Pas besoin d’années de solfège pour jouer de cet ustensile au nom poétique. Ludique et low-tech, c’est l’allié d’une cuisine plus végétale et spontanée : tout ce qu’on aime aujourd’hui.

Le cru et le cuit, foi de Lévi-Strauss, ça n’a rien à voir. Parlez-en aussi à l’Italo-Normand Paolo, cuistot très convaincu installé dans le Cotentin, champion de focaccia et grand ramasseur de champignons. L’an dernier, on lui a offert une superbe mandoline en Inox. Bizarrement, cette simple trancheuse à légumes à la lame affûtée façon bistouri manquait à sa panoplie. Il jouait déjà du robot pâtissier, du laminoir à pasta, de la râpe Microplane, et même d’un astucieux dessiccateur à girolles de sa fabrication. Depuis, il s’est mis à la mandoline, passionnément, assidûment. Une façon réjouissante d’explorer les nouvelles dimensions du cru. Les cèpes ? En carpaccio, avec huile d’olive, citron et fleur de sel, son entourage (pourtant à la limite de la surdose) les redécouvre. Le fenouil ? Au lieu de le braiser, il le guillotine, le sert en salade avec des olives taggiasche et des oranges ayant subi le même châtiment. Les artichauts poivrade ? Émincés, c£ur rose et feuilles vertes mêlés, sur une salade de roquette et pecorino. Comme si la mandoline avait réconcilié Paolo avec l’autre versant de la cuisine transalpine, plus saine, légère, végétale. Évidente. Fondamentale.

TRANCHÉS DANS LE VIF

Pour lui, comme pour tout converti (dont nombre de blogueurs extatiques), il y a un avant et un après. Un côté addictif qui donne envie de trancher tout ce qui vous tombe sous la lame. De renier carrément ses fétiches précédents ( » Plus jamais je ne sortirai le robot pour un gratin dauphinois « ). La mandoline ? Quand par miracle on sait de quoi il s’agit, on la voit souvent comme un instrument réservé aux pros.  » C’est très connoté école hôtelière, un peu ringard « , estime Gregory Marchand, le jeune chef du Frenchie, joli néo-bistrot du Sentier, à Paris, qui ne désemplit pas.  » À l’école, 90 % du temps, on s’en sert pour faire des découpes décoratives, des gaufrages.  » Pas la cup of tea du Frenchy, qui, lui, découvrira au Fifteen londonien de Jamie Oliver une utilisation plus instinctive et spontanée de la mandoline.  » C’est venu aussi sous l’influence de chefs triplement étoilé comme Passard ou Barbot, avec la redécouverte des légumes, du très bon produit brut, qu’on peut proposer cru, parfois même avec la tige ou les radicelles.  »

Au Frenchie, on rase ainsi de près tous ces  » nouveaux  » légumes, navets boules d’or, hélianthes, topinambours, radis green ou red meat, panais, carottes violettes. Et, bien sûr, la star des betteraves, la psychédélique chioggia, rayée de rose et de blanc.  » Ça apporte du croquant, de la fraîcheur, ça remet de la vivacité dans un plat « , estime le chef. Qui s’en sert aussi pour décliner un ingrédient. Une fleurette de chou-fleur mandolinée – telle une découpe de lobe cervical – donne la réplique à une purée de chou-fleur au beurre noisette et une truite faro fumée minute. Même exercice pour les radis, crus et en pickles, fins copeaux marinés dans un sirop aigre-doux, comme le  » gari  » des bars à sushis japonais.

UN VRAI BASIQUE NIPPON

Vous avez dit japonais ? En Occident, la mandoline apparaît pour la première fois en 1570, dans un ouvrage illustré de Bartolomeo Scappi, cuisinier du pape, sous la forme d’un petit  » rabot  » en hêtre, que l’on tient contre sa poitrine, en imprimant aux ingrédients un rapide mouvement de va-et-vient, comme si on jouait de l’instrument de musique dont elle tirera son nom. Mais c’est au Japon qu’elle sera développée industriellement. Là-bas, on trouve une Benriner – le nom, devenu générique, de la marque leader – dans la plus minuscule des kitchenettes. On l’y dégaine quotidiennement pour les petites salades de chou blanc, qui sont l’ordinaire familial. Ou pour trancher des rondelles ajourées de racine de lotus. Grâce aux vis papillon latérales, on y fixe des  » peignes  » de différentes largeurs pour tailler des bâtonnets de concombre ou des filaments de daïkon (le petit  » buisson  » à côté de vos sashimis).

 » On s’en sert beaucoup. Comme tout se mange à la baguette, il faut tout découper « , explique Hiroki Yoshitake, chef de Sola, nouvelle et élégante adresse nipponne  » fusion  » de la Ville lumière. Il est rare que ce trentenaire, passé par l’Astrance de Pascal Barbot, sorte un plat où la mandoline n’ait pas joué son petit air. Pétales de gingembre avec une côte de cochon basse température, salsifis et daïkon cuit ; lamelles de poire translucides sur une joue de veau, oignons laqués entiers, jus de veau au yuzu ; tempura de crevette, sauce américaine et miso, aériens rubans de persil tubéreux et fine feuille de  » doigt de Bouddha « , agrume asiatique à l’étrangeté de mandragore.  » En fait, on l’utilise tout le temps « , résume le cuisinier, déconcerté par notre question du jour. Un peu comme si on lui demandait s’il se sert souvent d’un four ou d’une casserole…

COMME UN COUP DE LAME

Aujourd’hui, d’ailleurs, dans toutes les cuisines en pointe, c’est le modèle made in Japan qui trône. Comme chez Inaki Aizpitarte, qui servait aux débuts du Chateaubriand des salades de radis d’anthologie, quasi transparents, à l’huile d’amande et à la fleur de ciboulette. Il ne jure que par la Benriner Jumbo, la préférée des chefs, avec sa lame de 11,5 centimètres de largeur. Traditionnellement, la mandoline  » professionnelle  » française a une lame droite, un corps en métal, moult peignes et des pieds antidérapants. De la belle ouvrage – surtout signée Bron-Coucke ou de Buyer -, mais un peu intimidante. À l’inverse, la japonaise, plutôt moche avec son coffrage en plastique ivoire ou vert pâle, se caractérise par sa lame  » guillotine « , en diagonale. Aujourd’hui – ça se complique -, les marques occidentales sortent des modèles plus légers, à lame en V (comme la Kobra, de de Buyer), spécial découpes délicates (tomate avec la peau, granny-smith avec le trognon…).

Notre avis ? Inutile de se prendre le chou. Pour garder son côté jouissif, la mandoline doit rester low-tech , plus ukulélé que stradivarius. On en joue en légèreté, sans jamais forcer (si ça résiste, changez plutôt l’angle de présentation de l’ingrédient : ce joujou écolo est aussi économique en électricité qu’en huile de coude, c’est un autre de ses charmes). Pétales de légumes-racines à glisser dans un bouillon, rubans d’asperges à la croque, tombereaux d’oignons émincés en 5 sec’, chips de betterave, spaghettis de papaye verte pour les salades de nouilles asiatiques, à vous les joies de la cuisine unplugged. Ça va sans dire : utilisez le chariot-poussoir (ou enfilez une manique en Kevlar). 100 % des cuisiniers ayant négligé cette consigne se sont un jour coupé un copeau de doigt avec. C’est pousser l’amour de la raw food un peu loin.

Carnet d’adresses en page 118.

PAR MARIE-ODILE BRIET

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