Situé au coeur de la Sibérie, ce lac de la démesure a acquis les lettres de noblesse d’un océan. Dans le silence de la steppe, balade d’Irkoutsk à l’île d’Olkhone, sur les traces des écrivains-voyageurs.

« Tout voyageur arrive épuisé à Irkoutsk « , écrivait Tchekhov. Y compris par les airs : il faut compter une quinzaine d’heures de porte à porte, escale comprise, pour avaler les 7 000 kilomètres séparant la plaine alluviale de la Seine des steppes. L’ancienne forteresse, fondée en 1661 par les Cosaques afin de stopper les incursions des Mongols, métamorphosée en  » Paris de la Sibérie  » au milieu du XIXe siècle – lorsque les concessionnaires de mines, les marchands de fourrure et les aventuriers menaient une vie de patachon dans ce Far East où on avait la gâchette facile -, a gardé de beaux restes, malgré les bulldozers soviétiques. Des restes en bois. L’ancienne propriété d’un riche marchand du début du XXe siècle, rebaptisée Maison de l’Europe et transformée en un petit hôtel confortable, en est l’un des plus beaux spécimens. On l’appelle la  » maison en dentelles  » pour le formidable travail de marqueterie sur le portail, le toit et les volets. Mais les plus émouvantes demeures sont celle des Volkonski, avec leurs deux bow-windows au premier étage, et celle des Troubetskoï, plus ramassée, avec ses pignons reposant sur des fondations de brique. Elles étaient occupées par les membres de ces très grandes familles de l’aristocratie exilés pour leur participation au putsch manqué contre l’autocrate Nicolas Ier.  » La relégation tsariste n’était pas le goulag et les décembristes (leur soulèvement eut lieu le 14 décembre 1825) eurent le loisir de bâtir leur prison dorée avant de s’adonner à leur activité d’homme des Lumières, rappelle Rachel Polonsky, historienne à Cambridge : l’étude, l’instruction des enfants du pays, l’horticulture, le dessin, le catalogage de la flore et de la faune.  » L’intérieur est intact : poêles en faïence, bureaux, bibliothèques, piano. Si  » une gloire différée rejaillit sur leur cause (celle des décembristes) « , écrit l’écrivain-voyageur britannique Colin Thubron, c’est que  » certaines épouses et fiancées de ces hommes abandonnèrent leur rang, leurs palais, et même leurs enfants pour les suivre en exil « . Leurs noms : Iekaterina Troubetskaïa, Maria Volkonskaïa… Elles sont les héroïnes du romantisme à la mode sibérienne.

D’IRKOUTSK À L’ÎLE D’OLKHONE

Choudodié Baïkal ! ( » Miraculeux Baïkal ! « ). Ainsi s’expriment les Russes devant ce lac vaste comme la Belgique (31 000 km2), détenteur de tous les records. Il est le plus ancien (25 millions d’années), le plus profond (1 647 mètres), le plus volumineux (c’est le plus grand réservoir d’eau douce russe). Pourtant, en arrivant par temps brumeux à Listvianka, à 70 kilomètres au sud d’Irkoutsk, après avoir traversé des champs de blé et de colza, des forêts de mélèzes et de bouleaux, le badaud a l’impression d’aborder la côte paisible d’un lac italien. Ce n’est qu’en filant à 200 kilomètres au nord, à Malormorskaïa, départ d’un petit ferry pour la plus grande île du lac, Olkhone (prononcer  » Olkrône « ), et plus encore sur celle-ci, entourée de falaises abruptes plongeant dans un bleu parfait, qu’on comprend pourquoi le Baïkal est comparé à un océan.  » Mer sacrée, libre Baïkal / Barque sacrée, coque d’omoul « , dit une chanson populaire. L’omoul ? La truite de Sibérie, le plat de base, fumé, séché, grillé, mariné. Impossible de lui échapper, on le mange à toutes les sauces, matin, midi et soir. Au point de rêver, au bout de quelques repas, d’un steak argentin.

