipel semble ancré dans l’Histoire. Et offre au vacancier un séjour hors du temps.

Notes de jazz en sourdine. Des serveurs à la veste blanche impeccable servent le  » high tea  » accompagné des réglementaires muffins. Un peu plus loin, le soleil couchant caresse un balcon de bois. Un voilier accoste doucement. Luxe, calme et distinction : un début de soirée aux Bahamas. Les Bahamas ? A l’évocation de ce nom affluent des stéréotypes plus ou moins flatteurs : longues étendues de sable blanc agrémentées de hamacs pendus entre deux palmiers et envahies d’Américains rougis par le soleil qui ne décollent de leur serviette que pour aller jouer au casino. Vérification faite, le tourisme de masse est une réalité û pas étonnant dans un pays où les dépenses des vacanciers représentent 60 % du PNB. Mais, bonne nouvelle, il suffit d’un pas hors du sentier battu qui relie la plage à la piscine pour abandonner les clichés et se laisser emporter un siècle en arrière.

Nassau, la capitale, se prête volontiers à ce retour vers le passé. Parmi les étapes obligées : Balcony House, la plus ancienne maison en bois de tout l’archipel. A 220 ans et toutes ses planches roses, l’ancêtre se montre plutôt pimpante. Rose et blanc aussi le palais du gouverneur, demeure d’opérette au style vaguement gréco-romain. A titre purement honorifique, les îles possèdent en effet un gouverneur (actuellement une femme), symbole vivant de l’appartenance au Commonwealth et héritage des Britanniques, qui régnèrent sur l’archipel de 1718 à 1973.

Aux Bahaméens, les colons britanniques léguèrent d’ailleurs tout leur modèle politique : le système bicaméral, les juges emperruqués (très seyant par 35 °C à l’ombre), et même la traditionnelle relève de la garde. Un samedi sur deux devant le palais du gouverneur, et devant les Chambres à chaque ouverture de session, les hommes de la  » fanfare royale « , casque colonial à pointe et uniforme immaculé recouvert d’une véritable peau de tigre, orchestrent la cérémonie. Enfin, des restes de ce patrimoine anglo-saxon se décèlent, pêle-mêle, dans la conduite à gauche, l’uniforme des écoliers, le goût du thé et l’amour du golf : les Bahamas comptent pas moins de 9 parcours de 18 trous dans des cadres enchanteurs.

Les pavillons des greens se sont donc substitués aux pavillons noirs des pirates qui sillonnaient les eaux ensanglantées du golfe au XVIIe siècle. La domination britannique inaugura une période de calme et de prospérité. Malgré leur impressionnante artillerie, les deux forts qui dominent Nassau n’ont en effet jamais tiré le moindre coup de canon. Et il semble que depuis des siècles, les antiques demeures à la peinture écaillée poursuivent, derrière leurs volets tirés, la même sieste paresseuse. Une impression confirmée par une visite au tout nouveau musée national, dont le rez-de-chaussée abrite une collection de vieilles photos de la capitale. Entre ces images en noir et blanc et le tour de ville que nous venons d’effectuer, les dissemblances se comptent sur les doigts d’une main : le grand baobab a disparu, une des façades a été refaite… Pour le reste, rien n’a bougé.

Un vrai charme de Belle au bois dormant, qui n’agit pas seulement dans les rues, mais se prolonge de l’autre côté du décor. Poussez par exemple la porte du Graycliff, hôtel-restaurant de luxe niché dans la Old Mansion House, demeure construite il y a deux cent soixante ans. Le ventilateur tourne lentement, la chanteuse près du piano fait couler ses airs de jazz comme le serveur le rhum bicentenaire dans votre verre. Mais le véritable trésor du Graycliff se trouve sous vos pieds : une cave labyrinthique classée parmi les premières du monde, qui contient plus de 175 000 bouteilles et explique ainsi que la carte des vins ait la taille d’un véritable bottin.

Le propriétaire des lieux, Enrico Garzaroli, est une figure de l’île. Le petit Italien qui traversa l’Atlantique voilà trente ans s’est transformé en géant à la voix puissante et au ventre débonnaire. Courbé, il parcourt les petites salles fraîches et poussiéreuses, et extrait, par on ne sait quel miracle, de cet entassement anarchique, ici un Château Lafite-Rothschild de 1865, là un magnum de champagne tricentenaire recouvert d’une fine couche de moisissure, ou bien cette  » cuvée napolitaine baptisée Villa des mystères, dont l’étiquette, qui représente Vénus, fut censurée aux Etats-Unis « .

L’£il d’Enrico en devient humide. Devant le dessin de la déesse, c’est l’Ancien Monde qui resurgit tout entier au milieu du Nouveau. Même sentiment au palace de l’Ocean Club, sur l’île voisine de Paradise Island, où l’on découvre au sommet d’une volée de marches de marbre… un cloître du XIVe siècle et son jardin à la française. La petite histoire dit que l’ancien propriétaire du lieu, amoureux d’une Française, acheta ces vieilles pierres près de Toulouse et remonta le puzzle (non sans mal, car il avait oublié de les numéroter) de l’autre côté de l’Atlantique. Le tout dans l’espoir d’épargner le mal du pays à sa belle… qui finalement ne se décida jamais à venir le rejoindre. Même dédié à une ingrate, le cloître continue de faire la joie des amoureux, qui s’y marient à tour de bras.

Dans la foulée, ces derniers passent souvent leur lune de miel sur quelqu’une des 700 autres îles de l’archipel : Andros (la plus grande) pour les amateurs de pêche ou de plongée, Abaco pour la plaisance, ou les Cays d’Exuma û 365 ravissants cailloux éparpillés dans l’eau transparente û pour jouer aux robinsons en compagnie des iguanes et des requins. Mais ceux qui souhaitent s’attarder quelques siècles en arrière mettent le cap sur Harbour Island. On débarque par bateau-taxi à Dunmore Town, qui fut la toute première capitale des Bahamas, il y a plus de deux siècles. Les maisons y sont en bois jaune, blanc, parme, bleu roi. Derrière des murets vermillon jaillissent des rhododendrons fuchsia. L’une des plages arbore même un sable d’une délicate teinte rose pâle, orgueil de l’île. Ici, les restaurants servent toujours le traditionnel Johnny Cake. Le nom de cette miche compacte, entre pain et quatre-quarts, vient du  » journey cake  » que les colons emportaient lors des longues traversées. Trempé dans une soupe de poisson, il constitue le petit déjeuner traditionnel bahaméen.

L’île voisine fut d’abord colonisée par des moines anglais qui la baptisèrent Eleuthera, du mot grec signifiant  » liberté « . Très longue, elle n’en finit pas de s’étirer entre l’Atlantique, qui bouillonne sur ses rives est, et la chaude mer des Caraïbes, qui la borde à l’ouest. Au centre, où la largeur n’est plus que de quelques mètres, a été bâti un pont de verre qui marque la frontière. Au-dessous, c’est le choc des océans. L’outremer et le turquoise s’affrontent le long d’une ligne d’écume sans jamais se mêler. Une rencontre à la fois brutale et harmonieuse û comme celle entre Nature et Histoire que les Bahamas renouvellent chaque jour.

Ada Mercier

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