En parfumerie, la gourmandise est un joli défaut cultivé par les plus grandes maisons. De nouveaux accords culinaires, salés, épicés ou amers, bousculent les codes du genre. À table !

Il y a plus de points communs que l’on ne pense entre une recette de grand chef et la formule d’un parfumeur, surtout s’il s’emploie lui aussi à vouloir nous faire saliver. Désireux de surprendre avec un assemblage qu’ils qualifient eux-mêmes  » d’irrévérencieux « , Olivier Cresp et Alberto Morillas, cocréateurs de Valentina, le nouveau féminin de Valentino, ont emballé des notes plus classiques de bergamote, de jasmin, de fleur d’oranger et de tubéreuse d’une pointe de… truffe blanche et d’un soupçon de fraise des bois. Dans la collection exclusive Private Blend de Tom Ford, Jasmin Rouge mêle sans hésiter jasmin sambac et sauge sclarée, sur fond de gingembre, de cardamome et de cannelle subtilement vanillée. Santal Blush pour sa part fait rimer massala d’Inde avec huiles de cumin, graines de carotte et écorce de cannelle. L’an dernier, déjà, Serge Lutens convoquait dans son Jeux de peau des odeurs un peu carbonisées de pain (trop) toasté recouvert d’une couche de beurre fondu. Quant à la maison Mugler, avide de twister ses classiques sans les dénaturer, elle vient littéralement de se mettre aux fourneaux.

 » DÉTOURNEMENT DE FRAGRANCES « 

 » Pour la collection Le Goût du Parfum, nous nous sommes rendus coupables de « détournement de fragrances » en proposant à tous les fans de nos créations de les redécouvrir à travers leurs goûts fantasmés, s’amuse Pierre Aulas, directeur artistique olfactif des parfums Thierry Mugler. Nous avons considéré nos parfums comme des plats et nous nous sommes demandé ce que ferait un grand chef pour leur apporter la petite touche magique qui les rendrait tout simplement sublimes.  » Pour chacun de ces jus, un exhausteur de goût a donc été ajouté : une poudre de cacao amer pour Angel, un purée de piments rouges rappelant le piquant du Tabasco® pour A*Men et un suc de déglaçage de viande caramélisé pour Alien.  » Pour Womanity, l’accord salé obtenu grâce à l’extraction moléculaire et à la reconstitution de notes de caviar se trouve aujourd’hui magnifié par un chutney de figues épicé et légèrement vinaigré « , conclut Pierre Aulas. Un jeu des saveurs auquel s’est également prêtée la chef parisienne doublement étoilée Hélène Darroze en concoctant un menu quatre services 100 %  » muglérien  » (lire en page 78) directement inspiré par le travail des parfumeurs.

S’il est vrai que de plus en plus de jus se piquent aujourd’hui de gastronomie, c’est pourtant à la carte des desserts que la plupart d’entre eux se cantonnent.  » Il y a toujours eu des notes culinaires dans les fragrances, précise le consultant en parfumerie Dimitri Weber. Mais elles étaient peut-être plus discrètes et surtout moins sucrées. Angel a tout bousculé. Lors de sa mise sur le marché en 1992, il était terriblement novateur. La prise de risque était maximale : cela sentait la vanille, le miel, le chocolat. Ses détracteurs ne lui prédisaient pas six mois d’existence. Pour eux, ce n’était pas un parfum mais un accord !  » La grande famille des orientaux gourmands était née. Vingt ans après sa création et son succès commercial jamais démenti, cette bombe au sillage entêtant – elle contient plus de 30 % de patchouli quand même – n’en finit plus de faire des petits.  » Il y a du Angel dans Lolita Lempicka, dans Coco Mademoiselle, dans Flower Bomb aussi, détaille Pierre Aulas. Toute son architecture s’y retrouve plus ou moins twistée. Notre seuil de tolérance au gourmand, au collant, a grimpé en flèche. Regardez les gels douches, les bougies… Notre univers olfactif est désormais saturé en sucre et en fruits.  » Des odeurs régressives qui rassurent et font tellement de bien à l’âme en temps de crise…

L’AMER ET LE SALÉ NOUVELLES SENSATIONS FORTES

Pour séduire les jeunes femmes, élevées dans ces sillages à croquer, on assiste au triomphe des notes pâtissières. Comme son nom le laisse supposer, Prada Candy sent le caramel. Loverdose de Diesel est surdosé en vanille et en liqueur de réglisse. Trésor Midnight Rose de Lancôme fleure bon la framboise, la vanille et le bourgeon de cassis. Au masculin, aussi, la sexytude virile du Kokorico de Jean Paul Gaultier s’habille de cacao, de fève tonka et de feuille de figuier.

