Bas les masques!
C’est un article paru dans l’ » International Herald Tribune » au lendemain des défilés féminins automne-hiver 06-07 qui a allumé la mèche (1). Suzy Menkes, chroniqueuse acerbe et respectée du microcosme, s’y interrogeait longuement sur la signification à donner à la démonstration de sobriété que venaient de livrer la plupart des créateurs. La mode ne succomberait-elle pas à une forme d’islamisation ?, se demandait avec une pointe d’acidité cette tireuse d’élite redoutée.
» Islamisation de la mode. » Dans le contexte actuel (loi sur le voile en France, caricatures du prophète Mahomet au Danemark, etc.), la formule sent le soufre. Elle tente de marier l’eau et le feu. La rigueur, l’austérité et une vision corsetée du rôle de la femme d’un côté, avec la frivolité, la créativité débridée et un attachement quasi religieux au principe d’égalité de l’autre. Bref, deux univers que tout oppose à première vue. Et dont on voit mal comme ils pourraient tisser leur sort sans vendre leur âme, l’un au diable, l’autre au dieu de la copie conforme.
Mais au-delà de l’emballage sémantique sulfureux, que penser du fond de l’affaire ? Hypothèse fumeuse d’une journaliste en mal de grain à moudre ? Ou, au contraire, scénario visionnaire d’un observateur qui n’a pas sa plume en poche ? A voir le cortège de masques et de momies qu’on nous annonce pour cet hiver, l’heure ne semble en tout cas plus à la franche rigolade. Et encore moins à la surexposition des corps, pourtant indissociable de la mode ces dernières années.
De Hermès à Comme des Garçons en passant par Louis Vuitton, Yamamoto ou Viktor & Rolf, le ton est à la solennité, à la retenue. Disséminés parmi d’autres silhouettes moins spartiates, quand ils ne dictent pas carrément l’humeur de l’ensemble de la collection, de drôles de zombies pointent le bout de leurs lambeaux dans la garde-robe féminine. Sur leurs épaules, les formes s’estompent, dissimulées sous des vagues d’étoffes. Et ce bien au-delà des contraintes climatiques de la saison. Toute sensualité a été gommée, toute lascivité promptement rhabillée. La femme se caparaçonne, se dissimule, se barricade comme pour affronter un danger imminent.
Similitudes troublantes
Cette procession mortuaire n’en a pas moins de l’allure, sinon de l’éclat. Car si l’air du temps est vicié, si les nuages s’amoncellent sur nos petites vanités, chaque couturier s’efforce évidemment de traduire dans sa » langue » ce parfum d’apocalypse. Là où Vivienne Westwood se glisse dans la peau d’inquiétants sorciers africains, les Japonais d’Undercover emboîtent le pas à une armée de spectres baroques affublés d’attributs bondage. Deux facettes du mystère, deux vues imprenables sur les ténèbres…
Cet étalage de noirceur interpelle. En tout cas par son ampleur et sa densité. L’époque est certes peu propice à l’euphorie, mais de là à repeindre le ciel couleur d’encre… On comprend dès lors mieux l’insinuation explosive de la pasionaria de la mode. Les résonances avec le vestiaire traditionnel de l’islam sautent aux yeux. Même souci de la pudeur et de l’anonymat par exemple. Des similitudes que l’on retrouve jusque dans certains détails. Ainsi, ces filets qui cadenassent les visages des mannequins de Comme des Garçons. Comment ne pas y voir une allusion à peine voilée (sic) aux lucarnes grillagées des sinistres burkas ?
