C’EST DE LA BOMBE !

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Celui ou celle qui se fait remarquer par son sillage commet-il forcément une faute de goût ? Dans un air de plus en plus saturé en fragrances, les attentats olfactifs, hélas, se multiplient. Une responsabilité qui incomberait tout autant aux parfumeurs… qu’aux parfumés.

Et si l’on commençait par un premier constat ? Le parfum sous toutes ses formes est partout, parfois même où on ne l’attend pas. Dès le matin déjà, flotte-t-il sans doute encore dans l’air de votre maison un reste de sillage laissé par la bougie que vous avez brûlée la veille. Pour peu que vous ayez succombé à la mode des faïences et autres papiers embaumant à glisser dans vos tiroirs, il vous rattrape dès que vous ouvrez la porte de votre dressing déjà saturé par l’odeur de  » propre  » qui imbibe vos vêtements fraîchement lavés. Dans la salle de bains, les choses se corsent encore : entre gel douche et déo, crème pour le corps et soin de jour, un défilé de senteurs micro-encapsulées vous colle à la peau avant même que vous n’ayez mis le doigt sur votre vaporisateur. De là à penser que si vous avez la main lourde au moment de passer à l’acte du parfumage proprement dit, c’est un peu la faute à ce feu d’artifice de molécules qui s’éclatent dans vos sinus au point de vous obliger à monter le volume de votre propre fragrance, il n’y a qu’un pas que votre bonne conscience citoyenne devrait toutefois se garder de franchir. Et ce pour ne pas vous rendre coupable de ce que l’on appelle aujourd’hui les  » incivilités olfactives « .

Trop d’effluves tueraient donc les effluves, forçant les concepteurs à se faire entendre jusque dans les rayons des boutiques spécialisées qui ressemblent de plus en plus à des supermarchés de la beauté.  » La demande qui est faite aujourd’hui par la plupart des marques aux créateurs est d’imaginer des fragrances « perfor- mantes », c’est le mot qui est utilisé, re-grette le nez Jean-Claude Ellena, conseil- ler à la direction générale d’Hermès Parfums. Parce que la concurrence est énorme, la réponse que propose le marketing est de rendre les jus les plus « audibles » possibles. La puissance prime sur la nuance. Et en fin de compte, les parfums braillent !  »

 » VALUE FOR MONEY  »

Face au bruit olfactif ambiant, on assiste même à l’émergence d’un lobby anti-parfum, principalement aux Etats-Unis. Là même où déjà dans les années 80, certains restaurants affichaient  » No smoking, no Poison  » pour interdire à leurs clients de fumer et de porter la surpuissante création de la maison Dior. Ce courant milite pour un bannissement pur et simple des fragrances dans l’espace public, en revendiquant le droit pour tout un chacun de respirer un air pur ! Le problème ne viendrait donc pas tant de l’existence de sillages plus envahissants que d’autres que de la multiplication des sources menant finalement à un gloubi-boulga de senteurs souvent collantes et sucrées dans l’atmosphère.  » Pour moi, les produits d’aujourd’hui n’ont pas plus de sillage qu’avant, c’est la nature de celui-ci qui est différente, confirme Thierry Wasser, aux commandes des parfums Guerlain. Une femme Shalimar en 1925 avait du sillage. Une femme Poison, Opium, Trésor, Giorgio de Beverly Hills, aussi ! N’oublions pas que tout cela est le reflet des changements sociologiques. Dans les années 70-80, la féminité était conquérante et embaumer un moyen parmi d’autres pour les femmes de s’affirmer comme l’égale de l’homme. La découverte dans les années 90, à travers la terrible épidémie du sida, que le sexe pouvait transmettre la mort a conduit à des propositions moins sexy, plutôt clean comme Pleasures d’Estée Lauder ou CK One de Calvin Klein.  »

En réaction à ces notes propres et aseptisées, sont nés les premiers accords  » confiserie  » qui, depuis près de vingt-cinq ans, n’ont cessé de dominer le marché.  » Tous les gros succès du moment sont des descendants d’Angel, se réjouit Pierre Aulas, directeur du développement des parfums Mugler. Et leur facette gourmande est même surdosée, par rapport à la nôtre. Si One Million ou La Vie est Belle deviennent des best-sellers, c’est que le nombre de gens qui aiment les jus puissants est supérieur au nombre de ceux qui les trouvent trop envahissants. Chez Mugler, la diffusion, le sillage et la rémanence font partie intégrante des briefs que nous donnons aux créateurs. Nous cherchons la performance. Notre souci premier est d’offrir à nos clients des fragrances « value for money ». Vendre quelque chose qui ne tient pas, ce serait manquer de respect au consommateur.  »

 » DES CACHE-MISÈRE  »

Les molécules responsables de la tenue, traditionnellement plus présentes dans les notes dites de fond, existent depuis la fin du XIXe siècle. Si les cuirs (lire par ailleurs) issus des bois et les matières premières animales tenaient alors le haut du pavé, ils ont progressivement cédé la place aux aldéhydes popularisés par le N°5 de Chanel, à l’Hédione dont la fraîcheur fusante fut révélée dans Eau Sauvage de Dior dans les années 60, peu avant que la Calone ne donne naissance à la famille des eaux  » marines  » incarnées magistralement par celle d’Issey Miyake.  » En ce moment, la plupart des propositions contiennent de l’éthyl-maltol qui leur confère des accents de caramel ou de barbe à papa, pointe Jean-Claude Ellena. On a aussi tendance à abuser de l’ambroxan qui sent le bois sec, l’ambré, ainsi que de certains muscs cotonneux. Ils agissent comme des exhausteurs de goût. A force de toujours partir des mêmes ingrédients, les jus tournent en rond dans leur expression.  »

