Glossy comme les  » féminins « , branchés comme les  » urbains  » voire même aussi pointus que le plus intello des fanzines, les  » magalogues  » édités par les marques commerciales chassent sur les terres des magazines lifestyle. Décryptage.

Sur la couverture glacée, Emmanuelle Béart a pris la pose. Dans une scénographie couleur café crème, en parfaite symbiose avec l’éditeur de la publication : Nespresso. On est bien loin du catalogue publicitaire empilant les close-up de produits sur fond blanc. Ici, l’ambition de la marque n’est pas tant de vendre ses machines ou ses capsules de café – ceux qui reçoivent ce magazine, déjà membres du Club Nespresso, lui sont tout acquisà – que de se poser en arbitre des élégances et du bon goût, flirtant sur la vague des publications lifestyle qui dictent les tendances. Si l’on parle bien sûr de café, c’est avec un grand chef étoilé qui a concocté des recettes prétextes. Stylistes de mode et de-signers sont aussi convoqués pour mettre en scène des conseils déco ou design dans cette publication brandée qui se pique même de pouvoir accueillir des publicités d’autres marques – certes non concurrentesà- tentées de toucher le même c£ur de cible.

Le cas de Nespresso est loin d’être isolé. Hermès et Cartier éditent tous deux, depuis de nombreuses années, des magazines glossy aux contenus arty chic rédigés par des plumes expertes. Ou validés, dans le cas de Cartier, par un comité culturel présidé par l’ex-président de la République française Valéry Giscard d’Estaing.

Farid Chenoune dirige Le Monde d’Hermès depuis deux ans maintenant. Un magazine, distribué à près de 400 000 exemplaires et traduit dans 10 langues, qui, selon son rédacteur en chef,  » est à la fois une invitation à entrer dans le monde d’Hermès, à découvrir ce qui lui est propre et lui appartient, mais aussi l’occasion pour la marque de montrer le monde extérieur tel qu’elle le voit et a envie de le faire voir « . Pour ce spécialiste reconnu de la mode, Le Monde d’Hermès qui,  » juridiquement, en France, n’est pas un magazine de presse mais un catalogue  » propose une démarche éditoriale tout à fait différente de celle d’un titre indépendant.  » Dans une certaine mesure, notre contrainte est maximale, reconnaît Farid Chenoune. Nous ne pouvons bien sûr pas parler d’une autre marque qu’Hermès. En même temps, nous n’utilisons pas non plus le magazine pour présenter de façon ostentatoire le dernier sac de la saison. Et si nous le montrons, c’est bien souvent de manière plus discrète que certaines revues qui vantent chaque semaine la sortie d’un nouvel it-bag.  » Ici, c’est tout l’univers de la marque – décliné chaque année autour d’un thème différent, en l’occurrence les Fantaisies indiennes en 2008 – qui est mis en scène  » avec une dimension esthétique, un parti pris de maquette, des choix de photographes qui font que Le Monde d’Hermès est attendu et perçu comme un objet intéressant, conservé aussi, par un grand nombre de professionnels de la communication et de la presse magazine  » assure Farid Chenoune.

Quel que soit le coût de ces outils de communication de luxe – selon le Herald Tribune, ils pourraient dépasser les 200 000 euros par numéro – ces  » magalogues  » seraient, du point de vue des marques, un moyen plus qu’efficace de faire connaître leurs  » valeurs « . Toutes n’ont qu’une seule envie : qu’on parle d’elles et surtout qu’on leur donne vie en mettant en scène l’univers qui leur correspond. Ainsi, pendant que Vero Moda  » décroche  » l’interview de Chloë Sevigny – la it-girl du jour que tous les féminins s’arrachent et qui pourtant n’est pas l’égérie du label danoisà -, le magazine d’H & M donne des conseils d’éthique et de respect de l’environnement cautionnés par un bureau de style londonien quand il n’épingle pas les tendances repérées chez les grands créateurs (YSL, Chloë, Dolce & Gabbana), sources  » d’inspirations  » répétées pour le géant suédois.

 » Parler des vêtements ne suffit plus, martèle Matt Setchell, directeur artistique du magazine Asos. com – du même nom que le site britannique multimarque de vente en ligne – auxquelles les lectrices peuvent s’abonner via Facebook. Nous voulions montrer nos collections, mais d’une manière plus éditoriale, avec un contenu qui fasse autorité. Proposer chaque mois une bible de la mode qui aurait bien plus de force qu’une pub dans un magazine  » (1).

Des contenus concurrents

Privés de certaines rentrées publicitaires – les marques qui investissent dans de tels outils de communication sont moins enclines à dépenser beaucoup d’argent en annonces -, les magazines dits indépendants se retrouvent même en concurrence avec ces supports en ce qui concerne les contenus.  » Les revues corporate, comme celles qu’éditent des chaînes de magasins ou de parfumeries, viennent nous trouver avec les mêmes demandes éditoriales que les magazines féminins, confie cette attachée de presse du secteur beauté qui ne souhaite pas être citée. Les responsables de ces magalogues nous avancent un nombre de lecteurs potentiels astronomique pour justifier qu’on leur accorde l’interview exclusive d’un créateur, par exemple.  » Des interviews que ces nouveaux médias n’hésitent pas, dans certains cas, à payer très cher, en prenant soin, qui plus est, d’insérer au détour des questions préalablement approuvées par la célébrité quelques lignes à la gloire de leur produit.

