En choisissant Lupita Nyong’o, Alicia Keys ou Zoe Saldana comme égéries, l’industrie cosmétique propose enfin des images métissées. Une vision de la beauté plus nuancée pour répondre aux attentes des nouveaux marchés et de nos sociétés plurielles.

Des lettres de fans, on s’imagine qu’elle doit en recevoir à la pelle tous les jours. Celle-là, pourtant, a retenu son attention, peut-être parce qu’elle lui rappelait un peu son parcours perso, finalement. Une manière de boucler la boucle en somme, de reprendre le flambeau pour devenir à son tour  » role model  » comme d’autres femmes noires l’ont été pour elle. Invitée d’honneur du déjeuner d’Essence Black Women in Hollywood qui célèbre chaque année les femmes noires dans l’industrie du cinéma américain, Lupita Nyong’o se souvient de ces années sombres durant lesquelles, comme cette adolescente prête à se brûler le visage à coup de produits chimiques pour devenir blanche, elle priait Dieu tous les soirs dans l’espoir de se réveiller le matin un peu plus claire…  » A la télévision, je ne voyais que des peaux pâles, rappelle-t-elle. En grandissant, j’en étais arrivée à me détester. Jusqu’à ce que je voie un jour Alek Wek dans une émission. Une top aussi noire que moi qui défilait pour les plus grands ! Cette couleur que je voyais comme un obstacle, tout à coup n’en était plus un.  »

La suite de son histoire ressemble à un conte de fées moderne, comme l’Amérique aime s’en raconter. Diplômée de la section art dramatique de Yale, la jeune femme qui se définit comme  » Mexi-Kenyanne  » repart en mars dernier avec l’Oscar de la meilleure actrice dans un second rôle pour sa prestation bouleversante dans 12 Years a Slave de Steve McQueen – son tout premier film au demeurant – avant d’être désignée par le magazine People comme  » la plus belle femme du monde  » pour l’année 2014. Un titre qu’elle décroche alors que Lancôme vient tout juste de la  » signer « , faisant d’elle la première véritable ambassadrice noire de la maison française.

 » Cela fait près de dix ans que nous avons intégré la diversité dans nos prises de paroles, nuance Françoise Lehmann, directrice générale internationale de la marque. Une campagne particulièrement marquante à ce titre était celle du lancement de Teint Idole Ultra 24 h en 2010 avec Arlenis Sosa, qui est restée notre égérie pendant quatre ans. Ce qui change réellement avec Lupita, c’est que ce n’est pas un top model mais une actrice, à mettre sur le même plan que celles qui nous représentent déjà, comme Julia Roberts, Kate Winslet ou Penélope Cruz. Bien entendu, c’est aux Etats-Unis que la question de la diversité dans le monde de la beauté se posait de la façon la plus forte. L’annonce de l’arrivée de Lupita a toutefois largement dépassé le seul marché américain : ce tournant dans la sphère du luxe a été salué en Europe mais aussi en Asie. Pour certaines campagnes, Lupita n’incarnera Lancôme qu’outre-Atlantique mais pour beaucoup d’autres, elle apparaîtra sur tous les marchés.  »

Ce faisant, le label ne s’inscrit donc plus du tout dans une simple logique de  » marketing ethnique « , un modèle qui lui aussi n’a cessé d’évoluer depuis les premières campagnes qui se contentaient de cibler les besoins spécifiques de groupes particuliers.  » Lorsqu’une certaine C.J. Walker propose des produits de lissages pour cheveux aux Afro-Américaines au début du siècle dernier, elle les invite en quelque sorte à rentrer dans le moule, à se faire accepter le mieux possible par la majorité dominante en se conformant aux canons de beauté occidentaux, détaille Jean-Claude Jouret, président du master en publicité à l’IHECS (Institut des Hautes Etudes en Communications Sociales). Le but initial de ce type de marketing était donc de faciliter l’intégration. Par la suite, il a plutôt permis aux membres d’une ethnie de s’affirmer dans leurs différences. Aujourd’hui, on commence à dépasser ces clivages : les marques osent enfin choisir une égérie noire en se disant que les femmes caucasiennes aussi vont pouvoir s’identifier à elle.  » Une personne admirable au sens large, donc, pour tout ce qu’elle véhicule – beauté, réussite sociale, métier enviable… – et pas seulement pour sa couleur de peau.

