Pour sa collection printemps-été 2005, tout en subtilité et en féminité, le Belge Bruno Pieters s’est inspiré de l’univers des films d’Antonioni. Rencontre dans son atelier d’Anvers avec ce metteur en scène de mode aussi mystérieux qu’élégant.

Carnet d’adresses en page 178.

Bruno Pieters aime découper sa carrière en séquences, comme un film de Michelangelo Antonioni, dont il est un fervent admirateur. La première partie pourrait s’appeler  » le rêve « , elle raconterait ses saisons haute couture, en deux temps : le tailleur (automne-hiver 01-02) et la blouse (été 2002). La deuxième partie s’intitulerait  » la réalité  » et ferait le récit de ses années de maturité, de la découverte de l’univers du prêt-à-porter avec deux premiers défilés que le créateur qualifie lui-même de  » rock and roll  » suivis de deux autres directement inspirés de l’univers cinématographique.

Pour cette collection printemps-été 2005, c’est  » Zabriskie Point  » (1970), une des £uvres du célèbre réalisateur italien, que Bruno Pieters, diplômé de l’Académie d’Anvers, qui a travaillé chez Martin Margiela, Joseph Thimister et Christian Lacroix avant de lancer sa propre collection, a choisi comme point de départ. Le désert américain, la Vallée de la Mort et sa chaleur suffocante filmés par Antonioni lui ont inspiré des vêtements fluides, des shorts bouffants, des robes en jersey dans des couleurs sable et ocre.

Unité de temps, de lieu et d’action. Bruno Pieters construit ses collections comme une pièce de théâtre classique, avec une rigueur implacable. Dans ses ateliers aux murs blancs et nus, situés au premier étage d’un immeuble moderne de la Aalmoezenierstraat à Anvers, on retrouve cette même rigueur. Un espace épuré, minimaliste et efficace qui ne laisse pas de place au superflu. Derrière une grande porte blanche, on découvre, assis à son bureau, un jeune homme d’une élégante sobriété habillé d’un jean (on apprendra par la suite qu’il est griffé Costume National), d’un col roulé rouge dissimulé sous un caban de marin, d’une écharpe (de seconde main) et chaussé de bottes (signées Veronique Branquinho). Des lunettes à la monture seventies reposant sur un visage au teint porcelaine lui donnent l’allure de Saint Laurent des premières années. Un compliment qu’il accepte volontiers. Il est, depuis tout petit, un admirateur du grand couturier. Mais derrière ces verres légèrement teintés, le regard de ce Flamand né à Bruges est, comme la lumière du Nord, aussi doux et radieux que froid et impénétrable. Le regard fixé sur son site Web, il passe en revue sa collection printemps-été 2005. On comprend d’emblée qu’il va être davantage question de travail que de vie privée.

Sur l’écran de l’ordinateur, Bruno Pieters fait défiler un beau tableau de silhouettes évanescentes, subtiles et féminines, qui semblent émaner du pinceau d’un peintre à la technique pointilliste.  » Je suis très sensible aux ambiances. J’accorde beaucoup d’importance au tableau d’ensemble, à la musique, à l’éclairage, confie le créateur. Pour cette collection printemps-été 2005, j’ai essayé de retranscrire les couleurs du film ô Zabriskie Point « . Sa précédente collection automne-hiver s’inspirait, quant à elle, de  » Jonathan Livingstone Seagull  » (le film de Hall Bartlett d’après l’£uvre de Richard Bach, sorti lui aussi dans les seventies). Tel un héros d’Antonioni (on songe au photographe incarné par David Hemmings dans le film cultissime  » Blow Up  » de 1966), Bruno Pieters aime aussi passer derrière l’objectif. Pour sa carte blanche parue dans Weekend Le Vif/L’Express, le 14 janvier dernier, il signait une production de mode en clair- obscur où les images, au grain apparent, oscillaient entre rêve et réalité révélant des ambiances plus suggérées qu’imposées. Sur la photographie qui faisait la couverture, des gouttes d’eau, ruisselantes, telles des perles, le long d’un visage mince et pâle, illustraient cette empreinte pointilliste propre au créateur anversois. Styliste, photographe, metteur en scène et directeur artistique, Bruno Pieters aime multiplier les fonctions.  » Depuis les invitations jusqu’aux éclairages en passant par la musique et la chorégraphie, je veux tout contrôler, avoue-t-il. C’est un peu mon défaut. Je suis un perfectionniste. Je n’aime pas déléguer. Je veux avoir un £il sur tout.  » La seule personne qui a un droit de regard, c’est Frédérique, sa s£ur aînée qui le suit depuis le début. C’est d’ailleurs elle qui prend ses rendez-vous, gère ses interviews et assure le suivi de sa communication. A ses côtés, Natacha et Julie, sont les deux autres jeunes femmes qui £uvrent avec discrétion et efficacité au sein de la société Intermasco qu’il a fondée à Anvers.

