CRÉATEUR DE L’ESSENTIEL
Le Centre Pompidou, à Paris, consacre une rétrospective à ce designer prolixe et discret qui cherche, invariablement, l’essence des objets. Interview vérité.
Il ne veut plus répondre aux journalistes, puisqu’il a déjà tout dit. Et puis, ses objets parlent d’eux-mêmes. Qu’y a-t-il à ajouter ? Le rendez-vous une fois attrapé, il suffit pourtant de tendre le micro pour que Martin Szekely s’exprime sans qu’on puisse l’interrompre. Le designer raconte, analyse, creuse le pourquoi de sa création. Avec un plaisir cérébral évident. Sec, comme ses objets qui affichent, sans se fourvoyer, leur nature profonde de table ou d’étagère, l’homme de 55 ans s’est construit dans l’opposition face à un père sculpteur égocentrique. Depuis trente ans, il balade sa frêle silhouette dans le milieu du design. Tiraillé entre l’envie d’être admiré et celle de disparaître. On pourrait en dire autant de ses meubles, dont se délectent les collectionneurs les plus chics (Azzedine Alaïa, Karl Lagerfeld, Marin Karmitz). Apprécié pour son design industriel (le verre Perrier, c’est lui), Martin, pour les intimes, se surpasse dans la pièce unique. Ses dernières recherches sont en vedette à la galerie Kreo, son fief, pendant que le centre Pompidou (1), à Paris, s’apprête à rendre hommage à son £uvre tournée vers le refus du dessin. De la facilité, en somme.
Votre chaise longue Pi, pièce iconique des années 80, est en vedette dans votre rétrospective à Beaubourg, qui s’intitule Ne plus dessiner. Quelle relation entretenez-vous avec cet objet ?
Cela m’était difficile jusqu’à présent de regarder rétrospectivement mon travail. J’étais dans une période de production intense depuis ma déclaration de » ne plus dessiner « , en 1996. Je devais donc démontrer ce que j’entendais par là. Pendant longtemps, j’ai mis de côté ma production des années 80. En 2010, le travail sur ma monographie (éd. JRP Ringier) m’a rendu plus serein. Cette étape m’a permis de regarder en arrière et d’assumer le passé. Je reste très critique sur les objets que j’ai créés à cette période mais, en même temps, je réfléchis à un livre sur mes années 80.
Que représente cette époque pour vous ?
Ce sont des années de quête vis-à- vis de moi-même, de ce que je voulais faire. En 1983, avec cette chaise longue, j’essaie de trouver ma propre écriture et pense alors que cela doit passer par le dessin. À mes côtés apparaissent Starck, Yamamoto… Nous sommes, chacun à notre façon, en rupture avec ce qui nous précède. Surtout, je suis pour la première et la seule fois de mon parcours en phase avec l’époque.
Ce qui n’est plus le cas aujourd’hui ?
J’ai l’impression d’occuper une place marginale dans le milieu du design. Je cultive ma discrétion dans les médias, car je suis persuadé que trop de médiatisation use un propos. Je travaille la limite, comme notion d’économie, en interrogeant la technologie, la culture, les usages. Cette position n’est pas évidente pour tout le monde. Je viens de lire la biographie de Gustave Flaubert de Pierre-Marc de Biasi. Dans le chapitre intitulé » Le procès du style « , l’auteur explique que Flaubert disait vouloir faire » un livre sur rien, un livre sans attache extérieure qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style « . C’est exactement mon ambition. À constater les limites des matériaux et leur mise en £uvre, le dessin de mes créations s’abolit de lui-même ; il en résulte une dimension esthétique hors de toute volonté.
La simplicité n’est qu’une façade. Vos meubles sont souvent technologiquement ambitieux et esthétiquement assez radicaux…
Pour atteindre cette simplicité, il est nécessaire d’en passer par un mode complexe. La technologie ne devrait pas être affichée sur le meuble comme dans les années 80-90, où elle était mise au grand jour. Cela m’apparaissait alors presque indécent. C’est comme demander aux autres qu’ils vous regardent comme quelqu’un d’intelligent parce que vous portez des lunettes. Il y a quelques jours, j’ai retrouvé dans une poubelle près de chez moi un décodeur satellite que j’avais fait pour Canal + il y a une dizaine d’années. J’avais insisté pour ce soit une boîte toute simple, mais mon client avait tenu à ce qu’elle soit métallisée en signe de puissance…
Les objets, selon vous, ont-ils une âme ?
