Les objets ont une âme – et les tissus aussi. La preuve, éclatante, dans l’appartement gantois du styliste Emmanuel Demuynck, créateur de Monsieur Maison. Madame est servie.

C’est un collectionneur qui ne jette pas grand-chose, voire rien, jamais. Sa femme tempête un peu, lui conseille vivement de cesser d’acheter des vases, ou alors, mieux, de s’en débarrasser, pour éviter le trop-plein, mais il ne l’écoute guère. Alors pour détourner l’attention, elle pose çà et là, au pied des vases en question, des petits personnages kitsch qu’elle marie à une camionnette en plastique du genre Kinder Surprise et qui viennent faire le pied-de-nez à cette collection très belle mais un peu trop envahissante à son goût. Il en rit et se plaît régulièrement à la ranger, l’arranger, autrement selon les saisons, les années, les envies, les maisons – tantôt par matière, tantôt par couleur, aujourd’hui, c’est l’orange qui donne le ton. Chez Emmanuel Demuynck et Ann De Ridder, cela ne fait pas un pli, les objets ont une âme, les tissus aussi et tous les mélanges sont permis. Oui, l’harmonie est de ce monde : elle niche à Gand, au deuxième étage de cet immeuble à façade bleue et mosaïque qui date des années 60.

UNE FASCINATION

Comme rien n’est jamais hasardeux et que ce qui coule dans les veines du créateur de Monsieur Maison tient certes de l’acquis mais aussi de l’inné, il faut remonter le temps, jusqu’au début des golden sixties. Imaginez la côte belge, la station balnéaire de Heist, des parents qui tiennent un petit hôtel, une mère élégante qui lui inculque les vraies bonnes manières –  » le classique, c’est pour la vie  » – et l’ombre d’un grand-père qui a marqué les esprits. L’homme, monté à Paris à 18 ans, y étudia la boucherie, en revint  » un peu dandy  » et chapeauté melon, se maria avec une  » très belle femme « , ouvrit son commerce dans les années 20, livra tous les hôtels du coin tandis que son épouse jouait au bridge l’après-midi et aimait s’habiller. Emmanuel Demuynck en a gardé quelques meubles et des souvenirs épars, de l’ordre du mythe, entretenus par la s£ur de cette grand-mère chic, sa marraine,  » une femme fantastique. Elle avait été à l’école jusqu’à 23 ans, ce qui était rare à l’époque, elle avait beaucoup d’esprit, elle m’a éduqué le regard. Elle dessinait des fruits, des fleurs, des natures mortes, qu’elle conservait dans des carnets fermés avec un fil doré qui m’intriguaient… J’ai toujours été fasciné par ce qui se cache derrière.  » Pas sûr qu’il trouve la réponse chez les Frères à Bruges, humanités classiques. Par contre, à l’Académie des beaux-arts de Gand, oui, où il va le c£ur léger, option peinture, sa mère lui a donné sa bénédiction :  » Fais ce que tu aimes, sinon tu vas le regretter.  » Le week-end, retour à la côte, où il travaille chez Marie-Claire, la boutique fashion du Zoute. On est à la toute fin des années 70, Emmanuel Demuynck compose des étalages, apprend à vendre des vêtements, les couleurs et leurs mariages, sur le tas, loin de tout académisme.

Dans son atelier, il peint de l’abstrait puis des portraits, à l’acrylique ou à la craie, un peu  » old school « ,  » comme les Grecs « , parce qu’il est  » fasciné par les corps, les formes « . Il expose, travaille comme consultant pour des marques et des boutiques, à décorer les vitrines ou acheter les collections. Il abandonne peu à peu ses pinceaux et laisse la mode l’occuper à temps plein, jusqu’à ce que mûrisse en lui l’idée de redonner vie à sa collection de tissus, si beaux et rangés dans une petite chambre où l’on ne pénétrera pas. Il sait qu’il a un certain £il mais n’oublie pas qu’il n’a pas étudié la mode à l’Académie et qu’il ne connaît pas tous les secrets du patronage, alors des écharpes, des foulards, des étoles, le beau challenge. Pour autant que chacun soit unique, dans ces tissus anciens, couture, parfois haute couture, souvent griffés, datant de toutes les époques, et toujours fait en Belgique, c’est éthique, dans un atelier où les couturières ont  » des mains en or « . La première écharpe date de 2010, collection été, même si  » au fond « , il n’a pas envie de travailler par saison, il a prononcé le mot :  » slow fashion « .

