Broderies chatoyantes, toques en fourrure, pantalons de moujik… Le vent de l’Est souffle avec ardeur sur la mode hivernale. Décryptage du look russe, tendance incontournable de la saison.

Cela ressemble à une jolie prose. Un vestiaire composé au fil d’une épopée à l’Est :  » jupe évasée en zibeline tricotée bargouzine « ,  » pantalon moujik en crépon satin prune brodé d’épis de blé vieil or « ,  » longue blouse russe, une épaule dénudée en velours de soie tchornaïa ziemlia bordé de petits volants de velours « ,  » robe longue, blouse roumaine, jupe évasée en galons multicolores rebrodés de motifs au point de croix « … Après un hommage à l’Afrique pour l’été, Jean Paul Gaultier s’entiche des grands espaces de la Russie et des pays de l’Est pour composer sa haute couture de l’hiver 2005-2006. L’homme s’inspire, mais ne tombe pas dans le folklore. Il pioche dans tous les registres. Aux paysans russes, les moujiks, il pique leurs pantalons. Il les taille dans des velours de soie, du drap de laine, de la soie moutarde rebrodée de fleurs. Aux Roumaines, il vole leurs célèbres blouses et les détourne en robes longues et volantées. Elles se parent de galons, de broderies de pierres acier, de manches smockées ou de broderies tapisserie. Des Cosaques, il retient enfin leurs bottes cavalières ou leurs manteaux redingotes. Un registre militaire renouvelé par les matières nobles, le vison, le cachemire ou le velours de soie.

chapkas et broderies

Si l’hommage est clairement appuyé, Jean Paul Gaultier reprend là une des principales tendances de la mode hivernale. Un véritable pied de nez : alors que toutes les marques de prêt-à-porter ont déjà dessiné leurs collections et les ont fait défiler en mars dernier, le couturier parvient à reprendre le même thème et le renouveler, pour son défilé haute couture de juillet. Christian Lacroix – adepte de l’éclectisme – pioche également dans ce registre. La Russie est prétexte à jouer une mise en scène vestimentaire riche et opulente. Lacroix mêle donc les influences. Il s’inspire de la Russie des Tsars, des jupons des danseuses de flamenco, des manteaux de soie et autres kimonos de l’Orient. Et il clôture son défilé par une mariée digne d’une icône orthodoxe.

C’est que l’hiver aspire à la chaleur du vestiaire des pays de l’Est. De Milan à New York, en passant par Paris, les créateurs déclinent brillamment les éléments phare de cette garde-robe. En touche et en couvre-chef : la chapka et la toque en fourrure. Elles accessoirisent les tenues d’Hermès, de Peter Som, d’Anna Sui, de Costume National ou bien encore de Mikael Kors. Pour la collection Marc by Marc Jacobs, elles s’agrémentent d’un ruban noué sous le menton, tandis que le quatuor américain As Four s’entiche d’une toque en fourrure rose. Chez Miu Miu, on retrouve les robes brodées des paysannes, tout comme chez Paul Smith ou encore Olivier Strelli qui a joué à fond la carte russe pour son défilé célébrant le trentième anniversaire de la marque. Délicieusement riche, le vestiaire de l’Est est prétexte à l’opulence : les fleurs, les broderies et les ors font ritournelles. Ainsi, chez Kenzo, Antonio Marras reprend les manteaux afghans adoptés par les hippies des seventies et s’entiche d’imprimés fleuris très slaves. Les brocards dorés et végétaux sont également adoptés par Stéphane Rolland chez Scherrer. Et pour sa ligne Just Cavalli, Roberto Cavalli réinterprète ces classiques avec des tee-shirts imprimés de babouchkas ou des spencers à faux brandebourgs.

 » Ces collections d’inspirations slaves, explique Fleur Mirzayantz, du bureau de style Carlin International à Paris, reprennent les thèmes gipsy et bohème des dernières saisons. La preuve : le jupon est toujours là ! Mais on le porte au-dessous du genou, avec des bottes. Tout cela dessine une bohémienne de luxe. La palette de couleurs évoque le voyage, avec un bleu russe précieux et capiteux, et des tons fauves qui reprennent les nuances du cuir. Les matières sont luxueuses : des soieries slaves, de la panne de velours, de l’agneau glacé. Les matières et les couleurs suffisent presque à raconter l’histoire…  » Si ce n’est que l’histoire est plus ou moins décadente. Pendant la London Fashion Week, en février dernier, le duo FrostFrench, incarné par les créatrices Sadie Frost et Jemina French, s’est lui aussi penché vers l’est. Version déjantée. Les leitmotive de cette collection : les imprimés fleurettes des paysannes russes, les robes de babouchka et des redingotes, dans un décor d’église où les cierges brûlent. Les créatrices, cependant, ne cèdent pas aux tentations de la fourrure. Elles lui préfèrent le faux chinchilla. Une véritable exception puisque, partout ailleurs, la fourrure – la vraie – est reine. Col en astrakan sur des manteaux feutrés chez Alberta Ferreti, manteau en fourrure tricoté dans le biais et ceinturé chez Ralph Rucci, mais aussi capes ou étoles en fourrure chez Hermès, Lagerfeld Gallery ou pour la collection de Giambattista Valli.  » Ironiquement, la Russie est à l’origine du retour en grâce de la fourrure, explique l’agence de presse AFP. Les créateurs reconnaissent sans peine que c’est pour capter la nouvelle clientèle de ce pays qu’ils multiplient l’emploi du vison, de zibeline, du renard, du lapin ou de l’agneau de Mongolie « . Une affirmation confirmée par l’ouverture en masse, ces dernières années, de boutiques aux noms des grandes griffes internationales du luxe, à Moscou et à Saint-Pétersbourg.

