Méconnu du grand public, ce créateur de parfums signe pourtant des fragrances fameuses : Guerlain, Gaultier ou Lanvin… Portrait d’un homme bien nez.

Longtemps les parfumeurs furent des artistes de l’ombre dont on ignorait le nom et plus encore le métier. Aujourd’hui, médiatisation oblige, certains commanditaires (Hermès avec Jean-Claude Ellena, Patou avec Jean-Michel Duriez ou Chanel avec Jacques Polge) n’hésitent plus à les mettre en avant, sachant bien que, pour les amateurs, leurs signatures valent de l’or.

Francis Kurkdjian est de ceux-là : un surdoué que les marques s’arrachent (le Mâle, de Jean Paul Gaultier, c’est lui, ainsi que le prochain, joliment baptisé Fleur du Mâle ; Rose barbare pour Guerlain de même ; ou encore, avec Christine Nagel, Narciso for Her, de Narciso Rodriguez). Présent sur tous les fronts olfactifs, des petites aux grandes maisons en passant par des £uvres 100 % culturelles, il est aussi le créateur, sous la marque qui porte son nom, de parfums sur mesure (une quarantaine à ce jour).

1. Sa dernière création

 » Nous sommes trois dans cette aventure, mais la paternité en revient surtout à Julien Maseli, dont la mère est propriétaire d’une boutique de parfums rares, et à Carl Ganem, un ami attaché de presse pour qui j’avais réalisé une  » vanille  » sur mesure. Nous avions envie de faire une ligne de parfums luxueux, mais sans beaucoup d’argent à investir. La solution ? En produire peu ! Nos trois fragrances sont éditées à seulement 999 exemplaires chacune. Le truc, c’est la distribution, très démocratique, sur les rayons de Sephora, à Paris, et le réapprovisionnement garanti à vie à tous les acheteurs. Les flacons, au nombre précis de 2 997, ont été mis en magasin ce début de semaine. Le nom de ces parfums, Indult, vient du droit ancien : c’était un privilège papal accordant des faveurs exclusives. Exactement ce que nous souhaitions offrir à nos clients.  »

2. Son goût de la mode

 » La parfumerie est le prolongement de la haute couture. C’est une émotion que l’on porte entre le vêtement et la peau. Et c’est parce que je n’ai pas pu devenir couturier que je suis devenu parfumeur. Il faut dire que chez moi, la mode, les vêtements, ça vient de loin : mon grand-père maternel était tailleur pour hommes et mon grand-père paternel, négociant en fourrures. Nous baignions dans le chiffon. Tous les ans, mes parents organisaient un bal costumé dans la salle des fêtes de Gournay-sur-Marne, en Seine-Saint-Denis. Préparer les costumes, ça leur prenait bien un mois et demi. Ma mère ne quittait pas sa machine. Le reste du temps, elle copiait les modèles haute couture que l’on admirait en famille dans les magnifiques vitrines de l’avenue Montaigne, à Paris, sur le chemin de l’église arménienne. Elle utilisait des patrons que l’on trouvait partout à l’époque et, comme elle était très douée, on était tous super bien sapés. Bref, il était naturel de suivre cette tradition. Mais quand je suis allé à l’école Duperré, j’étais trop mauvais en dessin. Et ma vocation s’est arrêtée là…  »

3. Sa sensibilité artistique

 » Je devais avoir à peu près 5 ans quand je me suis retrouvé en collant et chaussons à tenter mes premiers entrechats. Mais on m’a recalé au concours de l’école de l’Opéra, malgré la conviction de mes profs, qui en étaient eux-mêmes issus, que j’étais fait pour ça. C’est le grand chagrin de ma vie… La danse toutefois m’a donné une vraie conscience du corps : je m’en sers quand je cherche un état d’esprit propice à mon travail. La manière de se tenir et de se vêtir induit certaines couleurs olfactives. Comme lorsqu’on endosse un costume pour un rôle, je me pénètre plus facilement de l’esprit d’un styliste en  » habitant  » physiquement ses créations. J’ai fait aussi beaucoup de piano, par culture familiale : ma mère joue de la mandoline, mon père, de la guitare et ma s£ur, du violon. Mais c’est le seul domaine où je tolère mon imperfection : j’adore jouer et tant pis si je ne suis pas Samson François !  »

4. Ses sources d’inspiration

 » Etre parfumeur, c’est s’imaginer un autre. J’essaie de plonger profondément dans la sensibilité de mon client. Je regarde tous ses défilés depuis la genèse, je lis toutes ses interviews, je m’accroche à des mots emblématiques. Par exemple, Jean Paul Gaultier, c’était  » sans conventions « . Contrairement à d’autres qui peuvent plancher sur, mettons, un  » jasmin  » et en sortir quelque chose de formidable, je suis incapable de me lancer à froid à partir d’une matière première, si belle soit-elle. Pour moi, les créations se font à partir de rencontres, notamment avec les couturiers. En revanche, je recherche la justesse, la cohérence. Et aussi, parce qu’à mon avis c’est ce qui fait qu’une fragrance est réussie, en termes de diffusion : faut que ça sente !

5. Son éclectisme

 » J’ai peur de m’ennuyer. Faire toujours la même chose ? Brrr… Alors, j’essaie toutes sortes de trucs différents. Par exemple, j’ai, tout récemment, refait une fragrance pour imprégner le Papier d’Arménie, qui n’en avait pas changé depuis sa création. Je leur ai aussi fait une bougie. Un bonheur ! Je viens de réaliser deux eaux de toilette pour la toute jeune marque, Juliette Has a Gun, de Romano Ricci, le petit-fils de Nina. J’ai aussi beaucoup aimé travailler avec Sophie Calle pour l’Odeur de l’argent, présenté à la Fondation Cartier ; avec le musée du château de Versailles, pour réinterpréter à l’aide de l’historienne Élisabeth de Feydeau un parfum qui aurait pu être celui de Marie-Antoinette ; ou pour parfumer le bassin de l’Orangerie en octobre dernier. Deux nuits d’effluves ininterrompus de fleur d’oranger dans un éclat de lumière orange, c’était génial !

Carnet d’adresses en page 166.

Maïté Turonnet

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