ÉGÉRIES ACTUELLES

Ce pas, Givenchy vient également de le franchir en choisissant Alicia Keys comme visage de son nouveau parfum Dahlia Divin.  » Notre objectif n’est pas du tout d’essayer d’atteindre une cible particulière au premier degré, confirme Thierry Maman, directeur général des parfums Givenchy. Avec Alicia, nous faisons un pari ethnique mais pas que. Comme elle le dit très bien elle-même, elle n’est pas top model, elle assume son corps et ses formes et refuse de céder aux diktats de la taille 34. Ce choix est complètement cohérent avec la vision de la femme que défendait déjà Hubert de Givenchy : celle d’une beauté particulière avec de la personnalité, liée davantage à la force de caractère qu’à des critères esthétiques « faciles ». Audrey Hepburn, à l’époque où elle était la muse de monsieur de Givenchy, ne rentrait pas dans les canons hollywoodiens. Alicia Keys, comme Mariacarla Boscono, s’inscrit parfaitement dans l’histoire de notre maison. La street culture qu’elle représente est totalement en phase avec le travail sur la mode de Riccardo Tisci. Alicia incarne la modernité.  »

Une manière sobre d’affirmer que ces jeunes femmes,  » modernes  » donc, qui doivent aussi une bonne part de leur popularité à l’autopromotion intelligente qu’elles font d’elles-mêmes via les réseaux sociaux, ciblent avant tout les jeunes générations.  » Lupita est une égérie actuelle car elle transcende les vieux clivages raciaux, insiste Françoise Lehmann. Mais aussi parce qu’elle est active et digitale. Elle ne se contente pas d' »incarner » la marque en photo, elle la fait vivre sur le Web, sans qu’on le lui ait demandé d’ailleurs, en parlant des produits qu’elle aime sur son compte Instagram. En se servant du Net pour aider les autres à se sentir belles, elle relaye un message et soutient une cause en laquelle elle croit de manière plus forte qu’en se contentant de donner de l’argent à des oeuvres caritatives.  »

DIVERSITÉ INSPIRANTE

La liste des nouvelles ambassadrices 2014 de cette  » beauté plurielle  » qui semble si chère aujourd’hui à l’industrie cosmétique ne s’arrête pas là. Jourdan Dunn a en effet rejoint il y a quelques mois la dream team de Maybelline New York pendant que Zoe Saldana intégrait la grande famille des égéries de L’Oréal Paris.  » Jouer la carte de la diversité, que l’on parle de couleurs de peau ou d’âges, c’est bien plus qu’une simple décision marketing, assure Marion Brunet, directrice générale adjointe de L’Oréal Paris International. Notre ambition est simple : être le label préféré, aux quatre coins du monde. Nos ambassadrices sont toutes des femmes de talent, de coeur et d’engagement mais elles sont aussi parfaitement crédibles par rapport à celles qui ont le même type de peau, de cheveux ou d’âge qu’elles. Ce qui ne les empêche pas d’être aspirationnelles pour le plus grand nombre. Notre mission est d’accompagner et de traduire l’évolution de la société et d’y répondre par la diversité de nos égéries et de nos produits.  »

Un discours parfaitement cohérent avec la volonté affichée par le groupe L’Oréal de devenir à terme le numéro 1 de la beauté sur l’Afrique subsaharienne. Si cette région du monde ne représente encore que 3 % du marché mondial, les possibilités d’expansion y sont énormes. La classe moyenne, cliente potentielle de l’industrie cosmétique, pourrait atteindre d’ici à 2060 le milliard de personnes. Des perspectives qui justifient en tout cas une stratégie d’universalisation fondée sur la connaissance la plus fine possible des particularités et des attentes des consommateurs.  » Notre objectif est véritablement d’offrir des produits sur mesure adaptés aux différents styles de vie et habitudes, ainsi qu’au pouvoir d’achat des populations, que ce soit en Asie ou en Afrique, explique Geoff Skingsley, directeur général de la zone Afrique et Moyen-Orient (ZAMO). Universaliser ne signifie pas uniformiser mais s’inspirer de la diversité pour innover.  » Une démarche qui s’est traduite concrètement sur le terrain par le rachat de marques locales – notamment Dark and Lovely dont le kit No-Lye Relaxer est désormais le n°1 mondial des produits de défrisage – doublé de la mise en magasins de formats, formules, textures et couleurs adaptés chez Mixa, L’Oréal Paris et Maybelline notamment, trois marques plus abordables qui sont aussi les plus actives du groupe dans leur politique de diversité culturelle des égéries.

