Luxe et grande distribution, un mariage apparemment contre-nature qui se porte pourtant mieux que jamais grâce au mélange des codes. Quand le premier cherche à séduire les masses, l’autre glisse vers le premium…

On a longtemps cru que le marché du luxe résisterait aux affres de la crise, notamment grâce aux touristes-milliardaires venus en nombre de Chine ou du golfe Persique pour dévaliser les boutiques. Mais les derniers chiffres de 2013 ont révélé que même les plus grandes enseignes ont fini par souffrir de la morosité du contexte économique, une donnée nouvelle qui confortera peut-être une tendance amorcée par l’industrie du luxe il y a quelques années : faire les yeux doux au grand public pour conquérir de nouveaux marchés. Car même (surtout ?) les consommateurs les plus modestes restent fascinés par les inaccessibles sommets des marques légendaires ultracotées, et ne demandent qu’à goûter à leurs délices, fût-ce du bout des lèvres. Et c’est là que la grande distribution entre dans la danse, heureuse de compléter ce deal à trois, susceptible d’offrir à chacun une part de rêve plus ou moins bon marché. Cette incursion du haut de gamme dans le quotidien du commun des mortels n’est pas neuve, mais s’est durablement installée dans notre paysage de consommation et touche désormais tous les domaines, pour le plus grand plaisir des marketeurs, qui y voient l’occasion de développer des concepts tels que le brand stretching (étirement de la marque) et des néologismes pas toujours très inspirés comme le masstige, contraction de  » mass-market  » et de  » prestige « .

GUEST STARS ET CAMÉOS

Alimentation, beauté, mode, ameublement, sportswear… Avant d’envahir les vitrines et les campagnes publicitaires, les collaborations prestigieuses se sont immiscées tout au long de la seconde moitié du XXe siècle, de la grande dame du design Andrée Putman, styliste pour Prisunic en 1958, à Yves Saint Laurent vendant ses célèbres smokings dans le catalogue La Redoute, en passant par Joël Robuchon, qui, il y a vingt-cinq ans déjà, mitonnait des petits plats pour le groupe agroalimentaire Fleury Michon. Le même Robuchon, désormais auréolé du statut de  » chef le plus étoilé du monde  » – 28 étoiles au Michelin tout de même -, vient encore de signer une collaboration avec la chaîne Sushi Shop en janvier dernier. Ça change des recettes en barquettes, mais l’idée est restée la même. Tout comme La Redoute qui a poursuivi ses nombreux partenariats de haut vol, fidèle à une politique initiée en 1969 mais réellement développée à partir de 1990, avec des créations signées Issey Myake, Christian Lacroix, Jean Paul Gaultier ou encore Courrèges pour l’automne-hiver de cette année.

A défaut de pouvoir compter sur des personnalités connues du grand public pour faire la promotion de leurs marques, certains secteurs pratiquent l’échange interdisciplinaire, notamment en cosmétique, où l’on se rappelle de l’incursion sexy de la créatrice de lingerie Chantal Thomass dans l’univers Nivea ou des visuels controversés de la photographe Cindy Sherman pour M.A.C. Par la magie du cross-over, toute célébrité bénéficiant d’un peu de légitimité devient un partenaire potentiel de labels en quête de visibilité. On a ainsi pu observer des rapprochements plutôt évidents, comme Kate Moss pour Topshop, mais aussi des marques incapables de distinguer véritable plus-value et coup de buzz, en témoignent les nombreux fiascos retentissants commis par des starlettes trop sûres de leur talent. C’est l’ère des guest stars qui feront parler d’elles – à l’image des caméos de vedettes du cinéma, qui s’offrent de lucratives apparitions dans des séries TV d’un standing souvent inférieur -, pour le pire comme pour le meilleur.

H&M, ROIS DU MASSTIGE

Révolu donc, le temps où les ténors refusaient de compromettre leur réputation en frayant avec des enseignes jugées trop populaires, la rencontre pourtant antinomique du luxe et de la grande distribution s’est imposée comme une tendance importante de la consommation et n’étonne désormais plus personne. Mais avant d’en arriver là, il aura fallu des décennies d’évolutions des marchés comme des mentalités . Par définition réservé à l’élite, le secteur du luxe a dû se désacraliser pour pouvoir prendre part à ces juteuses opérations commerciales. Une profonde rupture était nécessaire, pour faire bouger les lignes et mettre presque tout le monde d’accord. Ce grand coup, c’est H&M qui le frappera en 2004, en invitant Karl Lagerfeld à réaliser une collection capsule qui fera date. Un pas de deux inconcevable jusqu’alors, et un scandale potentiel désamorcé par une campagne d’un parfait second degré où Karl ose même prononcer le mot  » cheap « , pourtant pas le genre de la maison (Chanel).

