Qui décide que l’hiver 13-14 aura des accents grunge ? Ou que le noir reviendra en force dans tous les défilés ? Autopsie d’une tendance, de sa conception à son déclin.

C’est une des répliques cinglantes et mythiques du film Le Diable s’habille en Prada. Véritable caricature de la rédactrice en chef du Vogue US Anna Wintour, le personnage interprété par Meryl Streep apostrophe son assistante :  » Je vois, vous vous prenez trop au sérieux pour vous soucier de ce que vous portez. Vous mettez cet espèce de pull difforme, sans savoir qu’il n’est pas seulement bleu. C’est un bleu céruléen. Je suppose que vous ignorez parfaitement qu’en 2002, Oscar de la Renta a imaginé une veste militaire de cette teinte, avant que cette dernière ne se retrouve sur votre pull, dans un bac de liquidation d’une ridicule boutique de prêt-à-porter. (…) Vous pensiez que ce vêtement vous exempte de ce fabuleux monde de la mode, alors qu’en fait, il a été créé spécialement pour vous par les gens présents dans cette salle !  » Tout est dit ici, ou presque, sur le chemin que parcourent les tendances. Mais quelles en sont toutes les étapes ? Et les principaux acteurs ? Rétroactes.

AU DÉPART D’UN FEELING

Ce qui est en vogue cet hiver – mouvances grunge et rétro, envies de noir ou de pastel, formes cocon… – se repère aisément dans les boutiques et les magazines. On en oublierait presque que ces lignes directrices ont été travaillées très en amont, il y a plus de deux ans. En effet, pour être certaines de viser juste, nombreuses sont les marques de luxe et de prêt-à-porter à faire appel aux services d’un bureau de tendances. En Europe, les plus reconnus se nomment Nelly Rodi, Peclers, Promostyl ou Carlin. Leur mission principale ? Capter l’air du temps à venir, rechercher ces nouveaux courants encore underground et en rendre compte dans leurs désormais célèbres cahiers de tendances, vendus 1 000 à 2 000 euros environ. Pour ce faire, ces bureaux sollicitent les conseils d’une armada de spécialistes : responsables marketing, sociologues, trendwatchers, stylistes, blogueurs-influenceurs… Tous les six mois, ces visionnaires se retrouvent pour brainstormer… et prédire de quoi sera fait demain.  » Ce sont avant tout des observateurs, qui mettent des mots sur un feeling et des atmosphères latentes « , résume la Belge Elena Van Ginderdeuren, trend consultante pour Promostyl.

Les sources d’inspiration de ces dénicheurs de tendances sont multiples. Expos et artistes émergents, images likées sur Pinterest, détails d’architecture ou de design, soubresauts politiques, derniers looks à faire fureur auprès des ados… Tout courant encore marginal est susceptible d’être digne d’intérêt. Il y a quelques saisons, l’engouement autour de la série Mad Men avait par exemple suffit à remettre au goût du jour les années 50.

Certains endroits du monde sont bien sûr plus féconds en matière d’innovations. Si le Japon a la cote depuis longtemps, d’autres lieux font désormais l’objet de toutes les attentions.  » Avec la mondialisation, cela bouge de plus en plus dans les pays émergents ou dans des villes comme Rio, Melbourne et Le Cap « , confie Laurent Le Mouël, directeur de création chez Nelly Rodi. Des communautés prescriptrices apparaissent aussi en Chine et en Inde, sans oublier les capitales scandinaves, toujours en avance dès qu’il est question d’écologie.

DU CONCEPT AU VÊTEMENT

Au cours de ces gigantesques brainstormings, certains éléments finissent par se démarquer. Regroupés dans quatre thématiques-phares, ce sont eux qui déterminent les prospectives pour la saison étudiée. Chez Nelly Rodi, par exemple, l’hiver 13-14 a mis en avant les axes suivants : amish (une envie de sobriété, un attrait pour la campagne…), maximalisme (zoom sur le masculin et les teintes urbaines…), funtaisy (le sport, les jeux vidéo, l’exagéré…) et fantasmagoria (l’étrange, le mystérieux, le cosmique…)