 » En ce qui concerne la recherche, cela fait plus de vingt-cinq ans maintenant que nos laboratoires travaillent à mieux comprendre la diversité des peaux et des cheveux sur l’ensemble de la planète, renchérit Virginie Rouchier, directrice des études consommateurs sur la ZAMO. Nous avons ainsi mis au point un atlas des épidermes du monde qui identifie pas moins de soixante-six nuances. Les « peaux africaines » en couvrent plus d’une trentaine, en allant du plus clair au plus foncé. D’une manière générale, elles sont plus souples et présentent une meilleure élasticité. Elles vont donc moins se rider. En revanche, elles sont davantage sujettes aux taches et aux dichromies. Les femmes recherchent avant tout à uniformiser leur teint et à le matifier aussi.  »

COMMUNICATION FRILEUSE

Ces besoins, assez proches finalement de ceux des visages asiatiques, l’industrie cosmétique les connaît déjà très bien. Chez LVMH, qui compte plutôt dans son portefeuille des marques de luxe – Dior, Guerlain et Givenchy entre autres – pour lesquelles le marché africain est loin de représenter une priorité à l’heure actuelle, on considère d’ailleurs la notion même de  » peaux ethniques  » comme une vue de l’esprit.  » Quand on dit « la peau noire », de quoi parle-ton exactement ? interroge Edouard Mauvais-Jarvis, directeur de la communication scientifique chez Dior. De celle qu’on rencontre en Afrique ou des peaux afro-américaines ? Les palettes de métissage vont du blanc très clair au 100 % noir sur un contient qui n’est même pas celui où elles se sont naturellement développées et auquel elles étaient adaptées pour résister à un soleil violent et à la chaleur en produisant pas mal de sébum. Ces épidermes vivent aujourd’hui dans des environnements climatiques totalement différents ! Il ne suffit donc pas de se contenter de regarder la génétique : leurs besoins ne sont plus tant liés à une origine ethnique qu’à l’endroit où ils vivent finalement.  »

Bien souvent, c’est donc au sein de gammes existantes améliorées – notamment en élargissant l’offre de couleurs et de texture – que se trouvent les réponses pour satisfaire ces visages métissés et dispersés aux quatre coins du monde. Ce qui rend le rôle de  » conseillère  » des égéries dites ethniques encore plus essentiel. A condition bien sûr que les campagnes les mettant en scène soient largement diffusées. Ainsi, si les lectrices françaises de magazines ciblant surtout les jeunes femmes pourront bel et bien voir Lupita Nyong’o associée au soin Visionnaire et aux fonds de teint de la marque Lancôme, la Belgique se contentera des versions  » caucasiennes  » des mêmes publicités.

Chez L’Oréal Paris en revanche, Liya Kebede et Zoe Saldana trusteront bien les images mais quasiment toujours associées à d’autres égéries. Une communication frileuse, multiculturellement parlant, qui n’est d’ailleurs pas le seul fait de l’industrie cosmétique dans notre pays.  » Sans doute refuse-t-on de trop mettre en avant la diversité pour ménager les susceptibilités de certains, regrette Jean-Claude Jouret. Le discours populiste ambiant a plutôt tendance à rejeter les étrangers. La Belgique, obnubilée par ses querelles communautaires, est nettement moins progressiste dans ce domaine que dans d’autres.  » C’est là que l’on se prend à rêver que Lupita, Alicia et les autres puisse faire bouger les choses…

PAR ISABELLE WILLOT

 » Cette couleur que je voyais comme un obstacle, tout à coup n’en était plus un.  »

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