Cet or qui ne coûte rien…

Lisette Lombé © karel duerinckx

Lisette Lombé se promène sur le même bitume que tout le monde… mais son regard y distingue d’autres choses. Elle nous livre ici ses humeurs poétiques.

C’est encore un autre visage du trottoir que celui que l’on observe de la fenêtre de sa voiture, bloquée dans un embouteillage monstre, en plein coeur de Bruxelles. Passage obligé, faille spatio-temporelle entre Arras et Namur. Je n’ose même pas m’imaginer au même endroit, quelques années plus tôt, à la veille du diagnostic de burn-out. Je crois que je serais sortie de mon véhicule, que je l’aurais abandonné là, au milieu du carrefour, et que je me serais enfuie à toutes jambes de ce quotidien pollué et saturé. Nous sommes en 2021, six ans plus tard. Je dois me rappeler qu’une émission radio postposée, c’est ennuyeux mais que ce n’est pas la fin du monde.

J’observe les mauvaises herbes entre les jointures des pavés. Elles semblent résister à leur manière, dans cette rue commerçante. J’ouvre ma vitre et je demande à un vendeur sorti de son magasin si c’est coutumier un pareil trafic. Il me répond que non et que je devrais couper mon moteur. Vingt minutes plus tard, lorsqu’il sort à nouveau et qu’il me retrouve au même endroit, il me dit: « Vous voyez! J’avais raison! Vous auriez eu le temps de prendre un café et de recharger votre GSM! » Impossible de me garer, impossible de changer de moyen de transport, impossible de rejoindre le peuple de la marche ou des deux-roues.

Une heure et quarante-cinq minutes plus tard, un peu avant de bifurquer vers le ring, en quittant Auderghem, un homme d’une cinquantaine d’années conduisant une camionnette, lui aussi arrêté au feu rouge, lui aussi vitre ouverte, entame avec moi une conversation surréaliste. Il me demande si j’ai le temps de venir boire un verre avec lui avant de rentrer chez moi et m’indique une pompe à essence un peu plus loin, sur notre droite. Je me demande si ça marche vraiment de temps à autre ce genre de plan drague ou si c’est juste le fait de balancer une invitation qui le fait mousser. Je me demande si cet homme est marié. C’est le jour de l’absence de pétage de plomb. Je décline. Je ne me sens pas agressée.

‘J’avais un peu du0026#xE9;laissu0026#xE9; ce geste simple qui consiste u0026#xE0; dire u0026#xE0; une personne, en personne, qu’elle est excellente dans son boulot.’

Il se fait que depuis quelques semaines, je recultive une nouvelle présence aux autres et au monde qui m’est chère. Ça a commencé à la caisse du supermarché de mon quartier. J’ai dit à la caissière qu’elle était à la fois professionnelle, rapide et souriante, et que c’était précieux en tant que cliente. Je lui ai rappelé le jour où elle avait affiché un mot pour prévenir qu’elle ne pouvait pas nous dire « bonjour » suite à une extinction de voix. Un sourire a illuminé son visage et j’ai eu l’impression que cette lumière me réchauffait. Avec le confinement et la distanciation sociale, j’avais un peu délaissé ce geste simple qui consiste à dire à une personne, en personne, qu’elle est excellente dans son boulot. Là réside la puissance de la gentillesse: un compliment peut faire la journée de quelqu’un…

Quelques jours après ce moment suspendu à la caisse, je me retrouve dans un garage car l’un de mes pneus est déchiré. Durant la réparation, nous attendons sur le trottoir. D’ordinaire, les garages m’angoissent. Comme je n’y connais rien en mécanique, je m’y sens vulnérable. Je remarque qu’il n’y a que des hommes autour de moi. Nous profitons des rayons du soleil en passant nos coups de fil. Au petit jeu de « à qui appartient quel véhicule », les habits et les chaussures donnent quand même encore quelques indications. Le trou dans ma basket me relie à la corrosion du bas de caisse de la Mazda 2 sur le pont numéro quatre, pas au SUV rutilant juste à côté.

Dans les bureaux, un bulldog grandeur nature, en céramique, monte la garde à côté d’une armoire remplie de balais d’essuie-glaces. A la radio, Ariana Grande embraye après Loïc Nottet. Je remercie les deux employées pour la qualité de leur accueil. La plus âgée se lève et me dit que ça fait vraiment du bien de s’entendre dire ça. Elle m’explique que leur métier est stressant. Un pneu crevé, c’est toujours une urgence mais quand une ambulance se présente avec le même problème, c’est doublement une urgence. On la fait passer prioritairement, même devant ceux qui ont pris un rendez-vous. Certains ne sont vraiment pas contents et ça s’échauffe. Elle me laisse avec cette question: « Est-ce encore possible de juste faire son travail? »

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