Depuis Karl Lagerfeld X H&M, la porte est ouverte – et de quelle manière ! -, qui permet à chacun de s’y engouffrer sans craindre les quolibets : Lanvin, Roberto Cavalli, Stella McCartney, le géant de la distrib’ équilibre les styles, alterne les noms mondialement connus et les créateurs plus pointus (Viktor & Rolf ou Comme des Garçons), passant habilement de la démesure de Versace à la douceur d’une collection Marni, présentée dans la lumière ouatée d’un spot de Sofia Coppola. Car les people sont évidemment de la partie, de Madonna à Beyoncé, notamment pour jouer la carte sexy, voir la ligne de maillots de bain de Kylie Minogue, ou les slips de David Beckham. En moins d’une décennie, l’enseigne suédoise a pris l’habitude d’affoler les groupies comme les fashionistas, qui défaillent à l’idée de trouver à prix abordable des chaussures signées Jimmy Choo. Sans surprise, nombreuses sont les collections qui s’arrachent au propre comme au figuré, donnant régulièrement lieu à des scènes de pugilat féminin dans les rayons dévastés des magasins. Pour étendre sa présence dans le microcosme agité du prêt-à-porter, le groupe Hennes & Mauritz a en outre développé une stratégie qui lui permet de pianoter sur une large gamme de styles et de budgets, grâce aux cinq autres labels qu’il possède en plus d’H&M : COS, Monki, Weekday, Cheap Monday ou encore & Other Stories, le concept store  » à la Colette  » lancé avec succès il y a tout juste un an.

IKEA, DU PLANÉTAIRE À L’ÉPHÉMÈRE

A l’opposé des défilés de célébrités, l’autre tycoon de la grande distribution a mis en oeuvre une tactique différente pour asseoir sa position sur le secteur. Assez paradoxalement, Ikea doit batailler ferme contre son meilleur atout, son plantureux catalogue, à grand renfort de collections éphémères : PS est destinée aux jeunes urbains, Stockholm branchée haut de gamme, Brakig s’arrache en France mais reste inédite en Belgique, Trendig se conçoit comme un  » dialogue interculturel « … en attendant les prochaines, pour l’instant tenues secrètes. Habilement rythmées au cours de l’année, ces initiatives ponctuelles se sont multipliées, appâtant toujours plus de clients. Pas un mauvais calcul quand on sait que sortir de chez Ikea les mains vides relève de l’exploit.

Directeur créatif de PS, Peter Klinkert a récemment présenté la nouvelle ligne, en vente le 4 avril prochain :  » Comme les autres éditions limitées, PS est à la fois une manifestation de la vitalité d’Ikea et une façon de répondre à ceux qui prétendent que notre gamme ordinaire, taillée pour la durée, participe à une uniformisation des intérieurs.  » Soigneusement ciblées, ces créations sont mises au point avec beaucoup de réactivité, la petite quantité d’objets permettant une mise sur le marché nettement plus rapide que la collection principale. Mieux, certains des produits présentés tournent délibérément le dos à l’esprit consensuel qui anime généralement l’offre Ikea.  » On veut être plus pointus, au lieu de nous contenter du blanc ou de la neutralité, confirme Peter Klinkert. Si ça plaît, tant mieux, sinon, tant pis.  » Un discours tranché qui devient aussi un moyen d’introduire des articles plus ambitieux dans les allées balisées en jaune et bleu. Car PS a beau être destinée à un public jeune, disposant de peu de moyens financiers, c’est aussi une occasion de s’entourer de designers de réputation internationale, comme le duo néerlandais Scholten & Baijings ou la Française Matali Crasset. Un indéniable apport créatif doublé d’un appréciable bénéfice en termes d’image. Peter Klinkert tient à préciser :  » Quand je choisis un designer, sa notoriété m’importe peu. Ce qui m’intéresse, c’est sa singularité, sa vision et sa façon de travailler. On ne vise pas de grands noms pour le principe.  » N’empêche, de telles signatures peuvent intriguer le public familiarisé avec le monde du design et provoquer un regain d’intérêt pour la marque, souvent boudée par les puristes.  » Si des gens viennent chez Ikea, attirés par l’aura de Matali Crasset, très bien ! Mais ce n’est pas la raison de notre collaboration. Je ne pense pas personnellement que le design, aujourd’hui ou à l’avenir, soit une affaire de stars. Les stars sont ennuyeuses, le star-system est une invention hollywoodienne qui n’a que peu à voir avec le design.  »

Produits de meilleure qualité, collections exclusives limitées dans le temps ou en quantité, créateurs renommés… même Ikea, le parangon de la démocratisation, rehausse son standing en s’appropriant des codes jadis réservés aux circuits plus huppés. Et par un curieux retournement, aux dernières Fashion Weeks, Chanel faisait déambuler Cara Delevingne en jogging dans un supermarché, tandis que Moschino détournait le logo du McDo, s’inscrivant tous deux dans une nouvelle tendance, le normcore (contraction de normal et hardcore), un culte de l’extrême normalité. Toujours pour le plus grand bonheur des pros de la hype et des marketeurs.

PAR MATHIEU NGUYEN

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