Mais quand chez certains le vestiaire russe est prétexte à l’opulence, chez d’autres il n’est que retenue. Après tout, la Russie c’est aussi l’imaginaire d’un Docteur Jivago. Pour la retenue donc, on choisit le registre militaire. Les manteaux et redingotes à brandebourgs sont réinterprétés par Nicolas Ghesquière, chez Balenciaga, et bordés de fourrure. On les retrouve également chez Burberry Prorsum et Veronique Branquinho, ou encore chez Celine, avec des capes militaires.  » C’est aussi le retour de la vraie besace, commente Fleur Mirzayantz de Carlin International. Elle se porte en bandoulière. Elle peut être frangée ou adopter des détails ethniques, comme des incrustations de monnaie. Fendi, pile-poil dans la tendance, a d’ailleurs sorti ces fameux sacs dans des modèles XXL et dans des pannes de velours « . Cette panoplie militaire, on la retrouve en clin d’£il avec la réédition du parfum Cuir de Russie, par L.T. Piver. L’entreprise est la plus ancienne maison de parfumerie française : elle a été créée en 1774. Et elle ressort l’un de ses classiques, créé à la fin du xixe siècle.  » Selon la légende, c’est au cours d’une veillée qu’un Cosaque eut l’idée de frotter ses bottes de cuir contre l’écorce des bouleaux afin de les imperméabiliser, raconte le communiqué de presse de la maison. Un accord olfactif exceptionnel se mit à embaumer l’air. Les Cosaques en tombèrent immédiatement amoureux et l’adoptèrent. Le parfum  » Cuir de Russie  » venait de voir le jour !  » Et ce Cuir de Russie est une véritable madeleine de Proust à lui tout seul.

C’est que les couturiers d’aujourd’hui ne sont pas les premiers à s’inspirer de la Russie et des charmes slaves. L’arrivée des Ballets Russes de Diaghilev, en France, en 1909, a été à l’origine de mille inspirations orientales puisque ces ballets mettaient en scène une Russie de légendes. Dans son Histoire de la mode et du Costume (éd. Thames & Hudson, 1990), James Laver explique ainsi que  » le succès spectaculaire de Schéhérazade, accueilli par de frénétiques applaudissements, provoqua une vague d’orientalisme qui submergea Paris et les autres capitales de la musique « . Le créateur des costumes et décors des Ballets Russes, les premières années, s’appelle Léon Bakst et inspire fortement les couturiers français de son époque. Jacques Doucet reprend ainsi, sans grand changement, la blouse des paysannes russes ou d’Europe centrale, avec ses longues manches froncées et brodées. Jeanne Lanvin la réinterprète également quelques années plus tard et c’est d’ailleurs cette fameuse blouse roumaine qui a inspiré Jean Paul Gaultier pour son dernier défilé. Paul Poiret, quant à lui, joue la carte de l’orientalisme. Il reprend à son compte les pantalons de harem et les turbans, les folklores russes ou ukrainiens.

influences slaves

A cette époque, beaucoup de Russes fuient leur pays pour s’installer à Paris. Dans une situation précaire, les femmes officient alors en tant que brodeuses pour la haute couture. La maison de broderie Kitmir est par exemple fondée par la grand-duchesse Maria Pavlovna Romanova, en 1921, et travaille, notamment, pour Chanel. Les artistes russes Natalia Gontcharova et Sonia Delaunay vont, elles aussi, dessiner des broderies pour les couturiers. Le dessinateur russe Erté est l’un des fondateurs du mouvement Art déco et travaille en tant qu’illustrateur de mode pour Paul Poiret ou le Harper’s Bazaar, tandis que des Russes ouvrent leurs propres maisons de couture ou de lingerie, à New York ou à Paris.

Portés par leur imaginaire, les Ballets Russes vont également inspirer Gabrielle Chanel dans les années 1920. Coco est l’une des premières à soutenir Diaghilev, et elle joue volontiers les mécènes pour lui. En 1924, elle crée les costumes d’un de ses spectacles,  » Le Train Bleu « . D’autres artistes de son temps se colleront à la même tâche, pour les décors ou les costumes, comme Jean Cocteau ou Henri Laurens. Dans ses propres collections, Mademoiselle Chanel s’inspire tout autant du folklore russe : elle réinterprète ainsi la roubachka, la blouse ceinturée des moujiks. Même si les Ballets Russes s’arrêtent en 1929, ils ne cessent d’inspirer leur petit monde. Et celui de la mode en premier. Des années plus tard, pour sa haute couture de l’hiver 1976, Yves Saint Laurent imagine la collection  » Opéra Les Ballets Russes « . A grand renfort de blouses roumaines, de boléros de velours, de châle de soie lamé, de jupes d’étamine brodée et de manteaux de brocard, le couturier dessine une collection où le folklore russe n’est qu’un prétexte pour puiser des ressources dans l’ailleurs. La même démarche que celle de Jean Paul Gaultier, aujourd’hui, pour sa haute couture. Et sans doute pas par hasard puisqu’on a, depuis longtemps, élu le couturier digne héritier de Saint Laurent. D’ailleurs, sa collection russe de l’hiver 2005-2006 fait l’unanimité dans la presse. Comme celle d’Yves Saint Laurent, en 1976, qui confiait à l’époque, à propos de sa collection :  » je ne sais pas si c’est la meilleure, mais c’est la plus belle « . Trente ans plus tard, la Russie inspire plus que jamais le Beau.

Amandine Maziers

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