Bray-on-Thames Un face-à-face 6 étoiles
Deux restaurants 3 étoiles dans un mouchoir de poche ! C’est le record enregistré par le bucolique petit village de Bray-on-Thames, dans le Berkshire, à l’ouest de Londres. Weekend Le Vif/L’Express, lui, a réuni autour d’un verre de bière les chefs Heston Blumenthal (The Fat Duck) et Alain Roux (The Waterside Inn). A l’heure de la pause, l’autodidacte surdoué et l’héritier émérite ont pris la pose pour une photo très exclusive.
Carnet d’adresses en page 96.
Qui, aujourd’hui, peut encore prétendre que les Anglais ne savent pas cuisiner ? Ne sont-ils pas à la pointe des tendances gourmandes ? Direction Bray-on-Thames, à l’ouest de Londres. Niché au c£ur de la riante campagne du Berkshire, ce petit village plein de charme compte à lui seul deux restaurants 3 étoiles : The Fat Duck et The Waterside Inn. Le premier propose des mets époustouflants relevant de la gastronomie moléculaire, tandis que le second, lui, revisite avec brio les grands classiques.
Il pleuvait ce jour-là. Le service de la mi-journée achevé, Alain Roux accepte de s’offrir une pause. Sous un grand parapluie bleu, le chef du Waterside Inn rejoint le Hinds Head, un pub de la localité. Heston Blumenthal, le chef du Fat Duck y est déjà… Une bière ? Heston se tâte avant d’opter pour une pinte de Guinness. Alain choisit sans attendre une bitter ambrée locale. Il n’en faut guère davantage pour que plus rien n’existe… » On n’a jamais fait cela « , se lancent-ils l’un à l’autre, hilares. Puis leur conversation s’installe, sur le ton de la confidence. Six étoiles auréolent la table.
Le » magicien » culinaire
Est-il en train, déjà, de surpasser l’Espagnol Ferran Adria, le chef de file de la cuisine créative (lire Weekend Le Vif/L’Express du 25 avril 2003) ? En janvier dernier, Heston Blumenthal a créé l’événement au Madrid Fusion, le sommet mondial de la gastronomie. En utilisant un appareil de laboratoire de chimie, combinaison d’un filtre et d’une machine à faire le vide, il a présenté une nouvelle manière de clarifier un consommé. Et il a aussi fait la démonstration de ses talents de » magicien » culinaire. Il a trempé une noix d’une mousse blanche expulsée d’un siphon dans de l’azote à û 200°C (contenu, lui, dans une grosse bouteille thermos) et, en un éclair, celle-ci est ressortie durcie, affichant l’aspect d’une meringue.
Pour introduire le menu de dégustation proposé au Fat Duck, le maître d’hôtel indique que, tel un cromesquis, il est nécessaire de ne faire qu’une seule bouchée de cette fameuse meringue. La petite boule fond immédiatement, pour délivrer en bouche des parfums glacés de thé vert et de citron vert. Une pointe de vodka, vient ensuite exacerber les saveurs et nettoyer la bouche au passage. Deux gelées sont ensuite servies, l’une de betterave rouge et l’autre d’orange. Le serveur suggère alors de commencer par le » carré devant vous « , de couleur orange. Qui a, ô surprise, le goût de la betterave. Quant au carré rouge il a, lui, le goût de l’orange. » Je me suis intéressé à la manière dont nous percevons les aliments, commente Heston. En fait, dès le plus jeune âge, nous nous constituons une sorte de bibliothèque de saveurs. Et cette mémoire joue un grand rôle dans notre perception future. Plusieurs facteurs interviennent pour nous rappeler un goût. Et la couleur en est un… Quand on mange, l’élément de surprise peut être formidable. En détournant des idées reçues, des points de référence, le palais devient plus attentif et le repas plus intrigant. »
Le menu de dégustation du Fat Duck égrène pas moins de 12 expériences différentes. A nul autre pareil, il justifie pleinement à lui seul, les trois étoiles que The Fat Duck s’est vu décerner le jeudi 15 janvier dernier, lors de la parution du Michelin britannique. Passer de zéro à trois étoiles en cinq ans, voilà le parcours fulgurant de Heston Blumenthal. Tout commence en 1995 lorsqu’il ouvre son restaurant à Bray-on-Thames, déjà réputé pour abriter une grande pointure de la cuisine internationale en la personne de Michel Roux, couronné de ses 3 étoiles au Waterside Inn. » Heston servait du steak et des frites, du cheese cake…, se souvient Diego Masciaga, le directeur du Waterside Inn. Un énorme bar traversait la salle. Il y proposait de très grands vins û Yquem, Latour… û au verre. C’est cela qui a fait ses premiers succès. »
Une telle simplicité dans la confection des menus s’explique alors par le fait que notre homme n’a jamais cuisiné de manière professionnelle, encore moins tenu un restaurant. Et pourtant… En 1999, The Fat Duck reçoit la première étoile, en 2002, la deuxième et, au début de cette année, la troisième. » Je suis né en ville, j’ai passé mon enfance près de la gare de Paddington, raconte Heston Blumenthal. Puis mon père a développé une affaire d’équipements de bureau. Nous avons pu déménager à la campagne. J’avais 16 ans lorsque nous avons été pour la première fois en vacances à l’étranger. Nous avons mis le cap sur la Provence… Mon père a réservé une table à l’Oustau de Beaumanière, dans la vallée des Baux, un fabuleux 3 étoiles. » Heston Blumenthal n’oubliera jamais la terrasse ombragée, l’odeur de la lavande, le professionnalisme du service, le caractère extraordinaire des plats, jusqu’aux moustaches du sommelier présentant une impressionnante carte des vins. A ce moment précis lui vient l’idée que la carrière de chef est la seule qui mérite d’être embrassée.