Si ces magazines Canada Dry ressemblent comme deux gouttes d’eau à des revues indépendantes, c’est bien sûr parce qu’ils en empruntent les codes visuels mais surtout parce que l’on retrouve à tous les niveaux de production d’anciens journalistes ou rédacteurs en chef de revues fashion. Certains, comme le styliste Franck Benhamou, n’hésitent d’ailleurs pas à cumuler la direction de la cellule mode du magazine français Numéro – qualifié devant nous, par Antoine Arnault, directeur de la communication de Louis Vuitton de  » bible fashion  » – avec la réalisation de production de mode pour H & M Magazine et Le Monde d’Hermèsà

Une image maîtrisée

 » Avec ces magazines, les marques proposent aujourd’hui un produit attrayant – beau papier, grandes plumes et grands noms de la photoà – très cohérent et parfaitement en phase avec leur image, souligne Benoît Grevisse, professeur à l’école de journalisme de l’UCL. Le lecteur n’est pas dupe, il sait très bien où il est en feuilletant ces pages, c’est annoncé d’emblée et même revendiqué. Plus fondamentalement, la multiplication de tous ces supports doit nous amener à nous demander ce qu’est finalement une info désirable et intéressante aujourd’hui. Dans ces revues, tout n’est pas à jeter, bien au contraire. Il y a bien souvent de bonnes idées à prendre. « 

Pour ce spécialiste des médias, la presse magazine est confrontée désormais, comme la presse quotidienne, à une uniformisation des contenus – dont l’agenda est de plus en plus dicté par le Net – et à l’essor de médias gratuits.  » L’information qui a du prix pour les gens n’est plus a priori une info payante, enchaîne-il. Un bel exemple, c’est celui des quotidiens régionaux gratuits en France qui ont réussi à proposer une info locale offrant une vraie valeur ajoutée. Ce qui compte pour le lecteur c’est ce qui fait la différence par rapport à ce qu’on lui offre ailleurs. « 

Une course à l’exclusivité qui peut même pousser, dans le cas de nos magalogues, à faire le choix d’une distribution ultrarestreinte. Ainsi, quand l’Américain Abercrombie & Fitch relance en avril dernier, à Londres, la publication de son sulfureux trimestriel A&F Quarterly, il ne s’agit pas d’inonder Regent Street mais de faire savoir dès le départ qu’il n’y en aura pas pour tout le monde. Résultat : les quelque 500 exemplaires, désormais collectors, se sont arrachés comme des petits pains et se négocient aujourd’hui sur e-Bay pour pas moins de 425 dollars (soit un peu plus de 274 euros) ! Ce qui justifie un tel buzz ? A n’en pas douter le choix du photographe. Pour shooter ses jeunes modèles (très peuà) vêtus de ses jeans et de ses tee-shirts, Abercrombie & Fitch s’est offert les services de Bruce Weber, tellement cher que même le Vogue Etats-Unis ne peut plus faire appel à ses services que deux fois par an.

De grandes plumes invitées

Si la force principale de ces magalogues reste l’image, ils sont de plus en plus nombreux à ouvrir leurs colonnes à de grandes plumes proposant des récits originaux, des textes longs que notre culture du zapping a tendance à bannir des journauxà  » Dans les pays anglo-saxons, un journalisme d’écriture non fictionnelle s’appuyant sur des récits longs rencontre de plus en plus de succès, précise Benoît Grevisse. Et l’on assiste à un déplacement des lieux de publication. Comme il n’y a plus de place pour ces écrits dans les supports classiques, leurs auteurs cherchent d’autres manières de se faire entendre. Ils publient des livres ou se tournent vers ces magazines de marques qui se positionnent clairement en marge de l’actualité chaude et s’autorisent des écrits longs, décalés qui en plus donnent une légitimité à l’environnement a priori publicitaire qu’ils proposent. « 

Certains, comme Benetton, n’hésitent pas à s’affranchir de toute référence directe à la marque. Dans la dernière édition du magazine Colors, réalisé à la Fabrica, le centre de recherche en communication du groupe italien, aucune publicité ne vient interrompre le déroulé du contenu du magazine. Comme à l’accoutumée, un thème unique est exploité par numéro. Cette fois, c’est l’argent qui est mis en scène, sous toutes ses formes. Le fil rouge : un billet de 100 dollars, confié à un laboratoire d’analyse chimique, et sur lequel se retrouvent des traces de sang, de cocaïne, de sueur, de cendre, d’excréments, de métalà Autant de substances qui font l’objet de reportages détaillés et magnifiquement illustrés réalisés aux quatre coins du mondeà Soit plus de 110 pages à faire pâlir d’envie bon nombre de rédacteurs en chef de news magazine.  » Nous sommes le magazine qui s’intéresse au reste du monde « , affirme le comité éditorial qui se dit en recherche de collaborateurs  » créatifs qui nous aideront à regarder le monde comme personne d’autre ne le fait « .

La méthode Toscani

Rien d’étonnant, en somme, dans le discours d’une marque qui, déjà au travers des campagnes de publicité coup de poing d’Oliviero Toscani, a toujours voulu faire parler d’elle autrement.  » Ce genre de magazines est parfaitement en phase avec la manière dont Benetton a toujours su communiquer, insiste Benoît Grevisse qui refuse d’opposer par principe les magazines dits indépendants –  » qui font de plus en plus souvent partie de groupes financiers qui eux aussi cherchent à protéger leurs intérêts  » – à ceux qui sont clairement aux mains des marques. Plutôt que de se lancer dans une chasse aux sorcières, bon nombre de rédactions feraient mieux de se demander pourquoi aujourd’hui elles ne peuvent pas ou ne veulent plus se lancer dans de telles enquêtes. L’essentiel, face à la masse d’information qui circule, c’est d’arriver encore et toujours à surprendre.  » Tout en réussissant à garder la confiance de son lecteur. L’un des enjeux ultimes auxquels les éditeurs, qu’ils soient ou non brandés, auront plus que jamais à faire face.

(1) In The International Herald Tribune, 14 février 2008.

Isabelle Willot

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