pour découvrir le pays dans ce qu’il a de plus authentique, il faut aller des rives du fleuve, où l’on croise pêcheurs, bourlingueurs, braconniers et trafiquants, jusqu’au lac tonlé sap, qui héberge d’incroyables villages flottants.

Pierrot, dit l’Auvergnat est une star à Phnom Penh. Tandis qu’il sermonne les mômes qui font la manche, mais aussi les touristes qui les prennent en photo, son prénom circule le long du quai Sisowath et sur l’embarcadère pour le lac Tonlé Sap. Il y a six ans, las de ses pérégrinations à travers le monde, ce bourlingueur a jeté son sac dans la capitale décatie. On le trouve à coup sûr à l’heure du pastis, traînant la savate dans son restaurant La Croisette, face au fleuve. Ou le soir, quand il attaque une bourrée sur son synthé, la tignasse ébouriffée par les caprices du ventilateur.

Ornée de plantes tropicales et de fauteuils en rotin, la terrasse en angle de La Croisette est un lieu stratégique pour observer les aventuriers du Mékong, échoués dans ce pays par goût, par vice ou par nécessité. On voit défiler les pousse-pousse grinçants et rafistolés, tirés par des coolies aux mollets d’acier et aux pieds nus, les expatriés en Jeep, les  » filles « , qui prolifèrent depuis l’intervention des Casques bleus en 1991, les chasseurs de rubis en partance pour d’improbables eldorados truffés de gemmes, mais aussi de mines antipersonnel.

Sur le quai déambulent des pillards qui ratissent la jungle au peigne fin, à la recherche du moindre vestige oublié, qui sait, un doigt, un orteil, une statue décapitée, provenant des temples vieux de huit siècles et négociables à prix d’or chez les antiquaires de Bangkok. Il y a enfin les braconniers qui trimbalent sur leur dos des sacs en toile de jute contenant des cobras ou des os de tigre. Une vingtaine de félins subsistent le long du Mékong, rôdant la nuit autour des ruines des villas coloniales incendiées dans les années 1970 par les Khmers rouges. Pour les capturer, les paysans n’hésitent pas à placer un chevreuil en appât sur une mine : alors qu’au Cambodge le salaire moyen est de 6 dollars américains par mois, les Chinois offrent 8 000 dollars cash pour un kilo d’os de tigre destinés à la médecine traditionnelle.

Chez Pierrot, les habitués passent volontiers derrière le bar. Ce soir, un mécano guyanais à lunettes noires vient se servir une Angkor Beer, suivi par une Suissesse qui travaille dans une ONG. Cela fait six mois qu’elle est au Cambodge, et elle en sait plus sur la prostitution que la brigade spéciale de Phnom Penh :  » Tout se passe au bord du Mékong, au kilomètre 11. Il y a là un supermarché du sexe sur pilotis, où tout se vend et s’achète.  » Droit devant, au milieu du fleuve, le bateau de la compagnie Mékong Express file vers Angkor. Les touristes sont entassés sur le toit de l’embarcation. La tête enroulée dans un krama, le foulard cambodgien déniché dans les stocks du bazar central, ils vont visiter les temples khmers, inscrits au Patrimoine mondial de l’humanité, qui ne désemplissent pas depuis trois ans. Selon les statistiques officielles, 400 000 touristes se sont rendus à Angkor en 2002. Le site offre 4 000 chambres d’hôtel et ses palaces sont la copie conforme de ceux que l’on trouve en Thaïlande. Pour limiter la circulation dans les temples, les autorités cambodgiennes réfléchissent à un système de navettes à moteur électrique ou imaginent des balades à dos d’éléphant. Un projet d’escalier roulant a été évité de justesse et des immeubles flottants, identiques à ceux qui croisent sur le Nil, sont à l’étude pour remonter le Mékong à partir de son delta.

