Longtemps renfermée sur ses mystères, l’Albanie s’impose dorénavant parmi les passionnantes destinations d’Europe de l’Est. Petit survol de son histoire mouvementée, de ses cités phares et de sa nature sauvage. Point de départ et d’arrivée : Tirana, sa capitale.

A l’aéroport national, la statue de Mère Teresa, icône de la charité catholique, remplace désormais celle du dictateur Enver Hoxha. C’est que les temps changent : l’Albanie s’est aujourd’hui ouverte au monde extérieur. Mais sans perdre sa fierté nationale, comme en témoigne le flamboyant aigle bicéphale sur l’autoroute qui mène à Tirana. Dans cette capitale qui ne manque pas de cachet, on ne rejette rien du passé. Sur la façade du Musée d’histoire, une fresque retrace l’histoire du pays, depuis l’époque de ses premiers occupants illyriens. Ici, au fil des siècles, les envahisseurs étaient accueillis à coups de hache et de fusils. L’Albanie est longtemps restée verrouillée par un dictateur communiste et acclamée par des maoïstes bornés. Désormais, l’État le plus totalitaire du pourtour méditerranéen commence enfin à s’épanouir, comme une fleur réveillée par un printemps tardif. Ses terres ouvrent grand les bras aux pionniers. D’audacieux entrepreneurs commencent à investir dans le tourisme, un ferry assure la liaison avec l’île grecque de Corfou et les tours opérateurs organisent les premiers circuits culturels ou des parcours de randonnée. Pas de doute : une escapade s’imposait dans ce fascinant pays montagneux pas plus grand que la Belgique…

DURRËS

Avec ses plages et ses terrasses noires de monde, Durrës est le paradis des touristes d’un jour et des amateurs de bronzette venus de l’intérieur du pays. Mais la ville recèle d’autres curiosités. Direction l’amphithéâtre romain. En suivant le tracé d’une fortification vénitienne, on atteint ce qui constitue l’un des plus grands théâtres ovales des Balkans. Une ruine flanquée de quelques maisons et d’une mosquée, qui figure tout en haut de la liste des monuments historiques les plus menacés d’Europe. Le long des couloirs destinés aux fauves ou aux gladiateurs, seule une chapelle ornée d’anges et de saints en mosaïques byzantines a encore de quoi séduire. Plus bas, face à la mer, des manèges d’un autre siècle tournent inlassablement sous l’oeil des Albanais qui semblent rattraper le temps perdu sur les terrasses. Après une promenade, à l’ombre du phare, nous dégustons des calamars et un tzatziki. Quittant cette station balnéaire qui fit autrefois le bonheur des Grecs, des Romains et des Byzantins sous les noms d’Epidamnos puis de Dyrrachium, nous partons ensuite vers le sud…

BERAT

Au coeur de la ville moderne de Berat, l’université dresse sa silhouette à mi- chemin entre le Vatican et le Capitole, absurde caprice du régime totalitaire. Nous nous arrêtons face aux mosquées et aux maisons blanches adossées à la colline, qui semblent contempler la rivière depuis leurs mille fenêtres. Aujourd’hui inscrite au patrimoine mondial de l’Unesco, Berat est l’un des plus beaux fleurons du pays, mais aussi l’une de ses villes les plus anciennes, dominée successivement par les Illyriens, les Bulgares, les Byzantins, les Grecs et les Ottomans. Réputé pour ses remarquables façades et son musée ethnographique, le quartier musulman de Mangalem est surplombé de l’ancienne citadelle, accessible au prix d’une rude ascension. Cette vieille forteresse compte à ce jour une centaine d’habitants et à peine huit de ses quarante-deux églises. Une seule d’entre elles est ouverte : celle qui abrite le musée dédié à Onufri, peintre du XVIe siècle réputé pour son rouge intense couvrant les icônes du manteau de la Vierge.