J’aime dire que, dans le pire des cas, les objets nous encombrent et que, dans le meilleur des cas, ils nous suivent comme des ombres… Le meuble est un trait d’union entre l’intellect, l’art et le métier. C’est aussi un marqueur de nos vies. Quand vous entrez dans une maison, vous savez immédiatement si les objets qui vous entourent ont été choisis par leur propriétaire. Si c’est le cas, quels que soient le style ou la provenance, la magie opère. Idem pour les collections d’art. On voit très vite si les £uvres émanent d’une recherche personnelle ou non.
Les collectionneurs d’art contemporain apprécieraient vos meubles pour leur capacité de s’effacer au profit de leurs £uvres. Qu’en dites-vous ?
C’est très bien comme ça. Les meubles encombrent, ils n’ont pas à s’exposer. Ils supportent et contiennent. Leur position est humble. En même temps, ils nous sont nécessaires. Nous avons du mal à vivre sans eux. Leur permanence au sein des maisons m’intrigue. Je pense que mes objets sont suffisamment complexes pour qu’ils dévoilent leur richesse au fil du temps sans pour autant s’afficher.
Connaissez-vous ceux qui collectionnent vos créations ?
Longtemps, je les ai connus, côtoyés. C’est de moins en moins le cas. Mais ma prochaine exposition Units (2), à la galerie Kreo, à Paris, est un hommage à l’un d’eux, Marcel Brient, qui possède l’une des plus belles collections de livres et de manuscrits. J’ai créé un module d’étagères en plâtre technique et en nid-d’abeilles, qui peut s’étendre selon l’envie. Le point de départ, ici, c’est le matériau, marié à un classique de l’histoire du mobilier : le module, comme élément de contrainte et de liberté. Au début des années 80, j’avais découvert Benoît Mandelbrot et sa théorie du fractal, celle de la répétition d’une unité à l’infini. Cette idée m’a depuis trotté dans la tête. Les choses viennent parfois de très loin.
Le matériau peut-il être moteur d’un projet ?
Oui, mais les moyens restent les moyens. Le vrai sujet du travail se trouve dans notre rapport aux objets. J’explore cette relation de différents points de vue. C’est pourquoi je refais sans cesse des tables et des étagères. J’apprécie aussi ces typologies, car ce sont avant tout des structures. La chaise, elle, est très codifiée, très encombrée de sa propre histoire. Faire une nouvelle chaise, c’est faire du design sur du design. Et cela ne m’intéresse pas.
Ce design de la discrétion peut-il faire école demain ?
J’en parle souvent avec mon ami l’architecte Marc Barani. Je pense qu’il y a des permanences et qu’après de grands détours on revient forcément à une forme d’élémentarisme. Les excès sont nécessaires, bien sûr. Il peut d’ailleurs m’arriver d’être excessif, mais dans le désir de densité, d’une densité contenue. Je ne dis pas que tout doit être simple, mais l’important, c’est ce qui va se passer autour d’un objet. Il faut laisser advenir les usages. Le travail ne doit pas se faire sur l’objet lui-même, sa visibilité, sa communication. Ces efforts sont sans intérêt réel. Je reste fasciné par le siège des Eames, le Soft Pad, qui continue d’être la référence des fauteuils de bureau. Il a été créé dans les années 50 mais traverse le temps discrètement. Comment réussit-on à faire des objets qui ne sont pas tributaires d’une époque, d’un environnement ? Mon travail, c’est aussi de répondre à ce défi.
(1) Martin Szekely, Ne plus dessiner, Centre Pompidou, à Paris. Tél. : + 33 1 44 78 12 33. À partir du 12 octobre.
(2) Units, galerie Kreo, à Paris.
PAR MARION VIGNAL
» LES MEUBLES ENCOMBRENT, ILS N’ONT PAS À S’EXPOSER. «
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