Devant le nombre de guides qui se bousculent pour alpaguer les étrangers à Siem Reap, le débarcadère, on décide d’attendre le lendemain pour se rendre à Angkor au petit jour, lorsque la douceur de l’air et le silence reprennent le dessus et que la horde de mendiants n’est pas encore à son poste. On patiente en se perdant dans les méandres du fleuve et de son affluent, un chenal de quelque 100 kilomètres qui mène au lac Tonlé Sap.

Pendant la saison des pluies, les eaux grossies du Mékong viennent se déverser dans ce lac, dont la superficie passe alors de 2 700 à quelque 10 000 kilomètres carrés, 4 500 pêcheurs nomades, vietnamiens et cambodgiens, dont les profils n’ont rien à envier aux statues du temple Bayon figées dans le grès rose, vivent depuis le XIXe siècle sur l’immense étendue d’eau, résolument accrochés à leurs paillotes bancales qui dérivent parfois de 6 kilomètres au moment de la décrue. Toutes sont construites sur le même modèle : quatre murs en feuilles de latanier, un toit à double pente et un sol en bambou reposant sur un ponton en planches de palmier à sucre. Lorsque le Mékong se retire, on peut voir glisser lentement le poste de police, l’église, le temple bouddhiste et même l’hôpital, où le médecin, très fier de sa table d’accouchement en bois, s’insurge contre le manque chronique de médicaments. L’école dérive aussi, avec ses enfants qui chantent Frère Jacques, parfois les pieds dans l’eau, quand ils sont trop nombreux et que la barge s’enfonce sous leur poids.

Les familles qui habitent les villages flottants situés de part et d’autre du chenal de navigation vivent de la pêche. Le temps fort de leur activité correspond à la décrue, lorsque les poissons-chats venus frayer dans le lac refluent avec les eaux du Mékong. En l’espace de quelques jours se déroule une gigantesque traque qui mobilise tous les habitants du lac, mais aussi les cormorans, les pélicans, les canards et les aigrettes, sans oublier les singes, avides de nourriture fraîche. Les pêcheurs enferment leurs prises dans des nasses en bambou et des viviers accessibles par une trappe située à l’intérieur des maisons. Ils les engraissent avant de les tuer pour en faire des condiments destinés à la Malaisie.

Le bateau en provenance de Phnom Penh progresse lentement à travers ce petit monde aquatique, dans une forte odeur d’algues, de soupe et de nuoc-mâm mêlés. Il effleure les frêles habitations, fait tanguer la boutique de l’épicier, la station-service, la quincaillerie, l’église, un bar et ses musiciens, et le cabinet du dentiste, qui pose des couronnes en or au-dessus de son vivier. L’embarcation effectue de brèves escales. A Kompong Luong, comme chaque soir, des ouvrières des fermes à poissons attendent, de l’eau jusqu’à la taille, une barque hypothétique pour rejoindre leur maison, car la plupart des villages ne possèdent pas de ponton.

Le débarcadère de Siem Reap fait office de terminus. Si l’on veut poursuivre son exploration, il faut embarquer sur une jonque ventrue, vestige de l’Indochine. Grâce à son fond plat, elle se fraie un chemin au milieu des barques vietnamiennes en jonc tressé, qui faisaient, il y a dix ans à peine, l’attrait du cap Saint-Jacques, au Vietnam, voué désormais aux planches à voile. Un artisan maîtrise encore la fabrication ancestrale de ces coquilles de noix sans voile ni moteur, à la rondeur parfaite et à la coque insubmersible. Elles sont l’unique richesse des pêcheurs les plus pauvres. Grâce à elles, ils peuvent lancer leur filet ou leur ligne à proximité de leur habitation. A moins d’avoir la chance d’être pris en remorque par un bateau qui les dépose sur un site poissonneux, mais qui oublie souvent de les ramener à leur port d’attache, les obligeant à manier la godille, de longues heures durant, dans le rose et l’or du soleil couchant.

Guide pratique en page 104.

Elia Imberdis

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