Barbara Witkowska Journaliste

Plus que centenaire, la célèbre manufacture de chaussures, sise à Limoges, s’ouvre aux jeunes talents par le biais d’un concours. Avec son modèle  » Inside Out « , Aurélie Courtois, étudiante en dernière année de stylisme à La Cambre, a remporté haut la main l’édition 2005. En exclusivité pour Weekend Le Vif/L’Express, rencontre avec la lauréate et visite des ateliers de ce maître chausseur prestigieux.

Carnet d’adresses en page 126.

Le défi était de taille. Classique, très technique, réalisée selon de strictes règles traditionnelles et artisanales, la chaussure J.M. Weston se prêterait-elle à la folie créative ? Or, Aurélie Courtois avait envie de bousculer les normes. Son idée ? Retourner la chaussure, pour afficher l’intérieur à l’extérieur. Tous les éléments et petits détails, habituellement à l’abri du regard, se révèlent désormais au grand jour.  » Le défi me paraissait intéressant dans la mesure où il impliquait beaucoup de contraintes et de limites, explique la jeune femme. Or, à La Cambre, nous n’avons aucune limite. En intervertissant l’intérieur à l’extérieur, j’ai fait apparaître ce côté initial, brut de la chaussure qui donne un esprit épuré et plus proche de la création.  »

Aurélie a remporté haut la main la seconde édition du concours organisé par J.M. Weston avec pour objectif d’insuffler un style plus actuel aux modèles de la maison, tendance largement soutenue par le styliste Michel Perry. En 2004 déjà, J.M. Weston avait lancé la compétition à l’attention des étudiants de l’Académie d’Anvers. L’initiative rencontre un grand succès et est reconduite, cette année, avec La Cambre. Après une journée de formation, les huit étudiants de cinquième année relèvent le défi, en tenant compte des critères imposés : la créativité, la faisabilité du projet et le respect de la philosophie de J.M. Weston. Tony Delcampe et Hervé Yvrenogeau de La Cambre, ainsi que Michel Perry et Patrick Rodier, responsable qualité et bureau chez J.M. Weston forment le jury et, après une longue réflexion, sélectionnent  » la chaussure retournée  » d’Aurélie, une interprétation originale du style dandy, cultivée par la maison depuis plus d’un siècle.

Aurélie a choisi un richelieu. Rappelons qu’il s’agit d’un modèle lacé où les garants (les morceaux de la tige où passent les lacets) sont cousus à l’intérieur, contrairement au derby où ils sont cousus à l’extérieur. Un richelieu est donc plus lisse, plus net et plus fin. En un mot, plus raffiné. Le modèle  » Inside Out  » est réalisé, à l’intérieur, avec du veau finition aniline de couleur noire, une peausserie onéreuse et haut de gamme. L’extérieur de la chaussure est recouvert d’une peau claire, le cuir à doublure. Sur le côté, on aperçoit clairement une série de chiffres. Ces numéros d’identification (la forme, la matière, le modèle, la date, l’opérateur, etc.) permettent la  » traçabilité  » de la chaussure. Purement décoratif, le dessin des perforations reproduit fidèlement les trous d’aération de la semelle intérieure. Par transparence, on voit bien le cuir noir. Le dessous de la semelle est noir, la tranche est claire. La tranche du talon indique également la pointure et la largeur du pied. Le modèle  » Inside Out  » sera édité à 50 exemplaires et commercialisé, pendant un an, dans les boutiques J.M. Weston en Belgique.

