Plus de rondeurs, plus de rides, plus de diversité raciale : timidement mais sûrement, les tentatives de briser les conventions totalitaires de la mode se multiplient dans l’imagerie fashion. Par-delà l’effet de buzz recherché par les marques, ces sursauts contre la dictature des canons de beauté reflètent les chamboulements de notre époque. Le point.

Souchon l’a chanté dans Foule sentimentale. Le procès est connu, rebattu jusqu’au lieu commun : la mode, cette pourvoyeuse de modèles à suivre, renverrait hommes et femmes face à une image inaccessible d’eux-mêmes, les rendant au mieux fatalistes, au pire frustrés devant l’Éternel. En faisant la promotion de corps toujours plus minces, toujours plus jeunes, les stylistes et leurs bras armés, pubeux et magazines de mode, seraient les grands ordonnateurs d’un ascétisme tout entier dévoué au culte d’une seule apparence digne d’admiration. Cela dit, alors que Photoshop pousse le niveau d’exigence dans des contrées pernicieuses rarement atteintes, que la référence à la norme reste vivace, il semble qu’un vent de changement souffle à l’intérieur même du système qui a édicté cet idéal de beauté en doxa. Depuis dix ans, certains acteurs de la mode tentent en effet de sortir du bois des rêves, où seuls sylphides et bellâtres ont droit de cité.

Ironie de l’histoire, un des coups les plus mémorables portés à l’édifice fut signé par John Galliano. En 2006, cinq ans avant d’être viré de la maison Dior pour injures antisémites, le créateur britannique livrait pour le compte de sa propre marque un défilé en forme d’éloge radical à la différence. Sous-titré  » Everyone is beautiful in its own way  » (chacun est beau à sa façon), cette prestation sulfureuse transformait le podium en procession burtonienne de nains, d’obèses, de géants et de papys. Freak show pour les uns, caricature nécessaire pour les autres, le spectacle cornaqué par le pirate allait faire couler beaucoup d’encre. Si le but de la man£uvre était, comme s’en défendit la griffe à l’époque, de  » montrer que si on dépasse les clichés esthétiques formatés imposés par la mode, on découvre que tout le monde a quelque chose de séduisant quelle que soit l’apparence physique « , beaucoup d’observateurs suspecteront la récupération populiste et la chasse au coup médiatique. D’autres stylistes firent avant lui les frais de leur audace présumément mercantile en tentant d’entraver la règle du jeu, Jean Paul Gaultier valorisant le premier des gabarits moins graciles que les brindilles qui servent d’ordinaire de portemanteau, feu Alexander McQueen en habillant Aimee Mullins, une jeune sportive amputée des jambes. La même que L’Oréal Paris vient d’élire comme nouvelle ambassadrice alors que les cosmétiques Thierry Mugler ont choisi le champion para-olympique Oscar Pistorius comme égérie du parfum A-Men. Les exemples de sorties de rang sont remarquables parce que exceptionnels. Mais ils n’ont cessé ces dernières années de relancer le débat de l’hétéroclisme sur les catwalks et dans la publicité.

On peut donc se poser sérieusement la question, sans céder à la naïveté : par-delà l’effet de buzz garanti pour les marques, les tentatives de certaines d’entre elles à proposer d’autres modèles préfigurent-elles malgré tout une évolution plus fondamentale des canons de beauté ? Les cas des deux égéries handicapées évoqués ci-dessus prépareraient-ils le terrain à une beauté post-humaine dominée par la prothèse comme le prédit le philosophe Peter Sloterdijk ? Si l’on suit le raisonnement de l’ethnologue Elisabeth Azoulay, coordinatrice éditoriale de l’encyclopédie 100 000 ans de beauté(Gallimard/L’Oréal, 2009), tout prête à croire que oui.  » De tout temps, l’être humain s’est senti dans l’obligation de se transformer culturellement, explique l’experte. On n’a jamais vu des gens se promener avec leur corps biologique. Il est systématiquement orné et signifie quelque chose.  » La beauté est culturelle, donc relative,  » elle est dans le regard, pas dans la chose regardée « , disait Gide. Elle reflète aussi les mutations sociales :  » Elle est rarement déconnectée des problèmes de civilisation « , assure l’ethnologue. Si l’industrie de la mode est considérée comme le lieu de production des archétypes, en y regardant de plus près elle est effectivement le miroir de chamboulements plus globaux qui mettront tôt ou tard en faillite ces mêmes archétypes. Les indices sont là. Ils concernent l’âge, la race, le poids et le genre. Tout un programme.

LA JEUNESSE REPOUSSÉE

La population vieillit. L’espérance de vie ne cesse de s’allonger. Du coup, la maturité semble de moins en moins être synonyme de décrépitude et d’obsolescence. À 50 ans, Andie MacDowell et Sharon Stone sont présentées comme désirables. Le tabou se brise aussi sur les podiums depuis quelques saisons : on a vu des seniors défiler fièrement chez Ann Demeulemeester et Yohji Yamamoto, pour ne citer qu’eux. Par ailleurs, l’édition automne-hiver 10-11 du Vogue Homme International mettait en Une la photo d’un quinqua poivre et sel sous-titrée  » La force de l’âge « .  » C’est un grand bouleversement pour notre imaginaire, décrypte Elisabeth Azoulay. Avant, la beauté était essentiellement associée à la fertilité. Les progrès de la médecine repoussent l’âge de la vieillesse et forcément celui de la séduction.  » Avoir des enfants dépassé 40 ans n’est plus une ineptie et corriger les affres du temps avec un peu plus de subtilité qu’un lifting au Brésil n’est plus un caprice. Avec leur pouvoir d’achat plus élevé que la moyenne, on comprend que les représentants de cette  » nouvelle tranche de vie « , comme l’appelle Elisabeth Azoulay, excitent l’appétit du monde du luxe fin prêt à rendre sexy pattes d’oies et chevelures clairsemées.