Au-delà du pont en arc, le quartier dégage une impression de  » pauvreté idyllique  » avec ses ruelles charmantes, ses portiques et ses jardinières fleuries. Nous faisons une halte à l’église Saint-Spyridon, gardée par des saints baptisés Gjergji, Anastas, Spiridhoni. Un jeune guide nous confie, indigné, que l’état des lieux n’est pas dû au hasard : la manière dont le  » premier État athée  » a traité son patrimoine est affligeante… Le soir, attablé à la terrasse de l’hôtel Mangalemi, installé dans une maison traditionnelle, nous dégustons une soupe froide à base de yaourt, de concombre, d’ail et d’huile d’olive (tarator) suivie d’un plat d’aubergines grillées agrémentées de viande hachée, de tomates et d’épices (imam bajalldi). Avant de lever notre verre de raki à la santé de cette superbe cité.

BUTRINT

Sur la route, ornée d’étals à melons, qui file vers le sud en suivant la côte, les stations balnéaires sont à fuir : grands immeubles, rangées de parasols à l’étroit sur le sable, paysages ternes… Au niveau de la baie de Vlorë, les flots de l’Adriatique cèdent imperceptiblement la place à ceux de la mer Ionienne. Passé le col de Llogara, on entre soudain dans un autre monde : les arides montagnes karstiques, le village de Dhërmi qui fleure bon la Grèce avec son église bleu et blanc, les petites baies où flottent les bateaux de pêche, les plages désertes, le fort de Porto Palermo, les parcs naturels peuplés d’ours, de loups et de lynx… Unique souhait à formuler : que cette magnifique Riviera albanaise ne perde jamais sa beauté vierge. A l’horizon, on aperçoit les contours de Corfou. Plus près, se dresse le site archéologique exceptionnel de Butrint, une autre perle classée par l’Unesco et l’un des lieux historiques les plus sereins du pays. Le long des canaux, des marécages et des eaux du lac, des sentiers serpentent entre les vestiges hérités des occupants successifs de la région, des Illyriens aux Vénitiens. Si on en croit Virgile, la ville aurait été fondée par les Troyens. Entre les arbres et les buissons, sont éparpillés les témoins de plus de 2 500 ans d’histoire : un église byzantine, des bains romains, un théâtre, un baptistère, une tour de garde vénitienne, un nymphéum (fontaine dédiée à Dionysos et Apollon), des mosaïques couvertes de sable et même un palais. Le tout agrémenté par le chant obsédant de milliers de grillons…

GJIROKASTËR

Une étroite vallée encastrée dans les montagnes est forcément synonyme de place forte. Construite autour de sa citadelle, Gjirokastër est une étape à ne manquer sous aucun prétexte, avec ses maisons et ses ruelles qui semblent s’échapper de la cité pour se laisser couler le long de la montagne. La pente abrupte et les pavés glissants, qui dessinent sur le sol d’élégants motifs noir et blanc, empêchent néanmoins d’arriver paisiblement au sommet. Cette protégée de l’Unesco serait-elle réellement, comme l’affirme l’enfant du pays Ismail Kadaré, la ville la plus penchée au monde ? Nichée entre les bâtisses ottomanes, la maison natale de l’écrivain, ravagée par un incendie, est actuellement en cours de restauration. Peut-être le plus célèbre auteur d’Albanie y aura-t-il un jour son musée…

 » Tout dans cette ville était ancien et de pierre, depuis les rues et les fontaines jusqu’aux toits des grandes maisons séculaires, couverts de plaques grises, semblables à de gigantesques écailles. On avait de la peine à croire que sous cette puissante carapace subsistait et se reproduisait la chair tendre de la vie « , relate Kadaré dans sa Chronique de la ville de pierre. Les mots du poète résonnent dans notre tête au moment de s’offrir une petite pause en compagnie d’une Kaon, la bière locale, et de boulettes de riz aux oeufs et aux épices (qifqi). Nous sommes au croisement Qafa e Pazamit, au coeur de la vieille ville, où des boutiques de souvenirs étalent leurs babioles. Derrière le coin, la mosquée et l’école coranique se dressent entre les magasins d’artisanat. Kadaré poursuit :  » Oui, c’était une ville tout ce qu’il y avait d’étrange. Bien des choses y étaient singulières et beaucoup semblaient appartenir au royaume des songes.  »

