Si les Français ont leur Monsieur Hulot, c’est un certain Mr Hublot qui fait parler de lui en Belgique. Comptable quelque peu névrosé, le personnage du plasticien Stéphane Halleux a pris vie le temps d’un court-métrage d’animation… couronné d’un Oscar !

Depuis que sa curieuse créature s’est vu auréoler d’une statuette, à Hollywood, plusieurs provinces wallonnes revendiquent l’origine de Stéphane Halleux. C’est le cas de la province de Liège, où cet illustrateur de formation est né en 1972, mais aussi de celle du Luxembourg où il a longtemps travaillé. Namur est également en course car c’est là, à Mohiville, hameau rural de la commune de Hamoir, qu’il vit avec sa compagne, la chanteuse Li-Lo, et ses enfants. Dans l’ancienne crèmerie, où il a également installé son atelier, des pièces issues de vieilles machines, des boutons et interrupteurs, des claviers d’ordinateurs ou encore des échantillons de cuir et de daim forment un joyeux bric-à-brac.  » Chaque semaine, je rentre à la maison ma voiture pleine de vieilleries. J’ai besoin d’espace pour ranger toutes mes trouvailles, les photographier et les enregistrer de façon à pouvoir les retrouver ensuite. Cet espace, je l’ai déniché par hasard, entre Namur et Ciney. C’est un endroit où il fait bon vivre. En fait, je suis de partout et de nulle part. Je me considère avant tout comme un citoyen du monde. Le succès me permet désormais de gagner ma vie en tant qu’artiste et d’exposer où bon me semble « , explique ce charmant géant à la voix de baryton.

C’est lors de son exposition à l’Absolute Art Gallery de Bruges, en mai dernier, que nous avons rencontré Stéphane Halleux… Au beau milieu de ses robots bizarres – un cosmonaute, un pilote d’avion ou encore un fonctionnaire sur son skate -, toujours munis d’accessoires étranges tels qu’une valisette de secours en cas de mal à l’estomac, un fauteuil roulant avec récup’ des excréments ou un pulvérisateur pour insectes. Nés d’un imaginaire foisonnant et fabriqués artisanalement avec un sens du détail particulièrement développé, ces drôles de bonshommes n’ont jamais l’air bien méchant. Ces habitants d’un univers post-industriel absurde dégagent plutôt quelque chose de comique, passé et futur se livrant une rude concurrence dans chaque oeuvre. Avant même que le coup d’envoi de cette exposition brugeoise ne soit donné, la plupart des pièces de ce bestiaire mécanique étaient déjà vendues.

Le succès n’est pas arrivé du jour au lendemain pour vous…

C’est le moins qu’on puisse dire ! Le chemin fut long. En dernière année à l’école Saint-Luc de Liège, je fabriquais déjà des personnages grotesques et d’étranges véhicules. Mais pas une seule seconde je n’envisageais pouvoir un jour en vivre. J’étais passionné par le cinéma et la bande dessinée, ce qui m’a conduit à rejoindre un studio d’animation au Grand-Duché. Très vite, je me suis senti frustré par l’industrialisation et les limites créatives auxquelles j’étais confronté. J’ai ensuite repris une boutique de seconde main à Messancy, dans la province du Luxembourg. C’est là, entouré de vieux meubles et objets, que je me suis remis à bricoler. Je me suis alors retrouvé face à un choix difficile : soit garder un job me garantissant des revenus fixes, soit prendre le risque de faire ce dont j’avais envie, sans sécurité d’emploi. J’avais des économies et je me suis donné un an pour préparer une première expo. L’argent a malheureusement manqué bien plus tôt que prévu. A la fin de l’année, les factures impayées s’amoncelaient déjà. Je n’en dormais plus ! J’étais presque sur le point d’accepter un poste mal payé de  » mouleur  » pour un sculpteur réalisant des bronzes mais, miraculeusement, ma présentation, à la galerie luxembourgeoise Schortgen, fut un succès. J’y ai non seulement vendu toutes mes oeuvres mais on m’a également proposé de monter une seconde expo. J’en ai mis de nombreuses autres sur pied par la suite…

Etes-vous issu d’une famille d’artistes ?