L’adolescent poursuit pourtant des études très ordinaires et se retrouve, faute de mieux, dans la même branche que son père. Il passe systématiquement les vacances en France avec son épouse Susanna et leurs enfants. » Nous avons été de région en région. J’économisais pour nous offrir des tables étoilées. J’ai, par exemple, un grand souvenir de Michel Bras. » Sa seule expérience culinaire professionnelle se résume à une semaine de stage passée au Manoir aux Quat’ Saisons, de Raymond Blanc, à Oxford. C’était en 1984. Elle n’eut pas de suite. Mais pendant les dix années suivantes, Heston Blumenthal dévore des livres de cuisine. » Je me suis posé une question, enchaîne-t-il : celle de la préservation de la belle couleur verte des haricots. On dit que le fait de mettre du sel dans l’eau la préserve. J’ai commencé à faire des essais à la maison, pour comprendre le mécanisme. »
Cet intérêt pour l’analyse raisonnée de la cuisine n’est pas neuf. Parmi ses livres de chevet, Heston Blumenthal compte un ouvrage totalement mé-connu en Europe : » On Food and Cooking » du Californien Harold McGee. Publié voici tout juste vingt ans, ce livre se veut une approche scientifique de l’art culinaire, détaillant, entre autres, pourquoi nous pleurons en pelant des oignons ou quel est le rôle d’un émulsifiant. L’autodidacte britannique prend contact avec le Français Hervé This, le père de la gastronomie moléculaire. » Je trouve cependant que ce terme est trop hermétique pour le public, estime-t-il. Moléculaire semble compliqué et gastronomie évoque un élitisme. Je préférerais qu’on parle de science culi-naire. »
Heston Blumenthal se procure aussi la liste d’une quarantaine de scientifiques britanniques qui planchent de près ou de loin sur le sujet et les appelle l’un après l’autre, pour trouver une réponse à la fameuse question de la couleur des haricots. Les rencontres se succèdent. Des chercheurs passionnés de nourriture et de saveurs trouvent enfin un chef qui prolonge dans sa cuisine leurs interrogations. Depuis lors, Heston Blumenthal n’a cessé d’étayer son réseau de scientifiques férus de la chose alimentaire, de la perception psychologique des goûts, à l’analyse des arômes.
C’est ainsi que la construction de ses recettes a pris des dimensions nouvelles, pour s’élever au-dessus de la mêlée. Du caviar » emprisonné » dans du chocolat blanc ? Complètement pris par son sujet, Heston Blumenthal fait vivre à son interlocuteur en direct le moment où, fondant dans la bouche, le chocolat délivre le goût salé du caviar, offrant une expérience culinaire inédite : » La sensation est plus forte que la simple alliance du sucré et du salé car les deux ingrédients contiennent chacun des dérivés d’acides aminés essentiels qui interagissent selon une mélodie parfaite. »
Le même souci d’analyse prévaut pour son gaspacho de chou rouge, glace aux graines de moutarde : » C’est en lisant le dictionnaire Oxford de la nourriture que j’ai appris que le goût poivré des choux vient de l’huile de moutarde. J’ai donc imaginé de servir ce jus de chou rouge cru, avec une glace aux graines de moutarde. La seule chose qui perturbe encore les clients est sa couleur particulière, presque pourpre. »
Et manger, se nourrir, se délecter dans tout cela ? Pour Heston Blumenthal, la cuisine n’est pas un laboratoire ! » Sa mission, souligne- t-il, est toujours d’essayer de créer des mets les plus délicieux qui soient : j’ai envie que la première cuillerée donne envie de la deuxième, que le goût enregistré renforce l’envie de profiter pleinement du reste du plat. »
Peu de chefs ont, à ce jour, et en si peu de temps, étudié, décrypté, ce qui peut se passer au cours de la création d’un plat. Et les 8 personnes du Fat Duck qui travaillent toujours dans la même cuisine étriquée des débuts produisent un menu û et une grande carte û d’une exceptionnelle tenue. Sans oublier û ou renier û les émotions ressenties au mythique El Bulli de Ferran Adria, à Rosas, en Espagne, il faut se rendre à l’évidence : The Fat Duck est déjà une étape plus loin. Les constructions semblent plus complexes, font appel à plus de facteurs encore. Heston Blumenthal, le jeune 3 étoiles de 38 ans, nous ouvre les portes d’une belle et grande galaxie de saveurs. Sans doute infinie, comme l’univers.
