Alors qu’elle avait pratiquement disparu des étals, la maturation de la viande fait son grand retour sur la scène food belge. Mieux, on y trouve désormais les trains de côtes d’Yves-Marie Le Bourdonnec, le  » boucher-bohème  » de France. Rencontre avec le pionnier européen de cette réhabilitation.

Tendre boucher. Yves-Marie Le Bourdonnec est un oxymoron à lui tout seul. D’un côté, des yeux d’une douceur incroyable. De l’autre, une main agile de prince de la découpe qui ne fait pas de quartier. Cette contradiction est inscrite dans son histoire.  » Je suis un enfant de l’assistance publique. J’ai été élevé par un oncle et une tante dans une ferme en Bretagne. Deux à trois fois par an, mes parents d’adoption faisaient venir un boucher de campagne pour abattre un animal que l’on avait élevé pour nous. Je restais bouche bée, je passais l’entièreté de la journée à regarder cet homme manier ses couteaux. J’étais fasciné par les gestes. Un jour, j’ai dit à mon oncle et ma tante : je veux être boucher. Ça a étonné tout le monde parce que j’étais un petit garçon sensible qui ne supportait pas que l’on fasse du mal aux animaux. Il y avait une incohérence dans ce choix. Bien plus tard, quand je me suis mis à enquêter sur mes racines du côté de ma mère que je ne connaissais pas, je me suis rendu compte que tous les hommes de sa famille étaient bouchers de père en fils. C’était donc inscrit dans mes gènes. « 

UN ARTISAN HORS-PAIR

Très tôt, à 18 ans, Le Bourdonnec ouvre sa propre boucherie.  » N’avoir que peu travaillé sous les ordres d’un patron m’a permis d’échapper au formatage.  » Vingt-six ans plus tard, l’homme est considéré par beaucoup comme le meilleur boucher de Paris, où il a inauguré une seconde enseigne en mars dernier. Jusque-là, c’était uniquement depuis Le Couteau d’argent, son adresse d’Asnières, à un jet de pierre de la Ville lumière, qu’il officiait.

Quelques faits d’armes ont transformé Le Bourdonnec en légende. Pour le chef 3-étoiles Yannick Alléno, il a déployé tout son savoir-faire en signant le meilleur hamburger du monde, selon le New York Times.  » Je me suis servi du muscle du c£ur de filet et du muscle du c£ur de contre-filet. J’ai tranché le tout au couteau sur une seule coupe, à la perpendiculaire, pour positionner la fibre à la verticale, ce qui génère une sensation de tendreté exceptionnelle. J’ai ajouté là-dessus des morceaux de gras de panoufle dont la texture rappelle celle de la moelle de b£uf.  » En plus de compter Jean-Luc Mélenchon, le leader du Front de gauche –  » c’est carrément un ami  » -, Paul Allen, le co-fondateur de Microsoft, ou Serge Dassault comme clients, Le Bourdonnec approvisionne régulièrement Mick Jagger en viande qu’il livre… sur l’île Moustique. Pour corser le tout, cet artisan hors-pair possède un sens inné de la communication événementielle. On a ainsi pu le suivre lors d’un roadshow aux États-Unis pendant lequel il a partagé ses secrets de découpe avec les fameux  » neo-butchers  » de Brooklyn – une bande de puristes new-yorkais qui a décidé de rendre ses quartiers de noblesse à la bidoche en la réconciliant avec l’écologie. Sans oublier l’un de ses derniers coups d’éclat : l’ouverture du Beef Club, une adresse devenue en très peu de temps le meilleur steak house de Paris.

LE SENS DU DEVOIR

 » En tant que boucher-artisan, j’ai le devoir d’insuffler de la nouveauté à la profession qui est la mienne.  » S’il est devenu célèbre, Le Bourdonnec le doit avant toute chose à sa vision du métier : c’est par les rencontres et l’échange qu’il s’est construit. Au bout de ce long processus, un propos tranché sur ce que doivent être boucher et éleveur – « ils font 90 % du travail » – aujourd’hui. Et pour lui, pas de viande de qualité – « c’est-à-dire tendre et avec du goût » – sans avoir recours à la maturation. Au début des années 90, il est le premier boucher en Europe continentale à s’intéresser à ce procédé.  » C’est un éleveur du Périgord ayant eu une expérience d’élevage au Chili et au Canada qui m’a fait découvrir la maturation. De l’autre côté de l’Atlantique, historiquement, les éleveurs ont coutume de rôtir la viande et ils ont travaillé leurs cheptels pour le conformer à ce mode de cuisson. Ils ont opéré une sélection dans le but d’obtenir des animaux précoces, c’est-à-dire qui atteignent l’âge adulte rapidement, avec le moins de collagène possible – tous les tissus nerveux, qui sont un obstacle à la tendreté de la chair quand on la consomme après une cuisson rapide. Ils ont également sélectionné des animaux avec des muscles gras. Cette graisse offre une meilleure conservation, ce qui permet de consommer un animal sur plusieurs jours, voire plusieurs semaines. « 

Cette approche radicalement différente de la façon d’agir en Europe continentale interpelle Le Bourdonnec.  » Je me suis rendu compte que tout notre système était erroné, nous pratiquions toujours l’élevage et la boucherie d’il y a cent vingt ans comme si la finalité était de faire mijoter ou bouillir la viande. Or, bien au contraire, depuis de nombreuses années, la plupart des consommateurs cherchent à la griller.  » Fort de ce constat, il se met en tête d’expérimenter la maturation sous nos latitudes afin de retrouver tout le potentiel gustatif disparu.