Comme le rappelle à raison Jacques Cavallier-Belletrud, maître parfumeur chez Louis Vuitton,  » l’art du parfumage, c’est celui de la proportion. Il faut être juste. Et ne pas confondre sillage et signature. Pour avoir de l’allure, il n’est pas nécessaire de porter des tonnes de bijoux ! C’est toute la différence qu’il peut y avoir entre le fait d’être remarqué pour de mauvaises raisons et remarquable pour de bonnes raisons. Une fragrance a le droit d’être expressive, il est même normal qu’elle tienne toute la journée sans quoi cela crée de la frustration. Tout dépend évidemment de la qualité des matières premières. Plus elles sont belles, moins il est nécessaire d’en faire trop. Beaucoup d’attentats olfactifs sont à imputer à des notes simples qui sont en réalité des cache-misère.  »

Communiquer sur le sourçage des matières naturelles est de ce fait devenu le credo des grandes maisons comme Dior, Louis Vuitton, Chanel ou Guerlain qui toutes ont fait le choix de travailler avec un nez maison en charge non seulement de la conception des nouveautés, de la production des classiques et de l’approvisionnement en ingrédients nécessaires à leur fabrication.  » Comme j’ai l’habitude d’acheter et de côtoyer au quotidien ces matières-là, je n’ai pas de scrupules à mettre un bon coup d’ylang, de rose ou de santal dans les assemblages, confirme Thierry Wasser. Après, c’est une peu comme une table de mixage, on fait le choix de mettre ou non certaines notes en exergue comme on pousserait les basses ou les aigus.  » Pour le créateur de La Petite Robe Noire, ce qui pourrait expliquer l’effet de  » bombe olfactive  » que l’on peut parfois ressentir lorsque l’on spraie une fragrance sur une mouillette tiendrait davantage à la composition.  » Depuis que l’on est face à des points de vente quasiment en libre-service, ils doivent faire accepter au plus vite leur note de départ, concède-t-il. Tout est beaucoup plus lissé qu’avant. Le côté séducteur doit être plus fort car les gens ne prennent plus le temps de choisir un jus, ils l’achètent comme n’importe quel produit de consommation.  »

A en croire Pierre Aulas, Angel aurait d’ailleurs eu beaucoup plus de mal à s’imposer aujourd’hui que lors de son lancement.  » Sa note de tête est complexe, c’est avec le temps qu’il s’avère joli à porter, insiste-t-il. Les conseillères savaient le faire découvrir à leurs clientes en leur enjoignant d’attendre quelques jours avant de se faire une idée. Maintenant, le parfum doit parler tout seul et dire en quelques secondes ce qu’il va être sur la durée. Il reste bien sûr du coeur et du fond, sinon ça ne tiendrait pas ; mais en revanche, les têtes sont bien plus explosives qu’avant.  »

 » PRALINE ! LESSIVE !  »

Auteure du livre Petite géométrie des parfums (Seuil), la chimiste Brigitte Proust impute plutôt l’excès de sillage à la manière dont on use du flacon qu’à la nature du concentré dans celui-ci.  » Par le passé, on utilisait surtout des extraits, précise-t-elle. On déposait du bout des doigts quelques gouttes sur des zones précises du corps. Maintenant, on attrape son vaporisateur et on s’en met partout ! Pour peu que l’on ait plutôt opté pour une version eau de toilette qui donne de prime abord une illusion de fraîcheur fruitée, on sera encore plus tenté d’en ajouter.  » Une attitude dénoncée à grands cris par Denyse Beaulieu, dans un billet virulent posté sur le blog Grain de Musc.  » Tout se passe comme si nos sensibilités émoussées nous poussaient vers des marteaux-piqueurs olfactifs enfonçant jusque dans nos bulbes le message le plus primaire possible : Praline ! Lessive ! , s’insurge-t-elle. Comme s’il n’y avait plus que ça pour atteindre les cerveaux. Mais ces champignons atomiques du parfum sont aussi des bulles dans lesquelles on peut se retirer, à l’instar des écouteurs iPod. Mécanisme de défense contre l’invasion de son espace personnel par l’autre : on repousse par son parfum ce « ça ne sent pas moi » qu’on ne peut pas sentir, stratégie de défense en forme d’attaque.  »

Un faux pas d’autant plus facile à commettre que les gicleurs eux-mêmes ont été rendus plus performants par les ingénieurs en charge du flaconnage.  » Les gouttelettes sont devenues plus grosses mais cela ne se voit pas, précise Jean-Claude Ellena. On a la sensation de s’entourer d’un nuage vaporeux tout léger. Alors qu’en réalité, on en met plus qu’on ne le pense et le vaporisateur se vide aussi plus vite du même coup.  » Pour y gagner, ayons donc la main légère !

ISABELLE WILLOT

 » L’ART DU PARFUMAGE, C’EST CELUI DE LA PROPORTION. IL FAUT ÊTRE JUSTE.  »

 » PLUS LES MATIÈRES PREMIÈRES SONT BELLES, MOINS IL EST NÉCESSAIRE D’EN FAIRE TROP. « 

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