Mon papa était professeur de français et s’intéressait beaucoup à la littérature. Il était aussi  » anti-télévision « . Celle-ci était cachée dans une armoire et c’était un véritable événement lorsqu’on avait le droit de la regarder. Je ne pouvais jamais discuter avec mes copains des dessins animés et des séries télévisées de l’époque, comme Hulk ou L’homme qui valait trois milliards. Nos parents préféraient nous emmener voir des expositions. J’avais aussi tout le loisir de dessiner et de bricoler. Je devrais d’ailleurs être plus reconnaissant envers mon père de m’avoir permis de développer mon imagination. Je suis moi-même prudent aujourd’hui. Car si la télévision, Internet et les jeux vidéo permettent d’accumuler des informations, ces outils ne forcent pas la créativité. Lorsque j’interdis momentanément à mes enfants de les utiliser, ils se mettent spontanément à peindre ou à bricoler.

Ils sont naturellement inspirés par vous…

Pas sûr. Ils sont tellement habitués à mes sculptures qu’ils n’y prêtent plus attention. Parfois, après une nuit entière passée dans mon atelier, je place fièrement mon dernier-né sur la table de la cuisine et ils se contentent de disposer les éléments du petit-déjeuner autour.

Comment naissent vos personnages ?

Chacun d’eux est composé d’une structure en bois. Un simple détail peut me donner une idée – l’ornement d’un capot de voiture rappelant un bec d’oiseau par exemple. Je me mets alors devant une feuille et je fais évoluer le croquis au fil de mes trouvailles. La finalité est inévitablement différente du schéma initial car je ne sais jamais à l’avance ce que je vais parvenir à dégoter. Je trouve principalement les accessoires que j’utilise sur des brocantes. Un grille-pain des années 50 peut ainsi conférer une âme à mon assemblage. J’ai déjà fabriqué un véhicule à l’aide d’un vieux projecteur et j’aime le fait que celui-ci ait diffusé des dizaines de films vus par des milliers de gens. Pour les vêtements, j’utilise des vestes en cuir usées, que les vendeurs de la place du Jeu de Balle, à Bruxelles, me mettent de côté. Cela humanise mes créations. On dirait qu’elles ont beaucoup voyagé, tout vécu.

Vous semblez aimer interpréter les rêves secrets des bureaucrates…

J’avoue que la fonction publique m’intrigue : la paperasse, les règles… Tout est si strict. C’est un boulot honorable mais je suppose qu’il ne s’agit pas toujours du job rêvé. C’est ce qui m’amène à imaginer des hommes ou des femmes se trouvant toute la journée derrière un guichet à coller des timbres enfoncer tout à coup un casque à hélices sur leur tête et prendre la fuite. J’apprécie quand les éléments entrent en collision. Comme un fonctionnaire assis sur un siège éjectable ou un super-héros qui pointe chaque matin et bosse de 9 à 17 heures.

Projetez-vous un caractère sur chacune de vos inventions ?

Pendant le processus de fabrication, je passe beaucoup de temps en tête-à-tête avec elles. J’ai donc tout le loisir d’échafauder leur histoire. Lorsque j’ai installé un clavier sur le ventre de Mr Hublot, et un compteur sur le haut de son visage, j’ai su qu’il serait comptable. Lorsqu’il est surpris ou agité, les chiffres s’emballent sur son front. J’allie donc des traits de caractère à des aspects plus techniques. Même si ces derniers restent fictionnels puisque rien ne fonctionne véritablement. Ce qui me différencie de Panamarenko. En effet, ses sous-marins peuvent en principe naviguer et ses avions voler. Lorsque j’ai exposé pour la première fois à la Lineart Art Fair, à Gand, de nombreux visiteurs me comparaient au sculpteur belge. Mais étant issu de l’univers de la bande dessinée et de l’animation, j’ignorais son existence. Et c’était sans doute mieux ainsi. Sans quoi, je me serais probablement interdit certaines choses, de crainte que cela ne fasse trop penser à lui. Ce qu’il fait est absolument fantastique et il est vrai qu’il y a des similitudes. Mais cela ne me met pas mal à l’aise car il met davantage l’accent sur la machinerie que sur les personnages.