Un peu d’histoire…

C’est en 1891 qu’Edouard Blanchard fonde, dans la périphérie de Limoges les Etablissements Blanchard, manufacture de chaussures de ville de belle qualité, pour hommes et dames, commercialisées dans différentes boutiques. Eugène, son fils unique, s’intéresse de près à l’entreprise paternelle. Pour apprendre le métier de bottier dans les règles de l’art, il décide de partir sur la côte Est des Etats-Unis. Il s’installe dans la petite ville de Weston où, durant quatre ans, il s’initie aux nouvelles techniques, aussi bien manuelles que mécaniques, et découvre le fameux cousu, mis au point par les frères Goodyear, conférant à la chaussure une étanchéité à toute épreuve. De retour à Limoges, il constate que son père a cédé aux attraits de la modernité et de l’industrialisation galopante qui fait fureur dans tous les domaines. Les chaussures sont désormais fabriquées à la machine, ce qui permet de réaliser 600 paires par jour. Or, Eugène est un adepte de l’artisanat pur et dur, il préfère la qualité à la quantité. Après le décès de son père, lorsqu’il se retrouve seul aux commandes de l’entreprise, il décide de ne plus fabriquer pour les autres. Le personnel est réduit. Les meilleurs artisans réalisent uniquement des chaussures masculines haut de gamme, en différentes largeurs et en appliquant le cousu Goodyear. La production passe de 600 à… 60 paires par jour.

Dans un souci de perfection, Eugène Blanchard dessine ses propres modèles. En 1927, il crée sa griffe, en l’appelant curieusement : J.M. Weston. Pourquoi ? Mystère… Très discret, Eugène Blanchard n’a pas laissé d’archives. On peut donc imaginer :  » j’aime Weston « ,  » je marche Weston « ,  » joli mocassin Weston  » ou encore  » Jeanne-Marie Weston « , en hommage à un amour secret… Mais bon. Ce qui importe, c’est le style. Et les Weston n’en manquent pas. Affichant un look assez dandy, plus fines que les chaussures anglaises, elles séduisent rapidement les hommes les plus élégants. Dès 1927, Edouard Blanchard ouvre une boutique à Paris, au 97, boulevard de Courcelles, suivie, en 1932, par une boutique sur les Champs-Elysées. Les deux existent toujours.

Edouard Blanchard n’a pas d’héritier. Lorsqu’il disparaît en 1953, la maison est revendue à plusieurs reprises. Au début des années 1970 entre en scène Jean-Louis Descours, PDG du groupe André. Conscient de la qualité et de la valeur de la marque, il la rachète, en 1974, à titre personnel. Toujours propriété familiale, Weston est dirigé, depuis 2001, par Jean-Christopher Descours, petit-fils de Jean-Louis, âgé aujourd’hui de 88 ans. Après quelques décennies assez chaotiques, la maison limousine se redresse au début des années 1980 et connaît une période d’effervescence exceptionnelle. Best-seller incontestable, le mocassin noir devient le signe de reconnaissance sociale. Tout homme, qu’il soit ado, quadra ou quinqua, se doit d’avoir sa paire de mocassins. Chaque samedi, les queues devant les magasins parisiens sont interminables. Pour satisfaire à la demande, les artisans chez Weston ne chôment pas…

Si la qualité est toujours irréprochable, en revanche, on ne se préoccupe pas beaucoup de style. Or, à la veille du IIIe millénaire, les choses commencent à bouger. Les Italiens donnent le ton. Les grandes maisons de mode, ou carrément de nouvelles griffes, considèrent la chaussure masculine comme un accessoire. On y apporte, par petites touches, de la couleur, de la fantaisie, des formes et des détails innovants. Weston décide de réagir. L’idée est de dénicher la  » perle rare  » qui travaillerait sur le style. Jean-Christopher Descours la trouve en la personne de Michel Perry, formé aux Beaux-Arts et créateur confirmé de chaussures pour femmes. Sa tâche est délicate. Il ne s’agit évidemment pas de remettre en question ou de chambouler le formidable patrimoine de la maison. Cela dit, dans la vaste panoplie classique de mocassins, de derbies et de richelieus, toujours très demandés, certains modèles sont légèrement interprétés et gagnent en modernité. Ponctuellement, des collections exclusives en série limitée voient le jour. Bagatelle, la toute dernière, réunit trois modèles très chics dont le point commun est une forme ovale. Le richelieu à la rose (une multitude de perforations  » dessinent  » la fleur sur le devant de la chaussure), fin et original, se décline en box grenat, bergeronnette ou noir. D’une expression plus traditionnelle, le richelieu et le balmoral (modèle intermédiaire entre une chaussure et une bottine) à bout golf osent le bicolore en camaïeu tabac. Pour cette collection, les artisans ont fait appel à une technique ancestrale : le Goodyear rabattu. Le bord de la semelle, martelé à la main, épouse la tige au plus près, pour un résultat d’une grande finesse.

