En marge des grandes tendances et de l’exubérance show-off, le duo de créateurs néerlandais Viktor & Rolf a longtemps cherché sa place dans la sphère fashion, avant d’y devenir incontournable. Une place à part, où originalité et réflexion conceptuelle ne font qu’un. Interview en mode dual.

C’est une majestueuse maison de maître, sur le bord ombragé d’un canal d’Amsterdam. Juste un discret logo, figé à côté de la porte d’entrée : V&R. Plancher qui grince, haut plafond mouluréà Dans cette bâtisse de briques rouges qui abritait le bourgmestre de la ville au xviie siècle, soit à l’âge d’or du commerce maritime, le temps a fait son £uvre. Ici, on est loin des premiers bureaux du duo de créateurs néerlandais, où les souris squattaient les pièces, et les prostituées le trottoirà

Droits sur leur chaise en peau de bête, Viktor Horsting et Rolf Snoeren sirotent leur café, pendant que Zwaantje (petit cygne, en néerlandais), le teckel du second, court entre leurs jambes. À leur droite, par-delà la grande fenêtre, un jardin minutieusement taillé à la française. Face à eux, au mur, une carte géographique fatiguée, type explorateurs. À y regarder de plus près, le dessin à l’ancienne reprend les différents centres d’intérêt d’un Englishman. Ses villages et métropoles se nomment cliché, romance, bitch, tender, sexà Humour en filigrane, à l’image du duo complice. Sous une apparence impassible et un ton posé, limite monocorde, se cachent une vivacité d’esprit et un sourire pince-sans-rire.

Quand l’un commence à parler, l’autre le laisse finir jusqu’au bout – le secret des couples qui durent. Mais quand l’un coince sur une réponse, l’autre est au taquet, pour finir sa phrase. À croire que ces deux-là se connaissent depuis toujours. C’est presque vrai : en 1988, les deux adolescents, un peu dans leur monde, se rencontrent sur les bancs de la Arnhem Academy of Art and Design. Déjà une même sensibilité et vision de la mode. Des Gilbert & George en puissance.

Durant leur apprentissage, on leur lance :  » considérez ces quatre années comme un laboratoire ; par après, vous devrez être commercial.  » Une philosophie qui ne convient pas aux faux jumeaux :  » Nous nous sommes dit :  » Soyons ambitieux, ceci n’est que le début, nous pouvons aller bien plus loin dans notre réflexion, ne pas nous limiter à être engagés par un label de jeans.  » « , raconte Rolf, tee-shirt, jeans et spartiates.

Diplômés en 1992, ils empruntent la voiture de papa et foncent sur Paris, où ils resteront trois ans. Expatriés sur un coup de tête. Parce que c’est la ville de la mode et qu’ils veulent être fashion designers. En 1993, consécration au Festival d’Hyères, où ils remportent le prix de la presse, le prix du jury et le prix de la ville. Pas moins. Consécration, pour leurs manteaux oversized, leurs robes de bal confectionnées dans de vieilles jupes et leur tailleur pantalon dont les proportions ont été twistées, pour s’allonger à l’entrejambe et aux manches.  » Un prix représente toujours un beau compliment, mais dans notre cas, c’était une récompense cruciale pour lancer un label, de par la visibilité qu’elle apporte « , se rappelle Viktor, polo, jean et mocassins.

Plutôt que de peaufiner leur apprentissage chez Maison Martin Margiela ou chez Jean Colonna – une info qui circule à tort, confusion sans doute due au fait qu’un stage leur était offert, en guise de bonus de leur consécration au festival d’Hyères -, les deux compères préfèrent faire le grand saut et lancer leur label.  » Il fallait que nous gagnions notre vie. Nous avions juste envie de commencer à créer par nous-mêmes « , se justifient-ils.

Mais leur approche conceptuelle et expérimentale de la mode peine à trouver des adeptes dans la sphère fashion. La réponse est aussi provocante qu’immédiate : les deux Néerlandais placardent dans tout Paris des panneaux  » Viktor & Rolf en grève ! « . Le manifeste, adressé au monde de la mode, aura le mérite de conquérir l’establishment artistique. De retour aux Pays-Bas, le duo organise ainsi quelques shows à la Torch Gallery, à Amsterdam. Les compères font parler d’eux pour le lancement d’un parfumà dont le flacon est vide. Ou pour une collection miniature – une idée qu’ils reprendront plus tard, pour l’exposition rétrospective qui leur est consacrée à la Barbican Art Gallery, à Londres. À défaut de pouvoir créer dans le monde réel, ils préfèrent être les rois en leur (mini) royaumeà Autant d’initiatives à contre-pied des comportements habituels des fashion designers.

Viktor & Rolf ne perdent pas pour autant espoir de concrétiser un jour leurs ambitions. Après un passage par la haute couture, où ils se feront définitivement remarquer pour leur défilé Atomic Bomb – un vestiaire symbolisant un champignon atomique -, ils évoluent vers le prêt-à-porter, il y a tout juste dix ans. Chaque saison, leurs shows rivalisent à chaque fois d’imagination et témoignent d’une réflexion profonde sur la mode. En vrac, on retiendra leur défilé  » No « , en réaction à la durée de vie trop brève des collections, celui intitulé Black – entièrement noir, en ce compris les visages des tops -, cet autre où chaque fille défilait avec sa propre lumière et bande-son, celui placé sous le signe du rose, des rubans, fleurs et volants, lors du lancement de leur parfum Flowerbomb, avec L’Oréal, un gros succès commercial. Sans oublier, bien sûr, leur dernier show, pour la collection automne-hiver 10-11.