La prise de risque d’hier – souvenez-vous, c’est en 1978, déjà, que l’Artisan Parfumeur ose sortir l’opulent et succulent Mûre et Musc – étant devenue la norme, l’amer et le salé sont aujourd’hui les outsiders d’un secteur toujours en quête de sensations fortes.  » Ces recherches plus exploratoires ont de tout temps été le fait de la parfumerie de niche « , rappelle Pablo Perez, responsable Haute Parfumerie chez Senteurs d’Ailleurs à Bruxelles. En 1973, déjà, Serge Kalouguine imaginait pour la marque Diptyque un jus épicé dominé par le cumin, la cardamome, la coriandre et la noix de muscade.  » On a tout dit de ce parfum qui est tout sauf accessible, ajoute Pablo Perez. Qu’il sentait le curry, la transpiration. Pourtant sur certaines peaux, il se chypre délicatement grâce à son fond de patchouli. Diptyque n’en était d’ailleurs pas à son coup d’essai : L’Eau, son tout premier parfum, sentait déjà la cannelle, le géranium et le clou de girofle. « 

DE L’ENTRÉE AU DESSERT

Toujours dans un registre alimentaire subtil, Jean-Claude Ellena, qui jamais ne cède à la tentation des constructions faciles, tourne dans la collection des Hermessences autour du poivre, de la réglisse, de la vanille, du paprika et même de la fève tonka. Des matières premières qu’il compose à partir des 200 ingrédients naturels et synthétiques que compte son orgue de parfumeur.  » De la même manière, lorsqu’il crée L’Eau d’Hiver pour Frédéric Malle – une merveille régressive, fraîche et moelleuse à la fois -, les facettes amandées sont une pure vue de l’esprit « , révèle Pablo Perez.  » Cela peut sembler paradoxal, mais l’avènement des parfums dits gourmands doit beaucoup à l’essor des notes clonées « , souligne Dimitri Weber. Nulle trace donc de  » vrais  » £ufs d’esturgeon dans le Womanity de Thierry Mugler.  » L’essence de caviar serait beaucoup trop coûteuse à produire, reconnaît Pierre Aulas. Nous en avons bel et bien obtenu une toute petite quantité par extraction moléculaire. Nous l’avons analysée chimiquement et à partir de ces données, nous avons tenté de reconstituer de la manière la plus précise possible l’odeur iodée, salée qui devait évoquer le caviar. « 

Proclamée haut et fort dans tous les plans com, la présence de ces notes hautement gastronomiques se laisse en pratique à peine deviner au nez.  » Il est très intéressant de manier le salé, l’amer, l’épicé en parfumerie, concède Pierre Aulas. Mais il faut en user avec prudence et parcimonie. Car ces odeurs peuvent être franchement désagréables.  » Voire dérangeantes. Un parti pris que l’on n’a pas peur d’assumer chez État Libre d’Orange. De l’aveu même d’Etienne de Swardt, le créateur de ce label pointu du Marais, à Paris, on flirte en permanence ici avec les limites de l’acceptable.  » Mais nous restons toujours sur l’idée d’une conception parfumante, insiste-t-il. Chez nous, avant la formule, avant l’ingrédient, il y a un mot, une histoire déclencheuse d’émotion qui surpasse le jus lui-même. Si l’on retrouve chez nous des notes alimentaires, elles ne sont jamais là au premier degré. Nous en prenons toujours le contrepied, nous cherchons même à les dévoyer.  » Dans Encens et Bubble Gum, le sacré s’allie au plus que profane. Poivre, cardamome et muscade teintés de relents de cheveux sales se combattent dans Vierges et Torreros. Quant à Sécrétions Magnifiques, l’anti-best-seller de la maison – il s’en vend à peine 3 000 flacons par an – il traduit à grand renfort de lait, coco, sang et iode, l’odeur des muqueuses intimes.  » Porter des parfums comme ceux-là, ça tient pour ainsi dire de l’acte militant « , constate Dimitri Weber.  » Les clients pointus qui osent des notes audacieuses ont tendance à s’y attacher, renchérit Pablo Perez. Ils y sont fidèles et s’ils en changent, ils restent dans la même famille de parfums.  » Entrée ou dessert. À jamais.

PAR ISABELLE WILLOT

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