Elles s’appellent An, Marie, Chloé, Inge, Sarah, Laura, Nelle ou encore Elise. Des noms qui ne vous disent peut-être rien. Mais pour peu que vous vous intéressiez à la mode, leurs visages et leurs silhouettes vertigineuses vous sont pourtant familiers. Car ces reines de beauté made in Belgium ont conquis le monde. Et fait naître l’idée qu’il existerait une plastique belgo-belge. Ce dont ne doute pas un instant le maquilleur Rudi Cremers, l’un des plus fins pinceaux du royaume, qui nous livre sa vision de cette beauté composite dans la carte blanche qu’il signe pour ce numéro (voir photos ci-contre et pages 111, 113, 115).

Les faits lui donnent raison. Même si on ne parle pas d’ordinaire du physique belge en termes élogieux, que du contraire, notre pays n’en détient pas moins le record du monde du nombre de tops au km2. Dont une belle moisson de filles qui évoluent en première division. Pendant la saison des défilés, Milan, Paris, Londres et New York leur déroulent le tapis rouge. Et à chaque escale, le même scénario se répète : les créateurs se les arrachent comme des petits fours lors d’un vernissage trendy. Sitôt l’agitation des podiums retombée, c’est au tour des photographes les plus cotés, Mario Testino en tête, de leur faire les yeux doux. Pas étonnant dès lors qu’il ne s’écoule plus une semaine sans qu’un magazine hype de la trempe du  » Elle  » ou du  » Vogue  » – édition italienne ou britannique de préférence – n’immortalise leurs frimousses et célèbre du même coup la Belgian Beauty.

D’après les spécialistes, seules les Brésiliennes et, dans une moindre mesure, les filles de l’Est, peuvent prétendre rivaliser avec les mannequins du plat pays. Un enthousiasme qui frise parfois l’hystérie. Comme quand  » Vogue  » propulse l’énigmatique Hanne Gabby Odiele, 18 ans à peine, au sommet de la hiérarchie. Ou quand la même bible des modeux consacre une dizaine de  » covers  » à la plus courtisée de toutes, Elise Crombez. Du jamais-vu, paraît-il.

Un vent de Belgique, pour reprendre l’expression d’Alain Souchon, qui fait tourner les têtes. Sauf peut-être celles des principales intéressées. Et encore moins celles de leurs compatriotes, qui vivent cette frénésie avec un détachement teinté d’indifférence, sinon d’étonnement.

Soutien indéfectible

Une preuve de plus que nul n’est prophète en son pays ? Pas exactement. Les hebdos lifestyle belges, à commencer par Weekend, n’ont pas attendu l’effervescence actuelle pour cueillir ces brindilles quand elles poussaient encore en rase campagne. De même, les annonceurs locaux actifs dans la confection de luxe ne se font pas prier pour décrocher l’une de ces étoiles quand ils le peuvent, à l’instar d’un Delvaux, en cheville avec le top Anouck Lepere. En dépit de ce soutien, de cette visibilité et de cette fidélité, pas ou peu de vagues cependant, encore moins d’effet de contagion, là où d’autres pays plus chauvins auraient à coup sûr sorti la grosse artillerie médiatique pour se faire mousser l’ego.

Un feu de paille, diront les Cassandre. On pourrait légitimement le penser, le propre de la mode étant de se démoder. Sauf que le virus a été inoculé il y a quelques années d’ici. Et qu’il continue à agir avec la même efficacité. Dès 2001, nous consacrions déjà un dossier à ces demoiselles en herbe qui triomphaient – et triomphent toujours pour certaines – sur les catwalks et dans les campagnes de pub de griffes prestigieuses (lire aussi Weekend du 7 septembre 2001). Strabisme patriotique ? Pas du tout. Nous n’étions pas les seuls à souligner cet engouement du milieu pour les nymphettes de nos deux régions. Le quotidien français  » Libération  » lui-même abondait dans le même sens, décrétant doctement quelques mois plus tôt que les  » tops du moment sont belges « .

La fièvre n’est pas retombée depuis. Elle aurait même tendance à s’accentuer. Du clin d’£il amusé, folklorique, presque exotique, on est ainsi passé à quelque chose de plus consistant. Puisque de toute évidence, ce défilé de filles graciles montrant patte belge ne relève pas de l’accident de parcours, c’est qu’il y a forcément une explication, une raison plus profonde que le simple gimmick, ont conclu les trendsetters. Mais laquelle ? Chacun a sa petite théorie. Ainsi, le magazine  » Wallpaper  » épinglait dernièrement une  » esthétique belge « , dont il situait le centre de gravité à Anvers et qui s’inspirerait des canons de beauté en vigueur à la Renaissance flamande : cheveux tirés en arrière, teint pâle, yeux légèrement cernés, etc.

Un peu court. On serait tenter d’aller plus loin et de se demander carrément si ces filles ne doivent pas leur succès à une parenté physique. Autrement dit, n’ont-elles pas en commun des traits, des expressions, voire des attitudes qui les rendent si désirables et que l’on pourrait réunir sous l’étiquette beauté belge comme on parle de beauté scandinave ou de beauté slave ?