La dynastie Roux
Dans les dictionnaires culinaires, depuis quelques décennies déjà, le mot Roux ne désigne plus seulement cet épaississant de sauces, mélange de farine et de beurre. Une seconde entrée bien plus noble y figure, illustrée de deux portraits : ceux des frères Albert et Michel Roux. L’aîné et le cadet des Roux ont démarré dans le métier à l’âge de 14 ans. Ensemble, les deux fils de Charolles, en Saône-et-Loire, ont monté à la dure les échelons du succès pour émigrer à Londres en 1967 et y participer activement à la révolution de la cuisine anglaise. Leur histoire commune est celle d’un ouragan. Depuis l’ouverture de leur restaurant londonien Le Gavroche, les deux frères ont multiplié les projets. » Nous avons même eu notre usine, confie Michel Roux. Toutes entreprises confondues, nous avons occupé jusqu’à 450 salariés. Nous avons vécu, et symbolisé même, la métamorphose culinaire de l’Angleterre. Autrefois la gastronomie était chose vulgaire, comme le sexe. Maintenant, vous avez le choix entre une quarantaine de programmes culinaires à la télévision, chaque semaine. Les chefs sont devenus des stars. »
Avec huit livres publiés et plus d’un million d’exemplaires vendus, Michel est le plus médiatique des frères Roux. Tandis qu’Albert, aujourd’hui remplacé par son fils Michel Jr, est resté au Gavroche, il a choisi, lui, de s’installer à Bray-on-Thames. Depuis 1985, le Waterside Inn s’enorgueillit de 3 étoiles Michelin. Mais depuis qu’il a fêté son 60e anniversaire, Michel a confié l’établissement aux bons soins de son fils Alain. Retraité surbooké, il partage désormais son temps entre le conseil pour des bateaux de croisière, des conférences, de nouveaux livres, une auberge dans le Suffolk…
» Voilà quatorze ans que je suis au Waterside Inn et je compte bien y rester « , martèle Alain. Côté tempérament, le fils semble à l’opposé du père, bien plus timide, bien moins médiatique. Son univers à lui, c’est sa cuisine avec ses deux grosses douzaines de jeunes cuisiniers enthousiastes. Les bases sont totalement françaises, indéboulonnables. Et on ne peut s’empêcher d’admirer le bel ouvrage, comme ces tendrons de veau qui braisent lentement avec leur garniture de légumes et d’aromates. » Certes les saveurs évoluent, poursuit Alain. Chacun de mes voyages est l’occasion de glaner un mode de cuisson, un accord d’épices. Nous pensons changer de fourneau l’an prochain. Nous y intégrerons notamment la plancha, qui permet des cuissons plus homogènes que la poêle. »
Alain Roux a lui aussi gravi tous les échelons au sein des brigades. Comme son père, il a commencé par la pâtisserie, un métier qui lui inspire le plus profond respect : » pour le travail minutieux, les tours de main particuliers, le goût sucré. » Ce n’est donc pas un hasard si une de ses plus grandes fiertés de ce printemps réside dans un soufflé à la rhubarbe délicatement titillé par une pointe de framboises. » Le soufflé a toujours été un point fort des Roux, note Alain. Mais ici, je suis arrivé à une légèreté qui me plaît, combinée au caractère acidulé de la rhubarbe, une plante dont les Britanniques raffolent. »
Succéder à son père, maintenir les 3 étoiles, est un vrai challenge. Car il faut, coûte que coûte, produire la perfection que le millier de convives qui fréquentent le Waterside Inn chaque semaine attendent. » Vingt-cinq ans de tradition imposent que l’on garde des incontournables, souligne Alain Roux. Les clients fidèles viennent aussi pour cela. Il y a aussi des nouveautés qui sont déjà de nouveaux classiques, que l’on reprend l’année suivante à la même saison. Ce sera le cas du soufflé à la rhubarbe ou, sans doute, de ce suprême de pigeon que je fourre avec de la poitrine de caille. » Ce mets raffiné affiche une cuisson parfaite du pigeon révélant, comme par surprise, le fondant de la chair de caille, le tout animé par du citron et témoigne de la maîtrise des plus grandes tables. » En cuisine, il y a très peu d’inventeurs, conclut Alain Roux. Nous proposons des interprétations, voire des créations. Mais cela ne signifie pas pour autant que dans les prochaines années je n’utiliserai ou je n’adapterai pas… une des innovations d’Heston Blumenthal. »
Texte et photos : Jean-Pierre Gabriel
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