Record battu : avec 727 opus, la rentrée littéraire de septembre 2007 se place plus que jamais sous le signe de la déferlante. Comment tenir le cap ? Weekend vous aide à naviguer décomplexé sur l’océan des nouveautés… et a mis cinq auteurs au banc d’essai.

Baudouin Galler

Il est censé nous apporter du sens et du réconfort. Masquer le son des rails. Désarmer les soirées chagrin. Ourler les semaines standard d’excursions imaginaires. Certes, le roman remplit toutes ces promesses mais le prix à payer pour parvenir à vivre l’instant cocoon de la lecture intime et insouciante est en réalité bien plus élevé que ce qu’indique la quatrième de couverture. Plusieurs raisons fâcheuses à cela. D’abord, il y a cette pression sociale sournoise, mais non moins tenace, qui parasite systématiquement l’univers  » lecture « . L’emprisonne derrière les barreaux de la gêne et de la culpabilité :  » – Pur chef-d’£uvre ! Quoi, t’as pas lu Les Bienveillantes ? vous a sans doute demandé votre  » ami-toujours-à-la-page  » (on en a tous au moins un) – Pas encore eu le temps,… Tu sais, plein de boulot, les enfants, le jardin… Mais je l’ai acheté ! (avez-vous peut-être grommelé).  »

Plongeant dans la plaie béante de nos sentiments de devoir de lecture inaccompli, un ouvrage comme Les 1001 livres qu’il faut avoir lu dans sa vie (éd. Flammarion), si on le prend au mot – fournir le programme nécessaire et très précieux du bon lecteur -, illustre parfaitement les oukases culturels auxquels nous nous soumettons plus ou moins involontairement. Par orgueil. Pour en jeter. Pour être  » dans le coup « . Pour ne pas paraître béotien. Philistin. Né du dernier crachin. Dans son désormais célèbre essai Comment parler des livres que l’on n’a pas lu ?, paru en janvier dernier aux éditions de Minuit, le professeur de littérature et psychanalyste Pierre Bayard ne constate rien d’autre :  » Nous vivons dans une société, en voie de disparition il est vrai, où la lecture demeure l’objet d’une forme de sacralisation. Cette sacralisation se porte de manière privilégiée sur un certain nombre de textes canoniques – la liste varie selon les milieux – qu’il est pratiquement interdit de ne pas avoir lus, sauf à être déconsidérés.  » Loin d’appeler à la désertion des bibliothèques, Pierre Bayard nous enjoint simplement à évacuer la honte de ne pas avoir lu tel ou tel classique qu’  » il-faut-absolument-connaître  » ou le dernier talent  » dont-tout-le-monde-parle « . Déjouant le tabou de la (non)lecture – domaine ne trouvant d’équivalents selon lui que dans l’argent et la sexualité – l’auteur va même jusqu’à prôner le discours assumé autour de livres jamais ouverts ou tout juste parcourus. Une manière d’entretenir sa créativité personnelle et de devenir son propre écrivain. Que l’on soit d’accord ou non avec cette thèse, Pierre Bayard a au moins le mérite de nous ôter un sacré poids. Et de faire souffler un vent rafraîchissant sur l’autorité toute scolaire qui embaume les étagères.

D’ailleurs, en y réfléchissant un quart de seconde, l’absurde pointe le bout de son gros nez. Bien sûr, qu’on n’a pas tout lu. Comment pourrait-il en être autrement ? Et pourtant : le catalogue titanesque et exponentiel de la littérature mondiale donne le vertige. Mais parvient, malgré tout, à exciter nos désirs d’exhaustivité. Il suffit de… lire le très éclairant essai du poète mexicain Gabriel Zaïd, Bien trop de livres ? Lire et publier à l’ère de l’abondance (éd. Les Belles Lettres) pour se convaincre définitivement de la caducité d’une telle réaction. Jugez plutôt :  » L’humanité publie un livre toutes les 30 secondes écrit Zaïd. En supposant un coût moyen de 25 euros et une épaisseur moyenne de 2 centimètres, il faudrait 25 millions d’euros et 20 kilomètres d’étagères pour agrandir la bibliothèque de Mallarmé, s’il voulait dire aujourd’hui : La chair est triste, hélas ! Et j’ai lu tous les livres « . Plus loin :  » Les livres se publient à une telle vitesse que nous en devenons chaque jour plus incultes. Si quelqu’un voulait lire un livre par jour, il devrait laisser de côté les 4 000 autres publiés le même jour. Ainsi, ses livres non lus augmenteraient 4 fois plus vite que ses livres lus. Son inculture 4000 fois plus vite que sa culture « . Dans une chronique publiée dans le Financial Times (1), l’écrivain Susan Elderkin remarquait par ailleurs :  » 10 000 romans sont publiés chaque année. (…). Même si vous lisiez à plein temps, il vous faudrait 163 vies pour venir à bout des livres proposés sur Amazon « . Assez ?

Assez pour nous décomplexer. Ce qui est plutôt bienvenu en cette période de rentrée littéraire : 727 nouveautés contre 683 l’année dernière sont attendues d’ici au mois d’octobre. Le record de 2003 – 691 livres – est battu. Plus on avance, plus la jungle est touffue. C’est à devenir fou diront certains. Mais, au lieu de vivre l’abondance comme un supplice, pourquoi ne pas s’en contenter, voire s’en réjouir ? Sans tomber dans le lieu commun  » la diversité est une richesse « , on peut tout de même souligner la vitalité culturelle sous-tendue par telle situation. Cela ne nous dit pas quels livres choisir, me direz-vous. Non, désolé. Nous sommes face à une aporie. Il n’existe aucune formule magique, aucun plan d’attaque infaillible (le test de Marshall McLuhan – lire la page 69 en guise d’indice de lecture – est loin d’être convaincant). Bien sûr, les critiques littéraires sont là pour tracer des sillons. Mais combien de continents restent inexplorés ? Aucune solution globale, donc. Sauf peut-être, celle de multiplier les sources. Simplement : écouter, ou non, son critique, son libraire. Ecouter, ou non, les conseils de ses collègues, de ses amis, de ses ennemis, même. Mais aussi prendre des risques, quitte à se planter, tout seul, comme un grand. Bref, se construire un réseau, fragile et sans résultat garanti 100 % certes, mais unique et libéré des arguments d’autorité aussi stériles que stérilisants. Parce que finalement, pour reprendre les mots de Gabriel Zaïd :  » Que nous importe d’être cultivé, à la page, et d’avoir lu tous les livres ? Ce qui importe, c’est notre façon de sentir, de regarder, d’agir après avoir lu. Si la rue, les nuages et l’existence des autres ont quelque chose à nous dire. Si lire nous rend, physiquement, plus réels « . Baudouin Galler

(1) Financial Times, février 2007.

Découvrez les 5 choix de Weekend en pages 46 et 47.

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