Après Karl Lagerfeld, Stella McCartney, Viktor & Rolf et Roberto Cavalli, le label japonais ultrapointu dessine une collection pour le géant suédois de la mode à petits prix. En exclu, les confessions sans concession de Rei Kawakubo, fondatrice et directrice artistique de Comme des Garçons.
Rei Kawakubo, créatrice de Comme des Garçons, maîtrise remarquablement les grands écarts. Depuis le lancement de sa griffe en 1969, la Japonaise a prouvé que l’on peut ne faire aucune concession sur la création et pourtant bâtir un des plus grands empires de mode indépendants. Qu’il est possible, aussi, d’adopter une démarche conceptuelle tout en proposant un vestiaire étonnamment portable. Que l’on peut, surtout, être une figure de proue de la mode contemporaine tout en demeurant farouchement antifashion. On comprend la filiation intellectuelle revendiquée par Martin Margiela, Ann Demeulemeester et Helmut Lang.
Habituée des crossovers – elle a frayé avec des marques aussi casual que Speedo, Nike ou Levis tout en collaborant avec l’artiste underground Kaws – et pas à un paradoxe près, Rei Kawakubo vient de mener de front deux projets antinomiques. D’une part, elle s’est associée à Vuitton pour marquer de son empreinte l’emblématique toile Monogram. Résultat : une collection capsule de six sacs lancée le 4 septembre dernier et vendue jusqu’à la mi-décembre dans une boutique éphémère établie à l’intérieur même du vaisseau amiral de Comme des Garçons, à Tokyo. » Il s’agit d’un espace aménagé dans le style de notre griffe, auquel nous incorporons des éléments de l’esprit » luxe » propre à Louis Vuitton, afin de créer un lieu harmonieux et discordant à la fois « , explique celle qui ne se contente pas d’être visionnaire dans l’élaboration de ses collections. Ainsi, pour chacune de ses boutiques à travers le monde, Rei Kawakubo a travaillé avec des architectes et des artistes influents, dont Jan De Cock ou Future Systems. Elle a aussi mis sur pied, dès le début des années 2000, ses Guerilla Stores, référence aux » petits groupes indépendants qui se battent pour défendre leurs idées « .
Aux antipodes de ce concentré de luxe distillé à petites doses, Rei Kawakubo s’apprête à inonder le marché de la – très – grande distribution avec une collection exclusive dessinée pour H&M. Après Karl Lagerfeld, Stella McCartney, Viktor & Rolf et Roberto Cavalli, le géant suédois du prêt-à-porter fait le choix audacieux d’une créatrice certes visionnaire mais moins connue des non-initiés. Au final, des vêtements Homme et Femme, des accessoires et même un parfum unisexe. Sur les portants dès le 13 novembre prochain, un vestiaire qui ne trahit en rien l’ADN de la griffe : bermudas oversize, imprimé pois, vestes déstructurées, gabardine et laine bouillie. Du noir, aussi, notamment pour la robe-manteau d’inspiration victorienne, pièce maîtresse de cette collection qui ne fait de concession que sur les prix.
Weekend Le Vif/L’Express : Comme des Garçons collabore avec des créateurs depuis longtemps déjà. Que cherchez-vous à travers cette démarche ?
Rei Kawakubo : En fait, nous considérons chaque » collaboration » davantage comme un événement où nous pouvons associer l’esprit Comme des Garçons (CDG) à un nouveau produit ou un nouvel espace et ce, de manière totalement innovante. L’idée derrière chaque collaboration est que 1+1=3, c’est-à-dire qu’il faut qu’il y ait une synergie créative, où le résultat du travail collectif vaut davantage que le travail individuel, où la confrontation de deux entités crée quelque chose d’inattendu et fait naître une nouvelle énergie.
En quoi la collaboration avec H&M est-elle particulière ?
La collection que nous avons dessinée pour H&M s’inscrit tout à fait dans le style et la philosophie essentiels de CDG. Nous n’avons consenti à aucun compromis dans l’élaboration de ce projet.
Comment voyez-vous la » fast fashion » ?
Je pense qu’en matière de mode, il y de la place pour les créateurs tout autant que pour la grande distribution. Les vêtements à prix raisonnables, d’une part, et chers, d’autre part, doivent coexister.
Vous avez tout récemment travaillé avec Louis Vuitton également. Est-ce un partenariat comparable ?
C’est un événement très différent – je préfère parler d’événement plutôt que de collaboration. Ni plus facile, ni plus difficile. Simplement, diamétralement différent.
Vous gérez plusieurs griffes, des parfums, un réseau de boutiques, des accessoires. Pensez-vous qu’il y a des similarités entre le groupe CDG et un grand groupe de luxe comme LVMH ?
Je pense que nous sommes assez différents ! Nous sommes indépendants. Notre première priorité est la création et ce n’est que dans un deuxième temps que nous nous préoccupons de la compétitivité de l’entreprise. Les multinationales qui doivent rendre des comptes aux actionnaires ne jouissent sans doute pas d’une aussi grande liberté que nous.
Comme des Garçons est présent en Belgique depuis le début des années 1980. Voyez-vous des connexions entre votre label, ou la mode japonaise en général, et la mode belge ?
J’aime tous les créateurs et artistes qui travaillent avec leur c£ur et leur âme, qu’ils soient célèbres ou complètement inconnus. J’ai toujours admiré la vision forte que de nombreux stylistes belges ont exprimé à travers leur travail.
Comment voyez-vous la mode aujourd’hui ?
La mode, en 2008, semble moins oser, elle me paraît plus craintive que dans les années 1980, par exemple. Les gens semblaient alors plus ouverts aux idées nouvelles et plus courageux quand il s’agissait de s’exprimer librement et individuellement. Le monde de la mode est devenu un peu plus trivial, davantage terre à terre.
Etes-vous optimiste quant à son évolution ?
Je pense qu’il y a toujours de l’espoir. Tout est cyclique. Peut-être y aura-t-il une réaction contre le conformisme, je ne sais pas.
Propos recueillis par Delphine Kindermans
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