Lignes baby doll

 » J’adore travailler avec des femmes, explique Bruno Pieters. Je les trouve plus ambitieuses, plus minutieuses, plus perfectionnistes, plus agréables. Elles savent ce qu’elles veulent. Un homme décide pour lui, en fonction de son idéal féminin. Je me soucie de la femme et je demande toujours l’avis de ma s£ur ou du mannequin sur mes vêtements.  » Rien d’étonnant alors à ce que sa collection soit d’une féminité extrême. Ce rose pâle, ce lamé or ou argent, ces lignes baby doll que viennent souligner des robes à taille haute, ces pantalons fluides, ces jerseys et ces mousselines de soie, ces blouses aux épaules étroites, ces transparences, l’utilisation du lin glacé verni décliné sur des combi-shorts ou encore cette robe incorporant un corset… tout chez Bruno Pieters célèbre la femme. Jusqu’aux drapés et aux plissés, rappelant le travail d’une autre étoile montante, la Grecque Sophia Kokosalaki ( lire aussi Weekend Le Vif/L’Express du 25 février dernier), qui sont le reflet de sa grande technique apprise sur les bancs de l’Académie d’Anvers :  » J’ai toujours travaillé le drapé et le plissé. Ce sont des constantes dans mes créations.  » Du coup, sa collection, qui a reçu un accueil enthousiaste dans la Ville lumière, paraît plus parisienne, moins belge. Bruno Pieters sourit. Il réfléchit :  » Peut-être… J’ai habité à Paris pendant deux ans, c’était avant mes collections, lorsque j’ai travaillé pour Martin Margiela puis pour Christian Lacroix. J’admire beaucoup Christian Lacroix. Il m’a envoyé une lettre personnelle d’encouragement. Cela m’a beaucoup touché.  » Bruno Pieters glisse au passage qu’il a été approché par la maison Scherrer, à Paris. Pour l’instant, il ne peut pas en dire davantage. En attendant, il reste anversois et se concentre sur ses propres collections :  » Paris était une expérience fabuleuse mais pour créer, j’ai besoin du calme d’Anvers. Il y a plein d’énergie à Paris mais ici je ne suis pas distrait . »

La quiétude de la ville flamande semble lui réussir. Sorti diplômé de l’Académie d’Anvers à 23 ans, Bruno Pieters vient d’entamer, à 27 ans, sa septième saison prêt-à-porter. Pas de dispersion donc pour ce jeune homme qui fuit les mondanités au point de risquer parfois de s’isoler du reste du monde.  » Je suis dans ma bulle, reconnaît-il. Parfois, je me dis qu’il faudrait que je sorte davantage pour aller me nourrir des autres. Je n’achète des magazines que si j’y suis, je ne regarde que ce qui me concerne. Je ne lis plus rien et me déplace peu. Mes vêtements voyagent davantage que moi !  »

Ses dernières escapades ? Moscou, où, en octobre 2004, il participait à l’Albomoda festival aux côtés d’autres stylistes belges (A.F. Vandevorst et Haider Ackerman), et Paris, où il présentait le 28 février dernier sa collection automne-hiver 05-06. Une collection qui puisait cette fois dans les années 1920 et le style Art déco. L’Anversois s’est également autorisé une incursion dans l’univers de la danse en dessinant les costumes du spectacle  » Kassandra  » de la chorégraphe belge Anne Teresa De Keersmaeker, présenté au théâtre de la Monnaie à Bruxelles en mars 2004.  » Je me suis rendu compte que c’était très enrichissant de s’ouvrir à la création des autres, s’enthousiasme-t-il. J’ai besoin de recommencer à découvrir d’autres univers, de reprendre un peu d’oxygène.  »

Mais l’isolement a payé. Ainsi sa collection printemps-été 2005 a-t-elle été désignée comme la meilleure par les journalistes parisiens. Une louange qu’il accueille avec philosophie.  » Pour moi, c’est toujours la prochaine la meilleure, dit-il. J’ai toujours la collection suivante en tête. Il n’y a pas de blancs. Sinon, ça m’inquiète. J’ai peur de ne pas savoir. Normalement, les idées me viennent tout de suite, si ce n’est pas le cas, c’est mauvais signe.  » Bruno Pieters serait-il un inquiet ? On se garde de poser la question. On préfère plutôt parler de ses projets, de sa récente collaboration avec la maison Delvaux pour laquelle il a signé, la saison passée, sous la direction artistique de Laetitia Crahay, le Léon, un sac à main format sacoche en cuir souple.  » Pour la fin de l’année 2005, nous avons un projet d’accessoires pour l’homme « , précise-t-il avec enthousiasme. Il attrape le Léon, l’accroche à l’épaule, se lève pour aller ouvrir la fenêtre et allume une cigarette. Il se déplace lentement, comme ses modèles. Bruno Pieters a la courtoisie et la distinction naturelles. Même si, pendant une heure, il n’a pas dévoilé grand-chose de sa vie, de son intimité, on a compris d’où venait cette subtilité, ce raffinement que l’on apprécie tant dans sa collection estivale. Et finalement, on se dit, en le quittant, que c’est sûrement l’essentiel.

Agnès Trémoulet

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content