CHAMBRE DES MERVEILLES
» Wunderkammer » ou cabinet de curiosités, ces antiques collections, racontant notre histoire dans ce qu’elle a de plus bizarre et de plus singulier, connaissent une nouvelle jeunesse. Au-delà d’un simple effet de mode, elles représentent rien de moins que le petit théâtre de notre monde, agencé sous globe Napoléon III.
Dans les allées de Maison & Objet, grand rendez-vous professionnel du design et de la décoration à Paris, le stand d’Objet de curiosité ne désemplit jamais. Certains de ses visiteurs sont là pour le business, mais il est manifeste qu’une part significative des personnes présentes n’a aucune intention de parler affaires. Ce ne sont plus que des enfants, scotchés par les fantasmagories qui s’accumulent sur les présentoirs – météorites » volantes « , merveilles minérales et trésors de la mer, squelettes et fossiles divers. Dans les pavillons voisins, les Ateliers C&S Davoy drainent bon nombre de badauds en entretenant la même flamme, à la différence près que leurs » curiosités, objets de rencontres et de hasards » sont exclusivement des reproductions – un parti pris qui autorise des tarifs moins élevés et évite maints tourments administratifs. Et afin de compléter le tour d’horizon, les amateurs iront ensuite observer les lions, éléphants, girafes ou pandas géants de la Masai Gallery, spécialiste belge de la taxidermie, installé à Sprimont. Ou passeront chez Design et Nature, autre ménagerie qui ne manque jamais de produire son petit effet, en l’absence, lors de la dernière édition de M&O, de la maison Deyrolle, véritable institution parisienne depuis 1831.
ÉTRANGE HOBBY MONDAIN
Forme désuète d’un encyclopédisme dont l’origine remonte à la Renaissance, le cabinet de curiosités connaît aujourd’hui un deuxième souffle, conquiert de nouveaux publics et revêt une acception plus large. Si, au départ, l’exercice distinguait trois catégories – naturalia, exotica et artificialia -, l’engouement des Lumières pour les sciences et l’exploration de contrées toujours plus reculées contribuèrent encore à l’essor du plus étrange hobby mondain. Une spectaculaire manière de démontrer tant son standing que son ouverture sur la planète, et de présenter à ses hôtes ébahis un petit musée perso, composé de spécimens plus ou moins inédits.
De nos jours, une poignée d’adeptes cultive encore cette passion pour l’extraordinaire, et certains de par chez nous. Nous avons donc rencontré trois enseignes bruxelloises, pour s’offrir un aperçu de la tendance et, avouons-le, se délecter d’une visite de leur établissement. Première étape : la Galerie Laurent, installée au Petit Sablon depuis une dizaine d’années. C’est au milieu d’animaux naturalisés, de gorgones ou diodons géants, de montages d’oursins ou d’oeufs exotiques, que Madame nous reçoit, tandis que l’on aperçoit furtivement Monsieur oeuvrer dans l’arrière-boutique. » Ah, le retour du cabinet de curiosités. Je n’affirmerai pas que nous avons relancé la mode, mais nous y avons sans doute contribué « , glisse-t-elle avec malice. » Il y a vingt ans, nous avons été les premiers à mettre des papillons sous globe « , explique-t-elle, à propos de ces fameux morphos iridescents, qui deviendront la signature maison. » La mise sous cloche permet leur envol, un mouvement que l’on ne retrouve pas quand le spécimen est simplement encadré. Jusqu’alors, les globes ne contenaient que des bouquets de mariages ou des objets religieux. Nous avons été les précurseurs ! Et puis, de New York à Tokyo, le monde entier nous a copiés « , conclut-elle à la fois fière et un poil désabusée.