KORÇA ET VOSKOPOJË

Six heures de route : c’est le temps qu’il faut, en traversant les montagnes, pour rallier le sud-est pastoral de l’Albanie. Des bergers, chevriers et bouviers avec leurs troupeaux. Des nuées de guêpes dans le ciel. Des meules de foin, des champs de maïs, des étendues de blé fraîchement coupé. Une charrette tirée par un âne. Dans les villages, des statues de partisans, l’homme brandissant une grenade, la femme une mitraillette. On longe une rivière aux eaux turquoise qui nargue les pics menaçants des Nemerçka. La route est étroite mais peu fréquentée. Les virages se succèdent. Puis viennent un haut-plateau boisé, des étendues arides et, enfin, la chaîne de montagnes marquant la frontière avec la Grèce. Ici ou là, trône un bunker hérité de la paranoïa du régime d’Enver Hoxha. Nichée dans une vallée, Korça est décevante : des places sans beauté, des tours d’habitation, la rambla menant à la cathédrale orthodoxe, un quartier de maisons construites au fil des siècles mais aujourd’hui complètement délabrées… La ville rappelle cette Europe de l’Est où tout n’était que pauvreté, indifférence et despotisme. Une étape superflue ? Uniquement si on oublie son musée d’art médiéval aux icônes de toute beauté et le tumulus de Kamenica, qui ravira les passionnés de préhistoire. Non loin, Voskopojë pose d’autres questions. Les merveilles du christianisme se délitent inexorablement sous les attaques du temps : sur les vingt-quatre basiliques que comptait autrefois le lieu, seules sept ont été conservées. Celle de Saint-Nicolas est ornée de fresques gravement endommagées, comme des chefs-d’oeuvre qui attendent désespérément d’être secourus. Un village unique en Albanie, où l’Unesco ferait bien de venir faire un tour…

TIRANA

Les truites du lac d’Ohrid ont beau être protégées en Macédoine, sur l’autre rive, à Pogradec, elles figurent en bonne place au menu des restaurants. Comme il y a peu à voir dans le coin, nous partons découvrir le patrimoine culturel des voisins macédoniens : le monastère de Sveti Naum, les églises d’Ohrid, ou le cloître de Bogorodica et sa vierge noire. Un détour de deux jours très agréable. De retour en Albanie, une nouvelle route nous ramène à notre point de départ, où Skanderbeg domine toujours l’esplanade du haut de son cheval. Il ne reste aujourd’hui pas grand-chose de Tirana, cité fondée au XVIIe siècle par Sulejman Pasha. Elevée au rang de capitale en 1920, elle a été revisitée avec grandeur par les troupes fascistes de Mussolini, puis les derniers vestiges de la domination turque ont été éliminés sous le régime stalinien pour, enfin, faire place à une architecture au style très italien. Avec ses fresques, la mosquée Et’hem Bey est aujourd’hui l’un des monuments les plus anciens de la ville. L’un des plus beaux, aussi.

Non loin, le Musée national d’histoire apparaît presque comme un résumé de notre voyage. On y croise des vestiges néolithiques, les premières pièces de monnaie, les bijoux et objets en terre cuite des Illyriens, un Apollon de Butrint, une mosaïque de Dürres ou l’incontournable épitaphe de Gllavenica. On y visite une salle entière consacrée à Skanderbeg et à la Rilindja Kombëtare, période de la renaissance nationale menant à l’indépendance. On y parle aussi de l’opposition aux envahisseurs et des cicatrices laissées par la dictature. Avant de s’en aller, on profite d’une dernière promenade dans les faubourgs jalonnés de parcs, de terrasses et de maisons colorées. Une légère brise caresse les marbres de l’opéra. Puis Tirana s’efface, non sans laisser de traces…

PAR MARK GIELEN

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