En hiver, on arrose raclettes et fondues suisses avec le fendant du Valais. Découvrez – et savourez – de petites merveilles de vins… car la Suisse entend aujourd’hui redorer le blason de son vignoble. En valorisant le chasselas, le cépage dont elle détient le monopole quasi absolu.

Carnet d’adresses en page 51.

 » C omme tous les gens du vin, j’ai mes coups de c£ur. Depuis un certain temps déjà, je suis tombé amoureux du vin suisse. Et je voue une véritable passion au chasselas.  » Meilleur sommelier de Belgique du millésime 2000, Xavier Faber est  » l’âme  » de la cave du restaurant bruxellois Le Pain et le Vin. Depuis octobre dernier, il est aussi un des trois  » piliers  » du Verre à Pied, une £nothèque présentant, à Bruxelles, plus de 150 vins de producteurs suisses, imaginée sur le modèle de ce que l’on peut trouver à Lausanne, à Genève ou à Sierre, par exemple. Cette vitrine installée dans la capitale de l’Europe aurait été difficilement concevable voici quelques années seulement, alors que le vin suisse n’avait pour image internationale que le fendant des vacances de neige, associé à la roborative fondue et à sa cousine, la raclette. Rien de très gastronomique dans tout cela. Les choses changent cependant. Notamment parce que le savoir-faire d’une nouvelle génération de viticulteurs suisses enfante des vins d’une grande qualité…. Et que la domination du chardonnay, cépage mondial, commence à lasser les palais d’un consommateur en quête de diversité.

Expression typiquement valaisanne, le fendant n’est autre qu’un vin de cépage au même titre que le riesling ou le chardonnay. Mais tous les traités d’ampélogie û l’étude des variétés de vigne û vous renverront à son nom botanique, le chasselas, souvent considéré comme le plus ancien cépage cultivé par l’homme. Pour avancer cette hypothèse, la grande spécialiste anglaise, Jancis Robinson, s’appuie sur des peintures murales du temple de Louxor, représentant une vigne qui ressemble en tout point au chasselas, importé alors en Egypte en provenance du sud du Liban. Le chasselas s’est ensuite dispersé autour de la Méditerranée. On attribue notamment aux Phéniciens de l’avoir transporté en Espagne et en Italie, voire dans la vallée du Rhône. Depuis le Moyen Age, on le cultive pour le raisin de table ; le chasselas de Fontainebleau étant particulièrement prisé depuis cette époque jusqu’à nos jours. C’est d’ailleurs au départ de cette région que de Courten, un général de Louis XV, l’introduit dans le Valais. Avec le temps, il y a pris le nom de fendant, un mot qui illustre une caractéristique du raisin dont les grains mûrs se fendent sans s’écraser, lorsqu’on les presse entre les doigts. D’autres noms lui ont été attribués en Suisse comme le dorin dans le canton de Vaud et le perlan à Genève.

Au fil des années, la viticulture du cépage chasselas est devenue anecdotique partout en Europe. Mais, en Suisse, le chasselas occupe de 30 à 80 % du vignoble, selon les cantons : la Suisse romande compte plus de 11 400 ha de vignes, sur un total national de 15 000 ha. Ici aussi, toutefois, le chasselas a énormément souffert de la concurrence. Des vins blancs plus tendance sont apparus sur le marché helvétique, comme le sauvignon et, plus encore, le chardonnay. Face à ceux-ci, plus aromatiques, plus gras, le chasselas a longtemps souffert d’une image vieillotte de vin de bistrot. Durant une bonne partie du XXe siècle, les viticulteurs suisses ont davantage cherché à produire de la quantité avec des rendements variant de 5 000 à 15 000 litres/ha. Surproduction et dépréciation du produit ont fait naître une crise profonde. On a d’abord pensé à remplacer le chasselas par d’autres cépages et à planter plus de rouge. Depuis vingt ans déjà, la Suisse s’est intéressée aux spécialités, un joli nom pour désigner tout ce qu’on peut qualifier de cépages secondaires. Le Valais est passé maître dans leur valorisation, à commencer par une belle palette de variétés autochtones. Dans les caves et les £nothèques, on déguste ainsi de la petite arvine, de l’amigne, de l’humagne rouge ou blanche…

Aucun de ces vins, quelles que soient leurs qualités intrinsèques, ne peut toutefois voler la vedette aux chasselas. Le mode pluriel n’est pas superflu car, sans s’arrêter à des rivalités sous-régionales, il y a en Suisse quasi autant de chasselas que de terroirs. Cela se comprend aisément quand on sait que ce cépage exprime peu d’arômes primaires. L’arôme primaire est celui du fruit, le  » fruité  » caractéristique du cépage. Un muscat, un riesling ont des arômes primaires très marqués. Le chasselas, en revanche, se révèle au travers de ses arômes secondaires, qui apparaissent au cours de la fermentation et ses arômes tertiaires, ceux qui se développent durant le vieillissement, et qui expriment le terroir. Dans les bonnes £nothèques ou les grands restaurants, on peut ainsi vous proposer une succession de chasselas qui se distinguent les uns des autres bien plus que par des nuances. Bien qu’à la retraite, le plus célèbre des chefs suisses, Freddy Girardet, commercialise encore une bouteille de chasselas qui porte son nom. Ce vin est le fruit d’une collaboration avec un viticulteur de son village de Féchy, Raymond Paccot.

