Comme un besoin urgent d’impermanence

Boutiques guérilla, happenings artistiques, ouvres démontables, ambiances résolument éphémères. A l’heure du discours 100 % durable, l’air du temps s’offre une météo de courant d’air. Paradoxe sur fond de crise.

En vrai prince des villes, l’artiste Arne Quinze défend plus que quiconque l’idée que rien ne dure. Vraiment. A ses yeux, l’art aurait tout à gagner parfois, à partir en fumée. Comme Uchronia, cette sculpture monumentale tout en bois construite dans le désert du Nevada à laquelle Quinze n’hésita pas à mettre le feu en 2006.  » J’aime les choses éphémères, assure le designer belge. Nos villes devraient être de grandes galeries, des lieux d’expression, d’expérimentation. Pour surprendre les gens. Pourquoi faudrait-il que tout ce que l’on construit soit forcément définitif ?  » Posée devant la nouvelle boutique Louis Vuitton de Munich, sa dernière création en date, The Traveller, sera démontée en janvier prochain.

Le maroquinier français qui a érigé le voyage – plaisir volatil par excellence – en art de vivre, mise régulièrement sur le happening, artistique ou modeux, pour créer la surprise : en 2007, déjà, la marque créait l’événement – et la polémique dans les milieux arty – en ouvrant au beau milieu de la rétrospective Murakami organisée par le MOCA (Museum of Contemporary Art) à Los Angeles, une boutique dédiée aux produits Vuitton revisités par l’artiste japonais. Le 4 septembre dernier, le fleuron du groupe LVMH choisissait de célébrer ses trente années de présence au Japon en aménageant un corner impermanent dans le flagship store de Comme des Garçons à Tokyo : un écrin de choix pour la collection exclusive signée, pour Vuitton, par Rei Kawakubo, grande prêtresse du styleà à qui l’on doit le concept même de ces  » guerillas stores  » ou  » pop-up retails  » à durée de vie limitée.

Loin d’être réservée aux griffes de luxe et aux labels pointus, la vague des lieux éphémères s’est transformée en raz-de-marée. Alors que la  » durabilité  » et l' » eco-friendly  » sont devenus des arguments de vente, la volatilité n’a jamais paru aussi séduisante qu’aujourd’hui. Frappés d’une date de péremption, bars, restos et shops en tout genre – qu’on y vende de la nourriture pour animaux de compagnies trop gâtés, des Tupperware, des livres ou des billets d’avionà – attirent les stressés de la hype, mus par l’irrépressible urgence de vivre quelque chose d’unique.

 » Ce qui est nouveau et prétendument exceptionnel l’est de moins en moins longtemps, observe Bertrand Jouvenot, consultant pour le nouveau collectif Les indé-modables spécialisé dans le luxe, la mode et la création. L’éphémère est de plus en plus volatil. La mode a réussi à imposer sa logique partout.  » Celle qui consiste à susciter le désir. A vous convaincre aussi que ce dont vous rêviez il y a trois mois encore n’a aujourd’hui plus aucun intérêt.

Ambiances éphémères

Mais le nouveau marketing fashion ne se contente plus de vendre des biens de consommation : en ouvrant grand les portes de leurs coulisses – sur leurs sites Internet notamment – les griffes transforment leurs clients en invités virtuels d’un monde longtemps réservé à quelques happy few.  » Posséder le  » it  » bag ne suffit plus, poursuit Bertrand Jouvenot. Regardez les blogs de fashionistas. Elles rêvent davantage d’être invitées aux défilés, à  » la  » fête qui compte que de recevoir un sac. Et de pouvoir le raconter. Le rapport aux marques est en train de changer : on est désormais bien plus dans le registre émotionnel que dans la possession matérielle. « 

Pour être validée par la petite élite qui  » fait  » les tendances, la fête qui se veut mémorable emprunte aussi les codes du luxe fashion. Même au Club Med, la traditionnelle fontaine de champagne sur fond de feu d’artifice ne suffit plus. On y parle désormais de  » collection d’ambiances éphémères « . Conçues d’ailleurs par deux scénographes designers, Jean-Marc Gady et Benjamin Poulanges, comptent parmi leurs relations d’affaires les grands noms de la mode française.  » Le discours ambiant tend à opposer éphémère et durabilité, regrette Benjamin Poulanges. Alors que ces deux notions ne sont pas a priori incompatibles. Aujourd’hui toutes les marques, même les plus polluantes, tiennent un discours durable. On ne protège plus la planète, on la  » sauve  » ! A côté de cela quand vous parlez d’éphémère, ça a un petit côté léger, superflu. Oui, peut-être. Et alors ? On peut être en quête de biens durables qui ne polluent pas la planète et rêver de s’évader de temps en temps, de profiter de quelques instants de bonheur. Surtout dans la grisaille qui nous entoure. « 