Dans son salon, sur la moquette zébrée, Emmanuel Demuynck a placé méticuleusement ses matières fétiches, ses imprimés qui lui rappellent les robes de sa mère. Il compose, patchworke la soie, le coton, la laine, la fourrure, les twills, l’alpaga, la dentelle de Calais ou la broderie anglaise, mélange les tissus, les carreaux, les rayures, les fleurs et veille à ce que le recto ne ressemble pas au verso. Il prend soin de rendre hommage aux icônes qui lui traversent l’esprit – Jane Birkin, Madeleine Castaing, Clark Gable, Syrie Maugham -, photographie ses ébauches et puis laisse le tout  » sédimenter « . Et si, au bout d’une semaine ou parfois deux, il aime toujours ses mariages, qu’il trouve ses compositions  » fortes « , il conserve l’idée, finalise la forme, carré ou rectangle, laisse la collection prendre son envol. Pourquoi l’avoir appelée Monsieur Maison ? À cause du parfum Monsieur, siglé Dior, dont le flacon trônait dans la salle de bains familiale, et Maison, parce que cela sonne comme maison de couture, Paris et tout ce qui va avec, et que finalement, les deux ensemble sont chics et suffisamment intriguant pour qu’on retienne cette griffe. Laquelle conviendrait parfaitement bien à une petite ligne de décoration d’intérieur, il a tant de tissus sublimes mais trop rigides pour les porter au cou et qu’il transformerait bien en petits coussins ou en pochettes à maquillage créées de concert avec Eric Beauduin, il y pense sérieusement. Sur l’étiquette, on reconnaît le même esprit que le créateur bruxellois qui recycle luxueusement et éthiquement les vestes en cuir seconde main :  » Monsieur Maison handmade scarve. Thank you for purchasing this Monsieur Maison item, handmade by artisans and therefore unique. Enjoy it. Made in Belgium. « 

UNE PERFECTION

Emmanuel Demuynck se souvient de toutes les étoffes qu’il a achetées, c’est dire l’ampleur de sa passion, mais rien ici ne sent la nostalgie, ni dans sa cinquième collection, ni dans cet appartement harmonieux qui n’a rien de muséal. Sa femme et lui l’ont choisi pour sa cheminée et la vue sur le parc de la Citadelle, limite frondaison des arbres. Cela fait bientôt une dizaine d’années qu’ils l’habitent, avant, ils vivaient dans un loft architecturé par le Belge Wim Cuyvers, avant encore dans une maison de maître du XIXe siècle, toujours à Gand. Dans le salon, du vert profond, du gris pétrole, un pan de mur orange, un âtre, avec fausses bûches rougeoyantes, des lampes Art déco dénichées à Bruxelles, au Sablon, il y a longtemps, une suspension de billard, des chaises Bertoia, d’autres en Plexi, sans signature, une table Noguchi (1943), des livres d’art, beaucoup, et pas que pour la galerie, Henri Matisse, Leni Riefenstahl, Pablo Picasso, Gilbert et George, des acryliques – araignée, fourmi, dinosaure -, signées Ann De Ridder, la maîtresse de maison, qui fut sales manager chez Walter Van Beirendonck et qui aujourd’hui peint, confectionne des badges décalés qui proclament  » Omnia vincit amor  » et assemble à la colle avec un humour certain des figurines kitsch. Partout, où que l’on pose le regard, des objets qui ont une  » âme  » et une certaine patine, le neuf, ils aiment moyen. Ne soyez donc pas étonné si Emmanuel Demuynck vous décrit à la perfection l’écharpe qu’il portait quand il était tout petit :  » Un tricot beige et gris avec des dessins autrichiens et deux petits pompons, ma mère me l’avait offerte, elle choisissait ce que je devais mettre – du gris, du beige, du marine.  » Désormais, petite révolution, il porte de la couleur, sauf ce matin, où il a opté pour une chemise blanche, un pantalon beige Dries Van Noten et une écharpe très Vasarely griffée Monsieur Maison et nouée aujourd’hui à la Lucky Luke, demain en cravate, après-demain laissée lâche, voire même abandonnée pour un n£ud papillon qu’il arbore avec bonheur. C’est ça, le chic. À l’image du hall d’entrée, où se mêlent photo d’êtres chers, £uvres d’art de Louise Bourgeois ou Ed Templeton, portrait de Baudouin Ier, roi des Belges, mais sans sa moitié, Emmanuel Demuynck cherche encore Fabiola, et là, juste au-dessus de la porte, on ne l’avait pas vu en entrant, un panonceau qui indique le chemin,  » Ingang Kasteel « .

Carnet d’adresses en page 136.

PAR ANNE-FRANÇOISE MOYSON / PHOTOS : RENAUD CALLEBAUT

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