Tout pour elles… ou presque

Nous avons commencé par poser la question à celles qui les repèrent, les coachent, les guident ensuite dans leur carrière, à savoir les directrices d’agences de mannequins.  » Ce qui frappe, c’est la grande diversité des physiques, commente Dominique Fache en balayant du regard la galerie de portraits qui tapisse tout un mur de l’agence qui porte son prénom. On retrouve souvent des peaux claires et des cheveux châtains. Mais à part ça, elles sont toutes très différentes les unes des autres.  » Contrairement à leurs rivales du Nord ou du Sud et même de l’Est, elles seraient donc moins typées. Ce qui ne manque pas de piquant. Car cela veut dire que ce qui pourrait passer au premier abord pour une faiblesse, le fait d’être  » basiquement  » jolies, se révèle être en réalité un avantage.  » Les filles belges plaisent beaucoup car ce sont des latines mais sans la sensualité trop brute, trop évidente des vraies latines « , renchérit Brigitte Durruty, la boss de l’agence New Models. Avant d’ajouter que les filles du cru ont également pour elles leur grande taille et leur ossature longiligne.  » Elles sont plus grandes que les Françaises mais moins charpentées que les Néerlandaises ou les Scandinaves « , juge-t-elle.

Un voile de mystère

En résumé, elles sont donc dans l’ensemble peu typées, plutôt grandes mais pas trop, et gratifiées d’une peau pâle et saine. Ce qui fait peu d’éléments distinctifs jusqu’ici. En tout cas pas assez pour établir un profil type. Mais sans doute suffisamment pour comprendre que cette relative transparence est comme une toile sur laquelle le photographe et le créateur vont pouvoir projeter leurs envies. Ce qu’ils auront plus de mal à faire sur des physiques plus caractéristiques, donc moins malléables.

La mine boudeuse qu’elles affichent presque en toutes circonstances renforce encore ce côté lolita, mélange d’espièglerie et de fausse ingénuité.  » On dirait qu’elles imitent le sourire de Mona Lisa, fait remarquer René Zayan, professeur d’éthologie à l’UCL, à qui nous avons soumis une série de photographies des mannequins les plus courtisés. Je ne suis pas étonné qu’elles plaisent. Les grands photographes recherchent des modèles qui dégagent quelque chose de plus psychologique qu’émotionnel. Or, avec leurs sourires mystérieux, qui pourraient être interprétés comme du cynisme aussi bien que de la perversité, elles correspondent tout à fait à cette exigence.  »

Voilà déjà un élément du puzzle : elles ont visiblement un don pour suggérer l’ambivalence. Mais là encore, on ne peut pas parler de particularisme belgicain. Occidental peut-être, mais pas spécifiquement belge. Il doit donc forcément y avoir autre chose. Dominique Fache nous met sur la piste quand elle relève que toutes les filles qui sont sous son aile ont en commun une certaine nonchalance.  » Elles sont naturelles, précise la responsable. Un tempérament qui doit beaucoup, selon moi, à leur situation familiale et financière, pour la plupart équilibrée. Cette relative aisance matérielle et affective leur assure une insouciance qui plaît énormément. Elles ne se prennent pas la tête, ne font pas de chichis. Dans le milieu, c’est plutôt rare.  »

Cette bonhomie mâtinée de simplicité les distingue en particulier des bataillons de candidates à l’ambition chevillée au corps en provenance des pays de l’Est pour qui la réussite dans le mannequinat est bien souvent une question de survie. Ce qui déteint forcément sur leur tempérament, plus agressif, plus frontal, plus aguicheur aussi.

Hors format

Tout le contraire donc de cette légèreté qu’on prête habituellement aux tops belges et dont on retrouve la trace jusque dans leur façon de séduire.  » Les tops d’ici mettent davantage en avant leur sensibilité que, par exemple, leur sex-appeal, ponctue Dominique Fache. Elles cultivent naturellement une crédulité enfantine, une sorte d’innocence qui pourra parfois confiner à la maladresse et les rendre encore plus touchantes.  » En clair, elles ont une aptitude au jeu beaucoup plus riche que la moyenne. Dans le registre de la candeur en tout cas. Elles n’en apparaissent que plus authentiques, moins formatées. On ne sera pas étonné de constater que cette timidité illumine également les actrices en vue du royaume, que ce soit Natacha Régnier, Emilie Dequenne ou Cécile de France. Il n’en faut pas plus pour formuler l’hypothèse suivante : les tops battant pavillon noir, jaune, rouge ne doivent-ils pas leur succès autant sinon plus à leur beauté intérieure qu’à leur physique proprement dit ?