Lors de la présentation de votre collection automne-hiver 10-11, on vous a vus enlever puis empiler des vêtements, couche par couche, sur la top Kirsten McMenamy. L’illustration parfaite d’une garde-robe modulable, au gré des envies. Ce n’était pas une première pour vousà

Ce défilé est très important pour nous, puisqu’il s’agit effectivement du remake d’un projet que nous avions réalisé en 1999. Mais à l’époque, il s’agissait d’un show pour la haute couture. Notre réflexion tournait autour de l’idée même du vêtement. Des looks qui n’étaient pas portables dans la  » vraie vie « . Ils trônent d’ailleurs aujourd’hui dans un musée. Cette fois-ci, nous avons voulu reprendre la même approche, sans nous limiter à un concept artistique expérimental. Même en les empilant les uns sur les autres, nos looks devaient être portables et accessibles. Les gens pensent souvent qu’il n’est pas possible d’allier démarche créative et commerciale. Nous avons toujours été convaincus du contraire. C’est une philosophie que nous tenons à garder à l’esprit, tout au long de notre carrière.

Chaque défilé Viktor & Rolf est un véritable happening. Trouvez-vous les shows des autres créateurs ennuyants ?

Jamais nous ne nous permettrions de juger ou de généraliser. En ce qui nous concerne, nous avons envie d’offrir à nos invités un extra, une émotion. Pour nous, un défilé signifie bien plus que de dévoiler les grandes tendances de la saison à venir. C’est avant tout une performance. Bien évidemment, les vêtements que nous y dévoilons sont importants, mais cet événement représente d’abord l’occasion de nous exprimer.

Pensez-vous d’abord à votre collection ou à votre show ?

Cela dépend. Mais généralement, nous commençons par réfléchir à notre défilé. Et nous transcrivons ensuite le concept dans nos vêtements. Ce fut particulièrement le cas pour la collection de cet hiver. Nous avions une idée très claire et précise de notre présentation. D’où ces boutons en forme d’écrous, ces semelles de bottes inspirées des maillons d’une chaîne de productionà

Et votre processus créatif, comment se met-il en place ?

Nous parlons beaucoup, nous voyageons énormément. En fait, nous travaillons constamment. Nous discutons tout le temps, en tout cas bien plus que nous ne dessinons. Souvent, une inspiration émerge en réaction à ce que nous avons créé précédemment. Nous démarrons avec une pensée ou une émotion, que nous avons envie d’exprimer. Et nous réfléchissons à la manière de la transposer. C’est toujours un processus que nous menons à deux. À ce sujet, nous n’éprouvons aucune difficulté à travailler en duo. Pour nous, un signifie deux.

D’une rétrospective hors normes, où les vêtements y étaient présentés sur des poupées en porcelaine, au vrai lancement d’un faux parfum, en passant par un défilé contestataireà Vous ne faites rien comme tout le monde. Estimez-vous néanmoins faire partie du sérail fashion ?

La relation que nous entretenons avec la mode a toujours été très étrange, ambivalente. En fait, nous observons ce monde, autant de l’intérieur que de l’extérieur. C’est une relation d’amour haine. Nous adorons la mode, et lui avons dédié nos vies. Mais dans un même temps, nous aimons la commenter, la critiquer. Car c’est un univers aux diktats et règles très strictes. Mais c’est cette relation ambiguë qui nous garde éveillés et motivés.

Vous avez organisé votre premier défilé Homme, en janvier dernier. Un passage obligé ?

Nous dessinons une collection Homme depuis maintenant cinq ans. Au départ, c’était un projet modeste. Nous le faisions avant tout pour nous. Des vêtements que nous avions envie de porter. Jusqu’au jour où nous nous sommes sentis prêts à partager ces looks avec un public plus large.

Plus question de faire un happening, comme pour le prêt-à-porter Femme ?

Nous avons conçu le défilé Homme de façon tout à fait différente. Nous voulions privilégier les vêtements, mettre l’accent sur les détails d’un look. Les deux premiers défilés de notre ligne Monsieur étaient dès lors très intimistes. Très tôt le matin. Juste un show-case privé ( NDRL : la chanteuse La Roux, pour la deuxième édition). C’est une expérience très directe, à l’opposé de ce que nous proposons pour la femme. Mais nous aimons cette nouvelle approche, car elle reflète aussi qui nous sommes.

Qui sont les hommes et les femmes Viktor & Rolf ?

Ce sont des personnes qui ont leur propre opinion. Des personnes qui tracent leur voie. (silence) Elles n’apprécient pas qu’on leur dicte quoi que ce soit. Ce ne sont pas des suiveuses. Elles recherchent quelque chose de fort, d’original. (silence)

Décrire votre public cible ne semble pas un exercice aiséà

Non, parce que nous n’aimons pas les généralités. Une fois un vêtement créé, nous le faisons entrer dans le monde, par le biais d’un défilé. Et puis, tout devient ouvertà Le show doit être considéré comme une proposition :  » voici ce que nous trouvons beau.  » Une idée originelle de la beauté. Mais par la suite, tout est question de style et de personnalité. Un look est apprécié pour tant de raisons diverses. Chacun va le porter d’une façon particulière, le mixer avec d’autres pièces. Le résultat sera à chaque fois totalement différent.

Des projets pour le futur ?

Nous ouvrons une boutique à Paris début de l’année prochaine, et à New York à la fin 2011. Nous lancerons aussi un parfum, et avons sur le feu beaucoup d’autres projets excitants.

Une nouvelle exposition ?

Probablementà C’est un secret. La mode doit toujours être une surprise !

Par Catherine Pleeck

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