Situé dans le canton de Vaud, le village de Féchy est une des appellations d’origine de la région viticole dite de la Côte qui s’étend le long du lac Léman, de Nyon à Morges. Outre le vin sélectionné par Freddy Girardet, Raymond Paccot produit plusieurs chasselas. Devenu le viticulteur de référence de la Côte, il exploite le Domaine La Colombe, soit une quinzaine d’hectares, plantés aux 2/3 en chasselas.  » Notre ambition, souligne-t-il, est de chercher la vérité du terroir, faire vivre le sol, utiliser des méthodes de culture naturelle ( NDLR : la moitié du domaine est cultivée en biodynamie), chercher les parcelles qui révéleront au mieux la personnalité de chaque cépage. Pour le chasselas, c’est, en tout cas, la minéralité.  » Pour être complet, il faudrait ajouter la personnalité du vigneron, qui dialogue avec le terroir, lorsque les raisins sont dans sa cave. Ainsi pour sa vigne En Bayel, situé sur un coteau riche en alluvions, il vendange tôt pour préserver la fraîcheur et il intervient un minimum au cours de l’élaboration, voulue la plus naturelle possible. En bouche, le fruit intense est marqué, comme le nez, par la pierre à fusil. Dans le village voisin de Mont-sur-Rolle, les vins issus des raisins du Petit Clos proviennent d’un terroir argileux, planté de vieilles vignes. Pour Raymond Paccot,  » sa vinification est une recherche d’équilibre permanente entre le caractère minéral charpenté et les arômes légers de fruits frais, émaillés de notes citronnées « .

Freddy Girardet, qui apprécie ce vin lorsqu’il a pris plusieurs années de garde, le conseille avec des plats salés à base de fromage, comme un soufflé ou un gratin.  » Pour En Bayel, confie le chef, je pense à un poisson du lac meunière ou braisé. Mais Raymond Paccot a aussi, avec La Colombe, un assemblage de différentes parcelles que je vois avec des amuse-gueule, comme une terrine, un pâté en croûte. Il ouvre l’appétit sans fatiguer le palais. C’est magnifique !  »

Féchy et Mont-sur-Rolle sont aussi des communes dans lesquelles Schenk, le poids lourd de la viticulture suisse, possède deux domaines, le Domaine de Martheray, d’une part, et le Château de Châtagneréaz, d’autre part. Géant européen du négoce des vins, le groupe Schenk affiche un volume de vente annuel de 170 millions de bouteilles. Il compte plusieurs vignobles et antennes commerciales à l’étranger, dont une à Waterloo, à la sortie de la forêt de Soignes. En Suisse, Schenk est présent dans les grands cantons viticoles. En Valais, par exemple, la multinationale possède le très prestigieux Domaine du Mont d’Or, 22 ha de vignes en terrasses, soutenues par 15 km de murs à flanc de coteau. Dans le canton de Vaud, le château de Châtagneréaz produit de très beaux chasselas, extrêmement bien élevés par l’£nologue maison, Alain Gruaz. Mais Schenk est surtout connu pour des vins qui sont des assemblages réalisés avec des vins achetés aux petits viticulteurs.

Barbara Courvoisier, qui habite la commune voisine du Perroy, exploite les 2 ha du Domaine de la Couronnette, propriété de la famille de son mari depuis cent cinquante ans. Elle livre une partie de ses vins à Schenk, mais ambitionne d’en commercialiser davantage au domaine. Avec Coraline de Wurstemberger (les Dames de Hautecour), elle entend attirer l’attention sur ces chasselas de la Côte.  » Nous cherchons à la fois à séduire une clientèle locale, explique-t-elle, mais aussi à sensibiliser des clients à l’étranger. C’est pourquoi nos vins sont proposés dans l’£nothèque Le Verre à Pied, à Bruxelles.  »  » Toutes deux, poursuit Coraline de Wurstemberger, nous élevons dans des foudres de chêne, où nos vins subissent les fermentations alcoolique et malolactique. Nous voudrions aussi attirer l’attention sur l’excellent comportement du chasselas lors de son vieillissement. Il prend une remarquable minéralité, des arômes de noix qui le destinent à la dégustation d’un bon gruyère, par exemple. Je maintiens et je poursuis une collection familiale de vieux millésimes en mettant de côté quelques bouteilles chaque année. La plus ancienne est un chasselas de 1895.  »

Il faut s’arrêter peu après Lausanne, pour apprécier, entre Lutry et Montreux, un des plus beaux paysages viticoles du monde, véritable fusion de la pierre et des eaux, celles du lac Léman. Si la région vous est inconnue, notez immédiatement un nom : Dézaley, l’un des deux seuls crus officiels du canton de Vaud (l’autre étant Calamin, son voisin). Pour autant que le vigneron respecte son terroir, un chasselas de Dézaley va révéler des vins puissants, moelleux, avec des parfums qui rappellent l’amande et le pain grillé, mâtinés d’arômes de miel. Si Dézaley est le porte-drapeau, incontesté jusqu’ici, tout le Lavaux mérite qu’on s’y attarde, à la recherche des meilleures bouteilles du moment. En effet, les coteaux escarpés, magnifiquement exposés, ses murs et terrasses entretenus avec un soin extrême par chaque vigneron, disposent d’un capital naturel très enviable.