A la demande de Jean-Christopher Descours, Michel Perry élargit également l’éventail des propositions, en dessinant des modèles plus décontractés, tels les sandales pour l’été et les chaussures avec une semelle en gomme collée. Bref, le défi consiste à ajouter un brin de style à la qualité, valeur incontournable de la maison qui doit être préservée à tout prix. Et la qualité, c’est, certes, le travail artisanal selon les règles de l’art ancestrales, mais aussi la qualité du cuir et de son tannage. C’est la raison pour laquelle J.M. Weston est le seul bottier à posséder une tannerie de cuir à semelle.

Le tannage végétal à l’ancienne

En 1981, la maison rachète la tannerie Bastin & Fils qui était prête à fermer. Créée en 1806, implantée en 1870 à Saint-Léonard-de-Noblat, dans les environs de Limoges, elle est l’une des rarissimes tanneries au monde à pratiquer encore le tannage végétal. Le processus est très long. Il faut compter environ un an pour obtenir du cuir. Un cuir très naturel, respirant et extrêmement résistant. L’utilisation de produits naturels et non chimiques est aussi un excellent gage de confort et de bien-être pour les pieds.

La visite des tanneries Bastin & Fils est instructive et impressionnante. Les peaux (chacune pèse 65 kg !) viennent de vaches allemandes. Salées (pour absorber toute l’humidité), lavées dans d’immenses tonneaux, elles sont ensuite traitées à la chaux éteinte, non abrasive, qui permet de dilater les pores et faciliter l’élimination des poils. Les peaux deviennent très blanches et tout à fait lisses. Les étapes suivantes consistent à les débarrasser de la graisse à l’aide d’une échardeuse et à les neutraliser avec un bain acidifiant, de façon à ce qu’elles passent du pH neutre au pH acide.

La tannerie proprement dite s’effectue dans des bassins remplis d’eau et de différents tanins. Ces derniers proviennent des arbres, il s’agit en réalité de leur sève. Les couleurs varient en fonction des espèces. La sève du châtaigner est d’un marron très foncé, celle du quebracho (arbre qui pousse en Amérique latine) est rouge, le mimosa a une teinte claire rosée. Les peaux séjournent dans les bassins pendant 45 jours, dans des bains de plus en plus concentrés en tanin. Arrive enfin le travail en fosse, extrêmement lent. On empile les peaux, en les séparant par des couches d’écorce de chêne broyées, dans d’immenses fosses creusées dans le sol en plein air. Elles y resteront pendant dix mois, voire douze mois pour les cuirs épais. Le but de l’opération ? Fixer définitivement la teinture, tout comme les bonnes ménagères fixaient jadis la teinture de leurs vêtements neufs avec du vinaigre.

A la sortie de la fosse, le cuir est peaufiné avec les dernières opérations cosmétiques : mise en huile, déridage (repassage dans une calandreuse) et compactage, étape au cours de laquelle le cuir perd 1 mm d’épaisseur. Lisse et impeccable, il prend alors le chemin des ateliers de J.M. Weston où il servira à la confection des semelles. Ici, il règne également une ambiance d’autrefois. La découpe, l’assemblage de la tige et le montage de la doublure sont encore effectués, en grande partie, à la main. Quant au fameux cousu Goodyear, il est réalisé entièrement à la main. La tige est fixée à la semelle avec 10 fils de lin torsadé. Par-dessus, on passe de la cire d’abeille et de la résine de pin. L’étanchéité ainsi obtenue est plus que parfaite. Dernière étape ? Le  » bichonnage « . Si, si, c’est le terme exact des professionnelles de la chaussure. Elles les nettoient, repassent, cirent et polissent. Glissées dans une élégante boîte, accompagnées d’embauchoirs adaptés, elles sont alors prêtes à briller, pendant de longues années, aux pieds des élégants du monde entier.

Barbara Witkowska

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