 » Comme c’est le même air du temps qui est passé à la loupe, chaque bureau énonce plus ou moins la même chose, mais avec ses propres mots « , explique Elena Van Ginderdeuren, dont l’agence Promostyl a mis en exergue, cette saison, les mots-clés archaïsme, styles, enfances et illuminations.  » Mais cela reste encore fort conceptuel, reconnaît Faustine Baranowski, styliste-concept, responsable du cahier lingerie de Promostyl. Mon rôle est donc de traduire, de façon plus accessible, ces grandes tendances.  » Illustration, par exemple, avec le concept d’archaïsme, qui touche à la nature, à l’état de formation et de décomposition :  » Ces idées de mutation et de moisissure peuvent être formulées avec des gris chinés, des dentelles organiques ou des imprimés d’éléments naturels « , détaille la styliste-concept. Pour chacune des quatre idées retenues, des histoires sont déclinées et rédigées, des moodboards créés, des échantillons de matières et d’imprimés annexés, des dessins vectoriels de vêtements esquissés… Tout cela constitue le contenu des cahiers et sert d’inspiration aux marques clientes.

UN PUBLIC VARIÉ

Qui achète ces ouvrages ? La cible est large, elle va des labels fashion au monde des cosmétiques, en passant par la coiffure, la déco, l’automobile… Pour tous, ces carnets représentent la garantie de se placer dans l’air du temps. Et mieux vaut ne pas se planter, vu les répercussions économiques que cela peut avoir…  » C’est une assurance vente, considère Elena Van Ginderdeuren. Ils confortent les stylistes dans leurs intuitions.  » Face à la masse d’informations disponibles sur le Net, ces bibles leur servent aussi de guide.  » Elles stimulent l’imagination et font rêver la styliste « , note Faustine Baranowski.

Pour toutes ces raisons, Creamoda, l’association belge qui représente les entreprises actives dans la mode, l’habillement ou la confection, organise deux fois par an une matinée d’information, durant laquelle le bureau Peclers Paris présente les tendances à venir.  » Des marques comme Gigue, Marie Mero, Atmos ou Xandres y participent, informe Fabienne Martin, conseil juridique et communication chez Creamoda. A partir du moment où le consommateur est influencé par ce qu’il voit dans les magazines et les blogs, il veut retrouver ces pièces dans les collections de sa marque favorite. A elle, dès lors, de lui montrer qu’elle reste au goût du jour, tout en n’oubliant pas de personnaliser ces tendances, pour les intégrer dans son univers et se différencier de la concurrence.  »

CULTIVER LA DIFFÉRENCE

Une fois imprimé dans les cahiers, ce nouvel air du temps est ensuite réinterprété par les griffes et validé par la presse, avant que les consommateurs se l’approprient. Il part ainsi de la rue pour retourner à la rue. Parfois, une seule phrase ou photo affichée dans un de ces fameux cahiers suffit à bâtir toute une collection. L’image des colonnes de Buren a, par exemple, été largement exploitée par Marc Jacobs, l’été dernier. Et le sweat-shirt au graphisme Star Wars, présenté pour l’automne-hiver 12-13 par Balenciaga, a créé un véritable intérêt pour les thématiques futuristes et galactiques. Parfois, aussi, certains labels choisissent délibérément de se placer en marge des must-haves dictés par le milieu, histoire de cultiver leur différence.  » C’est le cas de Jeremy Scott, Jean-Paul Lespagnard ou Martin Margiela à l’époque « , remarque Elena Van Ginderdeuren.

A noter que les nouveautés agissent aussi à plusieurs vitesses.  » Certains grands courants vont perdurer, avec un angle différent et des teintes qui vont à peine évoluer « , constate Laurent Le Mouël. C’est le cas de la vague minimaliste qui envahit nos vestiaires depuis plusieurs saisons. D’autres, par contre, passeront à la trappe après quelques mois, ou ne parviendront jamais à conquérir le coeur des clients. Annoncées partout comme des indispensables de l’hiver 09-10, les cuissardes n’ont ainsi jamais réussi à s’imposer, commercialement parlant. Malgré toute la volonté des trendwatchers, les tendances ne se laissent jamais complètement dominer…

PAR CATHERINE PLEECK

 » Ce nouvel air du temps part de la rue pour retourner à la rue.  »

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