Consciemment ou non, les couturiers auraient-ils constellé leurs défilés de références aux » habitudes » vestimentaires des pays musulmans ? Ils auraient en tout cas une bonne raison économique de le faire. De toute évidence, l’avenir de la mode en général, et de l’industrie du luxe en particulier, se joue en grande partie sous les cieux voilés de Dubaï et Ryad. Pour certains secteurs, la position stratégique du Proche et du Moyen-Orient sur la carte des affaires est d’ores et déjà une réalité sonnante et trébuchante. Pas moins de 40 % de la clientèle haute couture viendrait ainsi de la région… Pour plaire à cette cible pieuse et étroitement surveillée, mais néanmoins friande de toilettes flamboyantes, ou en tout cas moins passe-partout que la traditionnelle abaya noire, les stylistes auraient accepté de mettre un peu d’eau dans leur vin…
Une impression de déjà vu
A moins qu’ils n’aient tout simplement succombé au virus de la perméabilité culturelle à force d’arpenter le » village global » cher au sociologue McLuhan. Dans un monde sans frontières, connecté d’un bout à l’autre 24 heures sur 24, les us et coutumes d’un pays ou d’une civilisation finissent forcément par » contaminer » les zones voisines. Chacun emprunte à l’autre ses rites, ses pratiques, jusqu’à parfois les dépouiller de leur sens sacré originel. Dans cette perspective, les stylistes se seraient juste fait l’écho des bruits du monde, sans parti pris particulier, et encore moins d’esprit militant. La démarche serait plus esthétique et formelle qu’autre chose. Et renverrait indirectement à notre propre passé. Les manuels d’histoire nous enseignent en effet que jusqu’à l’aube du xxe siècle, une femme n’avait pas le droit de dévoiler une… cheville, et encore moins un mollet. Un interdit en vigueur non pas à Téhéran ou à Islamabad mais bien à Bruxelles et à Paris. La religion, catholique celle-là, dictait alors sa loi d’airain (et non des reins…). Intraitable avec la grammaire corporelle, l’Eglise jetait systématiquement un voile pudique sur tout ce qui concernait de près ou de loin, parfois même de très loin, la sexualité. Nous avons donc une certaine expérience en matière de dissimulation et de pudeur…
Ceci étant, il n’est pas sûr que cette démonstration tienne la route. On peut très bien avoir une tout autre lecture des événements et se demander, par exemple, si ce soudain refroidissement de l’atmosphère n’est pas la contrepartie des excès en tous genres, porno chic et autres, des dernières années. Un retour de bâton moral en quelque sorte.
Tout pour l’image
Ou alors – mais les deux positions ne sont pas forcément incompatibles -, ces corps soigneusement enveloppés, à l’identité rabotée, moulue, broyée, symbolisent la condition de la femme aujourd’hui. Les défilés signeraient dans ce cas un manifeste contre le puritanisme ambiant. Une hypothèse joliment subversive. Plus conforme à l’esprit frondeur des stylistes. En nous tendant un miroir grossissant, ils tireraient la sonnette d’alarme. A l’unisson, ils nous mettraient en garde contre la dégradation de la condition de la femme, menacée par le retour d’un certain ordre moral. Leur théâtre d’ombres ouvrirait une fenêtre sur notre avenir. Et pour être sûr que le message passe la rampe de nos insouciances, ils ont multiplié les images fortes, globales, presque asphyxiantes.
Un point de vue partagé par Tony Delcampe, responsable de l’atelier de stylisme de La Cambre. » Nos étudiants ont aussi tendance à recouvrir les mannequins de haut en bas, constate-t-il. Pas dans un esprit religieux. Mais simplement pour envisager le corps dans sa globalité. » Pourquoi ? » Parce que les jeunes générations vivent dans un univers saturé d’images, répond l’enseignant. Ils ne se soucient pas de savoir si un tissu est mou, lisse ou dur, ce qui compte pour eux, c’est son effet visuel. » Il n’est pas idiot de penser que les grands couturiers adoptent ici la même démarche.
Chacun se fera sa… religion. Et appréciera au passage le joli pied de nez. La mode avait largement contribué à l’émancipation des codes vestimentaires au début du siècle dernier. Qu’elle mette aujourd’hui le corps sous l’éteignoir, même pour de bonnes raisons, ne manque pas de piquant. L’histoire repasse les plats. Certes. Mais nos goûts, eux, évoluent…
(1) Voir » International Herald Tribune » du mardi 28 février 2006.
Laurent Raphaël
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