C’est sous le signe de l’été 2003 que Christian Lacroix et la marque Emilio Pucci ont décidé d’unir leur destin créatif pour le meilleur et la couleur. Pleins feux sur un couturier délibérément chatoyant

A nimés par le même sens de la luminosité étincelante, Christian Lacroix et Emilio Pucci devaient forcément  » se rencontrer  » un jour. Le destin, farceur, semblait d’ailleurs avoir déjà bien préparé le terrain. C’est en 1951, année de naissance de Christian Lacroix, que le marquis Emilio Pucci présente, en effet, son tout premier défilé de mode sous le ciel de Florence. A cette époque, l’ex-pilote de chasse de l’armée italienne a 37 ans déjà, mais ne crée des vêtements que depuis quelques mois, poussé par le hasard d’une rencontre de vacances. Son coup de patte est ludique ; sa vision de l’imprimé, unique. Le succès est rapidement au rendez-vous et une  » Puccimania  » se met alors à sévir dans les années 1950 et 1960, de Capri à Miami, portée par les stars du moment.

Lorsque Emilio Pucci décède en 1992, la marque est toujours bien active, mais a cependant perdu de son lustre d’antan. Quelques stylistes tentent en vain de lui donner un second souffle, jusqu’au rachat retentissant de la griffe par le groupe de luxe LVMH en 2000. Petit à petit, l’idée de placer un grand nom de la mode à la tête de cette marque mythique trotte dans la tête de Bernard Arnault, patron de LVMH. Pour relancer Emilio Pucci avec éclat, il faut un empereur de la couleur magnifiée. Dans le giron du leader mondial du luxe figure notamment Christian Lacroix, intéressé par le défi. En 2002, le mariage est donc célébré. Le grand couturier français devient directeur artistique de la griffe italienne, sans renoncer évidemment à ses fonctions de créateur pour sa marque éponyme. Première apparition publique de ce nouveau couple détonnant : le défilé Emilio Pucci du printemps-été 2003, organisé à Milan le 28 septembre dernier. Les commentaires sont unanimes : examen réussi avec la plus grande distinction ! L’esprit de la maison est non seulement respecté, mais surtout vivifié par une interprétation neuve et dynamique. Pour Weekend Le Vif/L’Express, Christian Lacroix a accepté de revenir sur ce mariage de passion et de raison, avant de faire le point sur sa propre vision de la mode.

Weekend Le Vif/L’Express : Quel était le message que vous vouliez faire passer dans votre toute première collection pour Emilio Pucci ?

Christian Lacroix : Je voulais retrouver l’énergie et la modernité de l’univers qu’Emilio Pucci avait créé dans les années 1950 et 1960, tellement avant-gardiste, mêlant sport et glamour, et faire un peu oublier le côté trop  » vintage  » ou  » psychédélique « . Je voulais montrer des vêtements intemporels et contemporains à la fois, s’adressant aussi bien à la rue avec le côté casual de la collection qui peut parler aux filles et à leurs mères, qu’à la néo  » jet-set fashionista  » avec son côté sophistiqué qui peut parler aux popstars comme aux dames cosmopolites de Miami, Marbella, Capri ou Saint-Tropez. Enfin, je voulais retrouver ce mélange de formes techniques et de formes ethniques qui ont fait le succès d’Emilio Pucci dès le départ.

Avez-vous le sentiment d’avoir réussi à dépoussiérer un mythe quelque peu endormi ?

Le mythe n’était pas endormi et la maison n’avait rien de poussiéreux. J’ai simplement tenté d’injecter la dynamique de la période où nous vivons pour booster une griffe devenue un peu discrète dans son élégance cantonnée entre Florence, Park Avenue et la Floride. L’accueil accordé au défilé d’octobre à Milan était, dans ce sens, encourageant. On verra en mars.

Le  » fantôme  » d’Emilio Pucci vous obsède-t-il parfois ?

Le fantôme du Marquis est sympathique. Ce n’est pas un fantôme d’ailleurs, mais une réelle présence qui semble parfois m’indiquer le chemin d’une très aimable façon. Il n’y a qu’à  » écouter  » ce qu’il a fait pour trouver la voie à prendre.

Quel est votre secret pour mener de front cette double carrière de créateur, à la fois pour Emilio Pucci et pour votre marque éponyme ?

Une passion peut-être un peu maladive pour la mode dans ses aspects les plus particuliers, en dehors des sentiers battus. Mais ce n’est pas un secret. C’est surtout beaucoup d’angoisses, de questionnement et le travail formidable des équipes de Paris et de Florence qui me suivent avec abnégation dans cette recherche d’une mode qui met en valeur la personnalité et qui ne la noie pas dans une tendance globale, uniforme.

La France et l’Italie se disputent sans cesse le titre de patrie de la mode. Désormais, où vous placez-vous dans ce débat somme toute futile ?

Il faudrait ajouter la Grande-Bretagne et les Etats-Unis à cette question. Et la Belgique surtout pour que le paysage soit complet. Paris est la patrie de la Couture, d’un certain goût de la coquetterie. Milan est la capitale du prêt-à-porter de luxe sophistiqué, d’une élégance intemporelle et cosmopolite. Disons que la France domine par son artisanat et l’Italie par son industrie. Londres et Anvers forment, quant à elles, deux écoles de style un peu paradoxales, presque antinomiques, auxquelles il faudrait ajouter l’école japonaise. Ni les Français, ni les Italiens ne peuvent rivaliser avec ce trio de créativité baroque ou minimale, conceptuelle ou extravagante, intellectuelle ou fantasque, proche des arts plastiques. Les pays latins sont plus dans le concret. Quant aux Etats-Unis, ils ont créé un streetwear qui bétonne la planète et qui a transformé nos rues. Avec les Espagnols de Zara et les Suédois de H&M, on a fait le tour. C’est planétairement que l’on doit penser la mode et je tâche de me situer au-delà de ce débat.