HALTE À KHOUJIR, PRINCIPAL BOURG DE L’ÎLE

 » Que la vapeur te soit légère ! », disent les Russes après le bania, le sauna à la mode russe. Andreï, notre aubergiste, est tout émoustillé. Coiffé du boudionovka, le chapeau de feutre triangulaire de la Cavalerie rouge – pour blaguer, sans doute -, il jette l’eau sur les pierres brûlantes. La vapeur envahit la pièce. Il intime l’ordre de ne pas bouger. Le corps se liquéfie. Jusqu’à la (quasi-)défaillance. Le geôlier nous autorise alors à sortir et à nous asperger d’eau avec une bassine, puis à nous jeter dans un petit bassin d’eau glacée. Entre deux allées et venues, Andreï, qui n’a pourtant pas lu le marquis de Sade, nous flagelle avec des branches de bouleau.  » C’est bon pour la circulation « , semble-t-il dire. Le bania  » illustre le mépris des Russes pour la tempérance « , note Sylvain Tesson, le Strogoff français, auteur de Dans les forêts de Sibérie.

MARCHE SUR L’ÎLE

Olkhone est un centre du chamanisme. Les esprits y ont pris leurs quartiers, disent les Bouriates, et le corps de Gengis Khan y serait même enterré. Sur le bord de la route, se dressent quatre parasols couverts de plumes ou, si l’on va y voir de plus près, quatre poteaux, entourés de milliers de rubans voletant au vent. Ces totems délimitent le territoire d’un esprit et il est conseillé de faire une offrande : un ruban ou… du lait. Dans les années 30, de nombreux chamans ont été abattus ou jetés sous la glace du Baïkal, les pieds lestés. Visite de l’île, plein nord : direction le cap Khoboy. Le soleil s’est levé, le vent est froid, les falaises, de marbre. Spectacle royal.  » L’endroit est magique « , confirme en français Sergueï, après avoir tiré sur les cordes des cloches de l’église Saint-Nicolas de Khoujir. La vie de ce sacristain de 37 ans est un condensé d’histoire russe. Père officier de l’Armée rouge, naissance à Dresde, études de philosophie à la Sorbonne. Découverte de la Bible. Voyages au mont Athos, à Chypre et en Terre sainte. Passage à l’institut Saint-Serge, à Paris, où il étudie l’orthodoxie. Nouveaux voyages initiatiques. Rencontre avec le prêtre d’Irkoutsk, qui lui remet les clés de l’église. Dans les environs du bourg, les anciens kolkhozes d’élevage sont à l’abandon. D’un ancien goulag, il ne reste que les poutres : la Sibérie est une terre martyrisée, où ont péri des générations de forçats. Les ex-combinats de pêche et leurs bateaux rouillent sur place.  » Les Russes font table rase du passé, pas de leurs déchets « , remarque Tesson.

PALABRES AVEC LE  » MR MÉTÉO  » DE LA BAIE D’OZOUR

 » J’y suis, j’y reste.  » Il y a du Mac-Mahon chez Iouri, le météorologue de la station du nord de l’île, dans la baie d’Ozour. La soixantaine venue, cet homme trapu originaire de Novossibirsk, arrivé ici il y a quinze ans, n’a pas l’intention de retourner à la ville. Pourtant, sa tâche en fait un Sisyphe moderne. Toutes les trois heures, y compris l’hiver, par moins 40 degrés, il doit relever la température du sol et de l’air, le taux d’humidité et la force du vent et envoyer les données à la station centrale d’Irkoutsk. Mais la fascination de Iouri pour les lieux lui fait oublier le poids des servitudes. Six autres contemporains partagent son bout de steppe : Natalia, sa femme ; sa fille et sa belle-fille, météorologues, elles aussi ; son gendre, rattaché à l’Institut d’observation solaire ; son fils, employé d’une compagnie téléphonique. Plus un autre météorologue, vieux célibataire taiseux. Iouri connaît Sylvain Tesson. Il a été son guide lors de sa première expédition à moto sur le lac. Dans ses Forêts de Sibérie, l’écrivain évoque un météorologue nommé Youra. Est-ce le même ? Qu’importe. Le Français dit du Russe qu’il a le  » caractère despotique des ermites insulaires « . Le Russe, du Français, geste à l’appui, qu’il a une  » bonne descente « . Avant de l’excuser :  » Sans alcool fort, il est impossible de vivre en Sibérie.  » Le journaliste polonais Jacek Hugo-Bader ne dit pas autre chose dans sa description du pack de survie au Baïkal :  » Une bonne hache, un chaudron, une grande bâche en plastique et puis de la vodka ou du spiritus (alcool à 90 ou 95 degrés), car il ne sert à rien de s’encombrer avec de l’eau.  » Demain, nous rejoignons le continent.

PAR EMMANUEL HECHT

Le soleil s’est levé, le vent est froid, les falaises, de marbre. Spectacle royal.

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