C’est un sentiment similaire qu’on ressent en accompagnant Marie-Thérèse Chappaz sur le  » téléphérique  » qui vous emmène du fond de la vallée jusqu’aux plus hauts des vignobles qu’elle exploite à Fully, à 660 m.  » Avant, dans le Valais, rappelle notre interlocutrice, on descendait tout à dos d’homme. Ce parent du monte-charge a été construit il y a vingt ans. Il arrive qu’il tombe en panne, ce qui nous pose pas mal de problèmes si cela se produit durant la vendange.  » Dans le ciel, un hélicoptère exécute un curieux manège : son long filin d’acier charrie un imposant cylindre rempli à ras bord de la récolte de la journée. Les pilotes déposent les récipients vides en matinée et les reprennent en fin d’après-midi. Et on se prend à les envier, eux qui disposent d’une vue unique sur ce paysage manucuré de vignobles qui s’étend entre Martigny et Sierre, le long du Rhône, ce qui fait dire au vignerons du crû qu’ils exploitent  » le premier vignoble de la vallée du Rhône si l’on part de sa source « .

Au fur et à mesure que le téléphérique s’élève en altitude, les différentes parcelles (on parle ici de parchet) de Marie-Thérèse Chappaz se distinguent par une abondante végétation de pourpier sauvage.  » J’ai entrepris ma reconversion à l’agriculture biodynamique. François Bouchet, le spécialiste français qui me conseille, m’a dit que j’avais beaucoup de courage de le faire dans des terroirs où la mécanisation est quasi impossible.  » Mais Marie-Thérèse Chappaz n’a pas eu besoin de la biodynamie pour se forger un nom dans le monde du vin. Depuis quinze ans maintenant qu’elle a repris û seule avec sa fille û les vignes familiales, elle a construit un style de vins qui expriment de plus en plus le terroir. Sur ces coteaux escarpés, en soignant ses vignes en limitant la production par pied, elle obtient jusqu’à 14° d’alcool naturel.  » Au départ, j’ai cherché à faire des vins qui plaisent aux autres, comme si je voulais séduire moi-même. Aujourd’hui, je veux faire un vin du coin authentique.  »

Dans la liste des vins qu’elle publie (notamment sur Internet), Marie-Thérèse Chappaz propose quatre fendant, un d’assemblage et trois issus de trois terroirs différents. Pour elle, ce sont  » des vins qui frappent à notre porte pour nous réveiller par leur fraîcheur, leurs perles qui, quand elles éclatent, nous raniment, nous redonnent appétit, force et jeunesse « . Mais Marie-Thérèse Chappaz propose bien d’autres vins, à commencer par des dôle, un mot typiquement valaisan qui désigne un assemblage de rouges, essentiellement du gamay et du pinot noir. Dans le haut de sa gamme, on trouve trois Grains nobles élaborés à partir de raisins surmûris, récoltés entre octobre et janvier, selon l’année. Puis il y a ces petits trésors du cru qui ont pour nom humagne rouge ou petite arvine, deux cépages valaisans.

On ne peut quitter le Valais sans parler d’une autre  » géante du vin « . Vous ne la rencontrerez pas dans son domaine mais quelque part dans les gigantesques chais de la coopérative Provins, dont elle est l’£nologue depuis plus de vingt-deux ans. A moins qu’elle ne soit en visite chez un des 5 200 viticulteurs qui livrent leur raisin à Provins, profitant de ce fait pour emprunter les bisses, un chemin d’altitude qui emmène les promeneurs à travers tout le vignoble du Valais, à l’abri des murs de pierre sèche.  » Les bisses suivent un système d’irrigation construit au XIVe siècle, pour arroser les cultures vivrières. L’eau qui nous arrive est collectée directement dans les glaciers.  »

Madeleine Gay est la personne qui a fait naître la passion pour ce que la Suisse appelle les spécialités, classant dans le même panier des cépages autochtones presque confidentiels et des cépages importés, comme le chardonnay. La coopérative encave ainsi 25 cépages différents dont 8 typiquement valaisans. Pour mener à bien son programme, Madeleine Gay a passé contrat avec 500 vignerons qui lui permettent d’effectuer des microvinifications de grande qualité.  » Prenez le cornalin, c’est un cépage tardif qui commence à être mûr le 15 octobre. Je trouvais dommage qu’on l’abandonne. L’humagne blanche était autrefois le cépage le plus répandu du Valais, il allait disparaître. Aujourd’hui, nos efforts ont porté leurs fruits. Les connaisseurs, suisses et étrangers, s’intéressent à ces vins qui font aussi notre originalité.  »

Texte et photos : Jean-Pierre Gabriel

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