Dans quelques mois, vous présen- terez les nouveaux uniformes que vous avez créés pour le personnel d’Air France. Pourquoi avez-vous accepté ce nouveau défi ? Seriez-vous boulimique de travail ?

Pour Air France, j’ai surtout présenté une approche, un concept. C’est ce qui m’intéresse désormais : dépasser la mode pour participer aux modes de vie, à notre environnement global, avec des uniformes, des sièges de TGV, des costumes de scène… Chacun dans ces domaines û vêtements, théâtre, design et pourquoi pas les éditions û m’aide à exprimer une facette de ma personnalité. J’ai beaucoup de chance de ne pas être cantonné dans un seul domaine. C’est bien sûr beaucoup de travail qui peut souvent ressembler à un jeu, à un plaisir, à un divertissement.

Fondamentalement, qu’est-ce qui vous pousse à créer des vêtements ?

Le rituel de la parure, l’habit qui fait le moine, la théâtralisation du quotidien.

Le créateur que vous êtes se sent-il parfois limité par les exigences du marketing ?

Bien sûr. Je pense que le marketing est un écran déformant entre les créateurs et le public auquel ils s’adressent et qui a l’esprit souvent bien plus ouvert que ne l’imaginent les financiers, les sondeurs et les marchands.

D’une façon générale, pensez-vous que la mode actuelle manque cruellement de poésie ?

Je crois que plus on cherche à la banaliser, à l’uniformiser, à la globaliser, plus les gens trouvent d’autres moyens de la personnaliser avec leurs propres idées comme la customisation qui était un moyen poétique de se réapproprier la garde-robe basique. Les tendances ethniques ont également prouvé que nous avions besoin de cultures venues d’ailleurs ou d’autres temps lorsqu’on s’inspire du vintage.

 » Fuis les honneurs et l’honneur te suivra « , a dit Abou Bekr, premier calife de l’Islam. Qu’en pense le  » jeune  » chevalier de la Légion d’honneur que vous êtes ?

Je ne comprends pas cette citation mais elle correspond assez bien à ce qui m’est arrivé avec cette Légion d’honneur.

Que répondez-vous aux gens qui affirment solennellement que la mode est futile ?

Que la futilité est une chose grave. Je voudrais retrouver la citation de Cocteau qui dit cela mieux que moi.

Pour vous, quelle doit être la véritable mission première de la mode ?

Permettre à chacun d’être lui-même avec autant de pratique que de personnalité. C’est aussi avoir chaud l’hiver, être à l’aise l’été, participer à la surprise du paysage et créer sans cesse. Chacun peut le faire avec  » ses  » moyens du bord. C’est donner enfin du plaisir à l’£il, inspirer l’esprit, donner une envergure au paysage urbain si morne, banal, abîmé.

Quel regard portez-vous sur les créateurs belges ?

Beaucoup d’affection. Je suis un fan de W.&L.T. ( NDLR : la marque de Walter van Beirendonck). Je ne porte pratiquement que du Dries van Noten et du Martin Margiela. Je crois qu’ils saisissent la poésie du quotidien en alliant modernité et liberté, technique et culture. En fait, il n’y a pas de traditions de mode dans l’histoire belge. Ce n’est pas comme en France ou en Grande-Bretagne. C’est de la peinture et de l’art, de Frans Hals aux surréalistes, que vient la mode belge, je crois. Donc, je ne peux que me sentir proche de leur univers.

Si vous étiez Docteur Jekyll, comment se manifesterait  » Mister Hyde  » Lacroix ?

Je crois avoir bien des facettes paradoxales et être déjà un Jekyll/Hyde, voire même plus. Imaginez tout le contraire de l’image traditionnelle ou caricaturale que l’on se fait de moi et vous aurez le véritable visage que je pense avoir. Ma vie personnelle est le contraire de celle d’un couturier. Mais je ne sais pas lequel est Jekyll, ni lequel est Hyde.

Si vous n’étiez pas devenu créateur de mode, qu’auriez-vous fait de votre vie ?

Plasticien ? Moine ? Metteur en scène ? Editeur ? Conservateur de musée ? Historien, analyste, ethnologue de la mode ? Dilettante surtout.

Quel est, pour vous, le rêve à réaliser ?

Je ne pense pas avoir de rêve mais uniquement des projets, ou un idéal, comme une lumière qui donne espoir au bout du tunnel, même si on sait qu’on ne l’atteindra pas. Le rêve, par contre, est un réservoir de poésie, de fantasmes et d’imaginaire qui nourrit le travail de chaque jour. Lorsque j’étais adolescent, j’avais pour idéal celui de  » l’Honnête Homme  » de la Renaissance, en prise avec l’art, la connaissance, la cité, cherchant chaque jour la modernité.

Avez-vous une devise ? Si oui, laquelle ?

Cela dépend des jours :  » Carpe Diem  » ;  » Il faut savoir que, pour les autres, notre sang n’est que de l’eau  » d’Aragon, je crois ;  » Il faut avoir du chaos dans le c£ur pour accoucher d’une étoile qui danse  » de Nietzsche ;  » Ce que je fais m’apprend ce que je cherche  » de Klee ;  » L’étrangeté est l’indispensable condiment à toute beauté  » de Baudelaire… Et peut-être surtout une phrase de Scott Fitzgerald qui dit à peu près ceci :  » Il faut savoir que les choses sont désespérées et cependant tout faire pour les changer.  »

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