La piscine devant laquelle on passe tous les jours se transforme en bar lounge comme par enchantement.  » C’est l’effet Père Noël, ajoute Benjamin Poulanges. Il faut que les gens se demandent comment c’est arrivé. Mais allumer des bougies, installer des voilages et des chaises longues design, cela ne suffit pas. Pour que la fête soit réussie, il faut en être acteur. Compter sur l’effet de groupe. La magie du moment : on s’est habillé pour l’occasion, on a un peu bu. Ça prend. Et ensuite le souvenir reste. Toujours plus beaux que les images que l’on pourrait vous montrer ensuite. Sur papier, même la fête du siècle paraît toujours un peu ringarde. « 

L’envie d’authenticité refait surface

Face à l’angoisse de la crise, la perte du pouvoir d’acheter, le ressenti devient la valeur sûre. Dès qu’on le peut, on s’offre une augmentation de capital vécu. En sautant à l’élastique. Ou en posant pour le photographe américain Spencer Tunick célèbre pour ses installations de corps nus dans les lieux les plus improbables. Pour chaque prise de vue, c’est la même effervescence. Sur les blogs de  » modèles  » venus par milliers sans même être certains de figurer sur l’image car l’artiste doit souvent refuser du monde, les commentaires exaltés décrivent l’aventure comme une  » expérience inoubliable, inédite « . Et ce malgré le froid, la pluie parfois, les crampes attrapées à rester immobile pour devenir pixel dans l’image du maître.

Qu’importe si, au bout du compte, ne subsiste rien de  » matériel  » de l’aventure.  » Tout mon travail aujourd’hui porte sur le temps, assure l’artiste serbe Marina Abramovic dans la monographie que lui consacrent les éditions Phaidon (1). Sur le fait que lorsque vous êtes vraiment dans le présent, vous arrêtez le temps – vous ne pensez plus ni au passé, ni au futur, vous êtes là, et tout tourne alors autour de l’idée d’ici et maintenant.  » Pas étonnant qu’aux yeux de Marina Abramovic, les objets utilisés lors de ses performances extrêmes, violentes même, n’aient aucune valeur, aucune importance.

 » Nous sommes en pleine mutation, insiste Bertrand Jouvenot. La crise relativise l’idée que l’on trouve le bonheur dans la possession. Résultat : l’envie d’authenticité, d’émotions vraies refait surface.  » Dans ces refuges pour businessmen pressés, harassés par le jet-lag, que sont les hôtels de luxe, se créent des bulles antirendement. A l’instar de ces  » Think Tank  » installés dans le lobby de quatre hôtels du groupe Crown Plaza. Dans ces oasis rouge sang, on se coupe du monde, allongé sur un sofa, une boule antistress dans les mains, isolé de la rumeur par un casque diffusant de la musique lounge.  » Le temps nous est sans cesse compté, justifie le designer néerlandais Gilian Schrofer, concepteur du projet. Dans le Tank, vous pouvez vivre une expérience multisensorielle unique, revitalisante, aux effets aussi bénéfiques qu’une microsieste. « 

Une petite parenthèse pour soi pour mieux ensuite jouir du temps si précieux que l’on rêve aussi de passer avec ses proches.  » Nous vivons une étrange époque, conclut Bertrand Jouvenot. Nous n’avons jamais été aussi connectés qu’aujourd’hui grâce aux portables, aux mails. Souvent, hélas, pour ne rien se dire. « 

La fête, aussi éphémère soit-elle, devient donc le moyen ultime de se retrouver. Une enquête réalisée par le cabinet Deloitte sur la manière dont les Européens entendent dépenser leur budget de fin d’année confirme en tout cas que le shopping cadeau sera sacrifié au profit des repas de réveillon. D’ailleurs, pourquoi s’acheter une tenue de soirée lorsqu’on peut la louer ? La robe de bal de Cendrillon passe aujourd’hui de main en main. Au lieu de ne sortir qu’une fois du placard. Une attitude plutôt durable, quand on y penseà

(1) Marina Abramovic, par Kristine Stiles, Klaus Biesenbach et Chrissie Iles. Ed Phaidon.

Isabelle Willot

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