DE LA CROTTE EN VITRINE
Moins d’un kilomètre. La distance est courte mais qu’on ne s’y trompe pas, le changement de décor entre les devantures cossues du Sablon et celles, nettement plus modestes, du coeur des Marolles, constitue déjà un dépaysement en soi. Et il faut être attentif pour repérer celle de L’Ornithorynque, pourtant sise sur la place du Jeu de Balle, et accepter l’invitation des panneaux » Entrée libre » en toutes les langues. C’est au bout d’un interminable comptoir de verre que l’on retrouve Christophe et son épouse Julianne, figures bien connues du quartier. Licencié en archéologie et histoire de l’art, il posa sa première échoppe sur le plus célèbre marché aux puces du pays en 1983 et vendit » un peu de tout, même des meubles « , avant de se concentrer sur l’archéologie, l’ethnographie et la curiosité. Ses étalages accueillent donc indistinctement » ce qui a un peu d’histoire, un peu de curiosité ou un peu de beauté… et un prix acceptable » : monnaie gauloise ou photos de l’indépendance congolaise, inquiétantes chauve-souris crucifiées tête en bas, costume de danse papou, pierres à divinités celtiques, poupée vaudou » qui a servi lors des cultes haïtiens » et très belle amulette de Ptah-Patèque, dieu des orfèvres et des artisans de la mythologie égyptienne. » Le détail est d’une qualité exceptionnelle, un acheteur a immédiatement sauté dessus. Pour 1 300 euros, c’était donné « , affirme Christophe avant d’être interrompu par une dame à la recherche d’un oeuf en jade. La routine, ou presque, car comme il le rappelle, » le boulot est différent tous les jours, il n’y a jamais deux objets identiques « , ni même deux clients pareils. Ces derniers, fidèles ou occasionnels, deviennent souvent ses fournisseurs – un copain passé à la recherche de médailles militaires s’invite dans la conversation pour confirmer ce jeu de vases communicants : » Une collection, ça vit, de l’un à l’autre, c’est un mouvement perpétuel. »
Comme Anne Laurent, au Sablon, Christophe a remarqué le net regain d’intérêt pour son activité : » Auparavant, on collectionnait des timbres ou des monnaies, qui étaient toujours cachés ou rangés quelque part. Maintenant, on préfère posséder l’un ou l’autre objet curieux et se rendre intéressant en racontant d’où il provient. » Avant de prendre congé, on ne résiste pas à l’envie de lui demander quelles furent les pièces d’exception qui resteront au panthéon de sa faste carrière. Les réponses ne se font pas attendre : » un trigonolithe taino « , énigmatique objet cultuel à trois pointes, » des sarcophages égyptiens « , et surtout » un coprolithe de dinosaure « . Coprolithe ? On n’ose comprendre. » C’est ça, j’ai vendu de la merde en vitrine, s’amuse-t-il encore, et pas à n’importe qui : à Henri Vernes, un ami et client de longue date. » Quant à savoir quelle fut l’importance des trouvailles de Christophe dans l’oeuvre prolifique du père de Bob Morane, nous n’en saurons rien…
L’OURSIN COMME OEUVRE D’ART
Cap maintenant sur le quartier du Châtelain, à Ixelles. La Meute s’est nichée au 92 de la rue du Page il y a trois ans, quand Charlotte Pasternak, visiteuse assidue de musées d’histoire naturelle et de jardins botaniques, se met en tête de créer » un lieu qui lui corresponde « , et ouvre un cabinet contemporain, dont l’offre se répartit entre objets chinés, oeuvres d’art et design de jeunes créateurs, sélectionnés par ses soins. Inutile de dire que l’endroit vaut le coup d’oeil. » Je ne suis pas très « galerie aux murs blancs », explique-t-elle, pour moi l’art doit être mélangé au reste, mettre un oursin à côté d’un oeuvre, ça me paraît tout à fait logique. »
Dans sa boutique, on retrouve pêle-mêle des » classiques « , cadres de lépidoptères, crânes et serpents en bocaux, mais aussi des articles confectionnés sur place, comme ce chapelet de petites têtes, sculptées dans l’os par des moines tibétains, remontées sur de fines tiges et placées sous cloche, ainsi que les incroyables cires anatomiques de Nathalie Latour. Ou encore cette batte de base-ball terminée par un crâne d’animal aux larges cornes, qui n’aurait pas fait tache dans Mad Max. » Elle a aussi un côté Pierrafeu que j’aime bien, ajoute Charlotte. J’en avais une plantée de dents humaines, mais je l’ai vendue. On m’a parfois dit que j’étais morbide, obsédée par la mort. Je m’en fous. J’aime la vie, et elle en fait partie. »
C’est très précisément le propos tenu, quelques heures plus tôt, par Christophe, de L’Ornithorynque, à propos des vanités, ces natures mortes – bougies et sabliers, pierres fendues, fleurs séchées et, bien sûr, crânes aux orbites béantes -, comme autant d’allégories de la brièveté de notre passage sur Terre. Une façon particulièrement graphique d’invoquer notre humilité face à l’éternité, qui n’est pas du goût de tout le monde. Charlotte se rappelle d’ailleurs qu’au début, » des gens entraient en ouvrant de grands yeux et certains sortaient presque à reculons « . Aujourd’hui, les regards s’attardent plus longuement sur sa vitrine et ses bizarreries. » Depuis quelque temps, on retrouve des globes ou des montages dans tous les magasins de déco. Mais au-delà de l’effet de mode, on sent tout de même un vrai regain d’intérêt pour l’authenticité et pour la nature, et énormément de la part des enfants, qui ne savent plus d’où proviennent les choses. Et puisque leurs parents en ont marre des intérieurs tous identiques, ils recherchent des objets uniques, inédits. » A l’heure actuelle et pour sa plus belle surprise, son public va » du tatoueur à l’aristocrate, en passant par l’étudiant en art et l’ouvrier. Si ça peut faire naître de nouvelles associations d’idées chez quelqu’un dont l’univers est très éloigné du mien, c’est vraiment gagné « .
PAR MATHIEU NGUYEN
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