Cette idée est corroborée par le récit d’un autre observateur aguerri de l’univers du luxe : Eric Hollander. Le patron de l’agence de pub belgo-française Air (Lancôme, Armani, Dior, Delvaux, etc.) est régulièrement amené à côtoyer des mannequins de tous les horizons. Cette espièglerie chez les  » girls  » belges l’a aussi frappé.  » Si je dois identifier un point commun entre toutes ces filles, ce n’est pas leur physique mais leur esprit, nous confie-t-il. Ce sont de vraies nanas à la personnalité affirmée et au sens de l’humour décapant. Elles n’ont pas toujours les traits parfaits, mais elles ont ce petit plus, une densité, une épaisseur, que les autres n’ont pas et qui contribue immanquablement à leur charme.  »

Sans complexe

Au même titre que leurs petites imperfections physiques les rendent plus proches du commun des mortels, facilitant du même coup le potentiel de projection des consommatrices.  » Elles revendiquent d’ailleurs ces imperfections, s’enthousiasme Eric Hollander. Contrairement à beaucoup de filles dans ce milieu, elles ne vont pas courir se faire refaire le nez parce qu’il est un peu de travers. Elles assument leur nature. Ce qui colle bien à leur caractère.  » Diagnostic largement confirmé par René Zayan, qui discerne peu de beautés  » objectives  » – symétrie des traits, yeux écartés ou encore front bombé – parmi les visages qui composent le panel. Ce qui ne veut pas dire qu’ils ne sont pas attirants, la beauté et le désir étant deux choses différentes.  » L’attirance suppose au contraire une légère asymétrie et des mimiques faciales dévoilant les dents du dessus et soulignant les fossettes « , nuance le spécialiste des comportements. Où se situe l’idéal esthétique alors ? Dans une combinaison improbable entre les deux, entre perfection formelle et expressions plus enfantines.

Féminin pluriel

La beauté belge se définirait donc quant à elle avant tout par une attitude particulière. Faut-il pour autant faire le deuil d’une plastique clairement identifiable ? Oui et non. Le mot métissage revient souvent dans la bouche de nos interlocuteurs. Ce qui est plutôt vague. Et laisse à penser que la diversité fait partie de notre patrimoine esthétique. Dominique Fache distingue ainsi les beautés classiques – teint pâle, yeux clairs, cheveux châtains – comme Anouk Sterckx ou Sarah Marivoet, des beautés plus typées, aux accents tantôt scandinaves comme la blonde Ingrid Seynhaeve, tantôt latins comme la ténébreuse Cassandra di Giorgi. L’éthologue René Zayan est plus radical encore. Pour lui,  » toutes ces filles ont une morphologie faciale métissée « . Chez l’une, on devine des attributs néerlandais, voire germains, chez l’autre, une expression britannique, chez une troisième, des caractères italiens, voire maghrébins. Et de rappeler le brassage culturel, résultat des vagues d’immigration successives, qui modèle notre pays depuis des décennies et dont cette mosaïque de minois est en quelque sorte la conséquence logique. Ce qui vaut également son pesant d’or, les études ayant en effet montré que les visages composites sont jugés plus attirants que les faciès à l’architecture trop  » pure « .  » A force de mélanger, on aboutit à ce que j’appelle des beautés génétiquement improbables qui recèlent bien souvent un fort pouvoir d’attraction « , conclut le professeur de l’UCL. Pour autant qu’elles ne soient pas trop éloignées des standards familiers. Car si on est attiré par un certain degré d’hétérogénéité, on a tendance à se détourner de ce qui nous est inconnu.

Voilà pour l’essentiel. Les autres paramètres ne font pas l’unanimité. Que ce soit sur d’éventuelles subtilités physionomiques entre le nord et le sud du pays – les Flamandes seraient juste un peu plus combatives, selon Dominique Fache, un peu moins expressives, d’après René Zayan -, ou sur la localisation des zones particulièrement gâtées par la nature. Alors que la directrice de l’agence Dominique place Liège, Gand et la région de Roulers – d’où viennent Elise Crombez et Ingrid Seynhaeve – au-dessus du lot, sans qu’elle puisse expliquer pourquoi, Brigitte Durruty de son côté ne privilégie aucune localité.

Contexte favorable

Tous par contre s’accordent à dire que le succès des créateurs belges a ouvert une voie royale aux tops belges, en mettant en lumière la mode et ses à-côtés dans notre pays, et surtout en contribuant à professionnaliser les différents intervenants du secteur.

Ce tour d’horizon souligne la complexité de définir avec précision cette anatomie belge. Chimère ou réalité ? Difficile de trancher. Il existe à coup sûr une âme belge, mais un physique ? Seule certitude, on est loin des archétypes  » breugheliens  » ou  » rubensiens  » qui collent encore souvent à la peau des Belges. Pas vraiment étonnant. Les canons de la beauté évoluent sans cesse comme nous le rappelle le sémiologue Umberto Eco dans sa monumentale  » Histoire de la beauté  » (Flammarion). Raison de plus pour ne pas bouder notre plaisir. Il pourrait être de courte durée…

Laurent Raphaël

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