 » Pour donner un exemple parlant, on peut dire que la maturation est à la viande ce que l’affinage est au fromage… soit une méthode qui confère goût et texture aux produits travaillés.  » Alignés dans une chambre de maturation, les morceaux, fossilisés, recouverts d’une croûte noire, signe que le travail enzymatique a fait son £uvre, peuvent effrayer l’£il du néophyte. Sous la croûte, ils affichent en revanche un rouge éclatant. Les conditions pour pouvoir opérer la maturation sont strictes :  » Il faut en amont des éleveurs de confiance. Les bêtes ne peuvent pas être nourries avec une alimentation ayant fermenté, en raison de l’apport de toxines qui débouche sur une viande qui verdit très vite et ne supporte que des maturations courtes. De plus, il faut une chambre spécifique dont le taux d’humidité est bas, la pièce doit être ventilée. La température, quant à elle, doit être en permanence de 2 °C. « 

La plupart des viandes arrivent trop tôt sur le marché, raison pour laquelle elles affichent une texture peu avenante. Pour accéder à un niveau de qualité supérieur, Le Bourdonnec respecte une marche à suivre très précise.  » Une carcasse arrive chez moi 10 jours après son abattage. Je pratique une première maturation de 10 autres jours pour les avants et les morceaux à faire cuire lentement, c’est amplement suffisant. Les rôtis et les steaks reposent 20 jours. Je consacre entre 30 et 40 jours aux faux-filets et aux rumstecks. Une côte de b£uf sera mortifiée pendant 60 jours, tandis que je pousse la maturation jusqu’à 100 jours pour un train de côtes de b£uf Wagyu, le must planétaire. Au fil des jours, le collagène qui entoure les fibres se désagrège. Cela attendrit la chair et permet au gras qui concentre tous les arômes de se diffuser dans les fibres. « 

Si la révolution de palais lancée par Le Bourdonnec a secoué les corporatismes et les habitudes en France, que dire de la Belgique où le consommateur recherche souvent une viande la plus maigre possible et d’un rouge pas trop foncé ? La force du boucher réside peut-être chez nous dans le travail orchestré par les chefs. Après avoir goûté un Wagyu snacké ou du b£uf du Limousin cuit à basse température préparé par Kasper Kurdahl (lire aussi en pages 22 à 28), difficile de revenir au simple steak des familles.

LA ROLLS DE LA VIANDE

Et qu’en est-il des prix ? En raison du temps de stockage et de la perte de poids – on peut considérer que sur un morceau maturé pendant 40 jours, le déficit est de 40 % à 50 %, entre autres en raison de l’eau qui s’évapore et d’une altération de parage parce que la chair est devenue noire sous l’action des enzymes qui rongent les tissus conjonctifs -, les tarifs vont entre 60 euros le kilo pour le b£uf limousin et 120 euros le kilo pour le Wagyu.

Conscient du problème, Yves-Marie Le Bourdonnec plaide sa cause.  » Qu’il existe des Rolls de la viande n’est pas un problème en soi, cela existera toujours chez les bouchers-artisans… cela ne concerne qu’un public pointu. En revanche, ce qui n’est pas normal, c’est qu’il y ait une telle différence entre le niveau de ce produit-là et celui auquel le grand public a accès. Le problème, c’est que, paradoxalement, nos élevages d’Europe continentale ne sont pas gérés de manière à optimiser la production. Aujourd’hui, de nombreux éleveurs vivent sur ce que l’on appelle « le troupeau allaitant », c’est-à-dire qu’ils font des veaux et exportent le veau mâle vers des pays en manque de bétail tels que l’Italie ou la Turquie. Pour être très concret, en tant que boucher, je suis obligé de travailler avec 80 éleveurs différents pour être correctement approvisionné. Si le véritable but d’un élevage était la viande, je n’aurais besoin que de 4 ou 5 éleveurs. Je me bats pour mettre sur pied un nouveau modèle. En ce moment, j’initie une filière normande avec des éleveurs qui ont des bêtes ayant conservé le gène « viande » plu-tôt que celui du lait. C’est grâce à ce genre d’initiative que l’on pourra faire baisser les prix et proposer la première qualité pour tous. « 

PAR MICHEL VERLINDEN

 » ON PEUT DIRE QUE LA MATURATION EST À LA VIANDE CE QUE L’AFFINAGE EST AU FROMAGE… SOIT UNE MÉTHODE QUI CONFÈRE GOÛT ET TEXTURE AUX PRODUITS TRAVAILLÉS. « 

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content