PORTER LA RACE DE SES ORIGINES

En 2008, dans une de ses chroniques du Financial Times, Tyler Brûlé, considéré comme un des décrypteurs des tendances le plus respecté de la galaxie lifestyle, s’émouvait que les podiums masculins – mais ce n’est, on le sait, pas exclusif au sexe – restent imperturbablement dominés par le jeune garçon, grand, maigre et blanc. Malgré la mondialisation et l’émergence fulgurante de nouveaux acteurs économiques :  » la mode Homme espère attirer de nouveaux acheteurs sur les marchés de Pune, Amaty, São Paulo, Johannesburg et Busan, écrivait le journaliste. Mais les corps utilisés comme hameçons pour pêcher ces nouveaux consommateurs viennent de Lübeck, Tartu, Malmö et Tampere « . En trois ans, il semble que Brûlé ait été compris : même s’il reste de gros progrès à faire, on a rarement vu autant de diversité raciale que ces dernières saisons. En janvier dernier, le Belge Walter Van Beirendonck dédiait ainsi son show aux couleurs de l’Afrique à la faveur d’une cabine exclusivement black et les Italiens d’Ermenegildo Zegna faisaient des yeux doux à l’empire du Milieu en envoyant des mannequins bridés sur la musique d’ In the Mood for Love de Wong Kar-Wai. L’explication est évidemment d’ordre économique – la Chine affiche une croissance stratosphérique dans les résultats du tisserand italien – mais elle ne suffit pas :  » La beauté est une donnée de l’histoire, répète Elisabeth Azoulay. On intègre forcément la nouvelle complexité de notre monde hypermondialisé. On sort d’un siècle tragique en Europe. Un travail du regard s’est opéré, on a assisté à une destruction des idées sur la race qui n’a rien à voir avec les lois du marché.  » Pas étonnant que d’après l’Observatoire Nivea qui se penche à l’aide d’experts sur le corps et le paraître, on prévoit également, d’ici à 2020, une forte valorisation du métissage et l’émergence de beautés ethniques à côté du modèle dominant produit par  » l’industrie culturelle américaine « .

QUESTION DE POIDS

Plus délicate est la question du poids dans un univers où l’anorexie est un fléau. L’année dernière, la presse se mettait à parler d’une revanche des rondes. Trop de minceur a-t-elle tué la minceur se demandait le Nouvel Observateur, le Elle France lançait un numéro spécial rondes avec en Une le mannequin Tara Lynn posant fièrement dans un fauteuil à la Emmanuelle. Quant à la chanteuse américaine Beth Ditto, Vénus hottentote bien en chair et (très peu) en os, elle se voyait projetée au firmament de la coolitude fashion : couvertures en tenues d’Ève pour les magazines Love et Next, showcases chez Fendi et final du défilé de Jean Paul Gaultier qui n’avait pas assez de mots pour encenser les rondeurs de la punkette  » que non seulement elle assume, mais qu’elle fait vivre merveilleusement « . Habitué des discours £cuméniques, le créateur ajoutait  » ce qui compte, c’est la personnalité, il n’existe pas une forme de beauté stéréotypée « . Pour le coup, si à première vue on fut tenté de considérer cette improbable consécration modeuse du bourrelet comme un manifeste d’ouverture à d’autres codes morphologiques, le trompe-l’£il était dans ce cas au mieux maladroit au pire plutôt cynique. Car si l’on assiste effectivement à un assouplissement en la matière comme Mark Fast l’a prouvé à la faveur d’une cabine replète lors de la Fashion Week de Londres en 2009, les kilos superflus restent plutôt mal vus depuis qu’il y a abondance alimentaire et que le spectre de l’obésité morbide n’a rien d’élégant.

CHACUN SON GENRE

Il concentre tous les fantasmes d’une profession qui s’est souvent passionnée pour l’androgynie : à 19 ans, il est le phénomène mode du moment. Après Léa T., l’égérie transsexuelle de Givenchy, le mannequin australien Andrej Pejic promène une sensualité féminine troublante sur de longues jambes d’homme et brouille nos grilles de lecture. Il était partout sur les catwalks la saison dernière, on l’a vu embrasser le mannequin Karolina Kurkova dans une pub pour Jean Paul Gaultier (encore lui).  » Il ne faut pas oublier que la fonction de l’action culturelle sur la beauté, c’est de fabriquer le genre, rappelle Elisabeth Azoulay. Les cheveux et la jupe sont des attributs féminins purement culturels. À la réalité biologique, on a greffé des signes de reconnaissance pour la perpétuation de l’espèce. Aujourd’hui, avec la fécondation in vitro, les mères porteuses et demain le clonage humain, on est dans la destruction de tout ça. La reconnaissance du mouvement gay en Occident a été fulgurante. Avec le questionnement sur le genre on reste dans des zones de changement intenses et majeures. Ce n’est pas étonnant que l’on joue là-dessus. « 

En conclusion de sa magistrale Histoire de la Beauté (Flammarion, 2004), le philosophe italien Umberto Eco se demandait quel regard porterait un observateur du futur sur l’idéal esthétique divulgué par les mass media du XXe siècle et au-delà. La réponse était sans appel :  » Il devrait renoncer, face à l’orgie de tolérance, au syncrétisme total, à l’irrépressible polythéisme absolu de la Beauté.  » L’industrie de la mode commencerait-elle finalement à lui donner raison ?

PAR BAUDOUIN GALLER

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content