Le cinéma est une tout autre discipline. Avez-vous dû faire des compromis ?

J’ai rapidement reçu des propositions pour des films d’animation basés sur mes créations, même venant des Etats-Unis. Mais lorsque vous signez un contrat là-bas, vous n’avez plus rien à dire ensuite. J’avais peur de ne pas pouvoir être en mesure d’intervenir si quelque chose ne me plaisait pas. C’est la raison pour laquelle j’ai préféré collaborer avec un studio plus petit et plus proche de mon domicile, de façon à pouvoir m’y rendre de temps en temps et donner mon avis. J’ai finalement choisi le réalisateur Laurent Witz, que je connaissais déjà. Il est français mais possède une boîte d’animation au Luxembourg. Il est vrai que le cinéma est un univers très différent. Lorsque je conçois une sculpture, j’offre à chacun le droit de l’interpréter librement. Dans le septième art, on impose un récit au spectateur. Même s’il était formidable de voir Mr Hublot s’animer tout à coup, les concessions ont effectivement été inévitables. En réalité, mon scénario original comportait une bonne dose d’humour noir. Laurent Witz a néanmoins dû adapter le texte afin de le rendre accessible à un public plus large. La prochaine étape est un long-métrage. L’expérience pourrait être très intéressante. Même si, dans ce cas, Mr Hublot sera encore plus humanisé et le résultat encore plus éloigné de l’original. Nous sommes actuellement en pleine discussion avec des agents et au stade des tracas concernant les droits d’auteur. Mais rien n’est encore définitivement signé.

Le succès vous contraint-il à produire davantage ?

Absolument. D’un point de vue financier, c’est naturellement rassurant. Je sais que l’argent rentre, que je peux manger à ma faim et habiller correctement mes enfants. C’est motivant, surtout quand on a connu des temps plus durs. Mais l’idée qu’un galeriste soit en attente d’un certain nombre de pièces dans un délai imparti me stresse… et j’avance moins efficacement sous pression. L’idéal serait de pouvoir déléguer la partie administrative de façon à me concentrer sur ce que je préfère faire : créer et bricoler. A chaque fois qu’une oeuvre est prête, elle part chez un client. Certaines galeries sont même sur liste d’attente. Mais je ne fabrique pas seulement ces créatures pour des gens qui peuvent se permettre de les acheter. Je prends autant de plaisir à en exposer quelques-unes pour le grand public.

Vos sculptures sont  » très belges « , non ?

C’est ce que l’on me dit, même à l’étranger. Elles dégagent visiblement quelque chose d’indéfinissable, entre le surréalisme et la dérision. C’est bien souvent ce qui nous caractérise, nous les Belges, même si nous n’en sommes pas toujours bien conscients. A Paris, les gens aiment se moquer gentiment de nous mais ils sont également surpris par notre autodérision. C’est d’ailleurs quelque chose que nous avons en commun, Flamands et Wallons. Cet esprit prend le dessus sur le fossé communautaire : nous rions des mêmes choses. A Bruges, je me sens chez moi. Je n’ai pas le sentiment d’être dans un autre pays. Le monde de l’art est désormais très orienté vers l’international. Et je remarque que la Belgique s’exporte actuellement très bien et ce, dans des disciplines diverses. C’est en quelque sorte un label de qualité.

www.stephanehalleux.com

PAR LINDA ASSELBERGS

 » Je suis de partout et de nulle part. Je me considère avant tout comme un citoyen du monde.  »

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