Yeux, miroir, bouche… cette saison, la mode joue avec tous les codes chers à Man Ray, Magritte et Dalí pour chahuter le luxe.

Fashion Week automne-hiver 13-14 : les épaules des mannequins sont surpiquées d’insectes précieux chez Lanvin, semblables à ceux qui grouillaient sur les capelines d’Elsa Schiaparelli. De minuscules yeux fourmillent sur les sandales du défilé Kenzo, faisant penser au métronome de Man Ray, orné du regard de Lee Miller. Et chez Givenchy, les coiffes très parterre de roses rappellent la moustache piquée de fleurs de Salvador Dalí… Trompe-l’oeil, anthropomorphisme, ready-made : la mode redécouvrirait-elle la grammaire surréaliste ? Les accessoires semblaient cantonnés à un minimalisme ultraconceptuel, les voici affolés par l’arrivée d’oeuvres à porter qui s’inspirent d’un courant perçu comme l’onde de choc artistique du début du XXe siècle. Dès les années 20, André Breton et ses compères prônaient l’abolition de la distinction entre rêve et réalité, encourageant la société à se laisser envahir par ses désirs inconscients. Aujourd’hui, l’univers du luxe pioche dans ces codes culturels pour inviter à fuir, via la magie du rêve, la réalité abrupte du quotidien.

Point de mire de ce revival : la renaissance de la maison d’Elsa Schiaparelli, reine en son temps des allusions à ce mouvement.  » Les références sont partout, confirme Didier Ottinger, directeur adjoint du musée d’Art moderne de Paris et commissaire de l’exposition Le Surréalisme et l’objet(1). On retrouve cette même recherche de formes moins fonctionnelles que fantasmatiques, une prise de conscience de l’étrange, de l’idée que le monde n’est pas stable, mais taraudé par le rêve.  » Les puristes rétorqueront qu’on ne peut parler de  » créateurs de mode surréalistes « , ce courant, très politisé à ses débuts, rejetant la bourgeoisie ou le consumérisme. Pourtant, ces deux univers se sont beaucoup fréquentés. A l’époque, les accessoires féminins sont utilisés dans des ready-made : on pense aux jupons encadrés d’André Breton ou aux escarpins déguisés en dinde de Meret Oppenheim. Mais ce sera Elsa Schiaparelli qui utilisera la première ces règles, notamment avec l’aide de Dalí, pour subvertir l’univers du luxe en lui donnant un aspect surnaturel. Du poudrier déguisé en cadran de téléphone aux gants aux ongles laqués de rouge, en passant par le chapeau en forme de soulier, Schiap’ annonce une nouvelle manière de définir et de situer le corps de la femme au sein d’une création iconoclaste et profondément choquante pour ses contemporains.

SANS FRONTIÈRES

Aujourd’hui, la planète fashion se plaît à nouveau à fouiller dans cette boîte à outils des années 20 pour déconstruire ses propres valeurs. Ainsi, Delfina Delettrez, fille de Silvia Fendi et créatrice de bijoux oeuvrant pour Kenzo, détourne l’univers du luxe dans lequel elle baigne depuis l’enfance avec une bague trois doigts, ornée d’un oeil, d’un nez et d’une bouche – portrait éclaté qui n’est pas sans rappeler les cadavres exquis d’André Breton. Pour la jeune femme,  » le luxe, en perpétuelle quête de rareté, aime se rapprocher de l’art « . La créatrice turque Yazbukey, de son côté, décrit ses accessoires hauts en couleur et pleins d’humour comme de la  » sophistipop  » car, pour elle, le surréalisme doit être réinterprété de façon contemporaine. Ainsi, ses pendentifs en forme d’oeil ou de bouche puisent également dans la culture graffiti et les jeux de société.  » Je refuse de marquer une frontière entre rêve et réalité. Avec mes bijoux, on peut devenir ce qu’on veut, c’est Cendrillon et la citrouille « , dit-elle. Ce jeu de vrai et de faux s’exprime dans de larges parures évoquant celles de la famille royale britannique – mais entièrement faites de Plexiglas -, lointain écho aux colliers de verre en forme de glaçons du sculpteur Joseph Cornell. Valeur-clé du mouvement, le décalage entre noble et populaire s’exprime aussi chez Céline : sur des claquettes de piscine fourrées de vison ou de somptueux manteaux en laine imitant les sacs en plastique quadrillés du magasin Tati. Les nouvelles technologies ouvrent également de nombreuses portes vers le surnaturel. Ainsi, la créatrice néerlandaise Iris Van Herpen recrée des effets organiques – bois, eau – à l’aide de matériaux high-tech et d’imprimantes 3D, afin, dit-elle, de  » s’éloigner au maximum du naturel pour, paradoxalement, y revenir « .

Si, pour Schiaparelli, le surréalisme était une nouvelle façon d’appréhender l’acte créatif en se laissant guider par son inconscient, ce désir de penser la création différemment anime nombre de designers actuels. Quand le chausseur italien Cesare Casadei dessine des cuissardes qui semblent couvertes de cheveux fluo pour sa marque, il affirme être  » à la recherche d’une émotion  » plutôt que d’un résultat esthétique. Même constat chez la modiste parisienne Laurence Bossion, qui imagine des couvre-chefs en forme d’entonnoir et dit  » laisser la matière la guider « , comme dans l’écriture automatique. Pour elle,  » détourner un objet permet d’en exacerber toute la poésie cachée « . En disant :  » Quand les temps sont durs, la mode est extravagante « , Elsa Schiaparelli n’imaginait pas à quel point elle était visionnaire.

(1) Le Surréalisme et l’objet, Centre Pompidou, à 75 004 Paris. www.centrepompidou.fr Du 30 octobre au 3 mars prochain.

PAR ALICE PFEIFFER

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