De plus en plus de citoyens entendent ramener l’agriculture au coeur des cités. Avec leurs potagers, leurs vergers et leurs élevages, ces urbainculteurs colorent le béton de leurs mains vertes, entre utopie et réalité.

Mathieu Dohmen ne peut pas rester assis plus d’une heure devant un ordinateur… La passion de cet agronome bruxellois : la terre, sa culture à l’ancienne, avec les mains, et deux ânesses comme seule force motrice. Il y a quelques années, le Boitsfortois, qui entretenait alors une parcelle à Hoeilaart et en avait marre de traverser la forêt à vélo pour aller planter ses carottes, décide avec quelques amis de lancer, à Bruxelles, Le Début des Haricots. L’association entend protéger l’environnement en travaillant notamment sur le thème de l’alimentation et initie, en 2006 et 2007, deux potagers collectifs, à la rue Gray à Ixelles et sur le site de Tour & Taxis. Petit à petit, d’autres jardins voient le jour et l’ASBL prend du recul, mettant les initiatives en réseau mais laissant les habitants gérer seuls leurs espaces.  » La capitale en compte désormais entre 40 et 50, une dynamique se développe « , se réjouit Mathieu Dohmen qui a, lui, poussé ses envies paysannes plus loin et mis sur pied une exploitation agricole biologique, à Neder-over-Heembeek, sur un terrain prêté par l’entreprise de travail adapté Nos Pilifs connue pour sa ferme également. Chaque semaine, l’équipe de Mathieu approvisionne en légumes et fruits une vingtaine de familles voisines. Un projet écolo qui se double d’intentions sociales puisque le but est de former de jeunes maraîchers.

DÉMOCRATIE DE PROXIMITÉ

Si la Belgique commence à bouger pour (r)amener la ferme en ville, elle n’est pas la seule. Cette réflexion fait en réalité bouillonner les esprits verts aux quatre coins de la planète. Précurseurs dans le domaine, Montréal a, dès le milieu des années 70, installé des jardins communautaires dans de nombreux quartiers. Et aujourd’hui, les lopins cultivés sont légion chez nos cousins d’outre-Atlantique. Responsable du Crapaud, le Collectif de recherche en aménagement paysager et en agriculture urbaine durable, Marie-Eve Julien-Denis estime que l’agriculture citadine devient une nécessité.  » C’est un choix écologique pour assurer une certaine sécurité alimentaire aux habitants. Plus de 50 % de la population mondiale vit en ville, les campagnes ne peuvent plus subvenir aux besoins de tous « , insiste-t-elle.

La chercheuse entrevoit également d’autres avantages à cette approche très green.  » Ces cultures permettent de se réapproprier nos espaces de vie, de favoriser des lieux de démocratie de proximité et de rassemblement.  » Un avis que partage l’architecte-paysagiste Sophie Agata Ambroise de l’Officina del Paesaggio qui a dessiné, à Chiasso dans le Tessin, des jardins partagés.  » Il s’agit d’une nouvelle typologie d’espaces publics, mieux adaptée aux dimensions tentaculaires de nos villes et rendant de nouveaux services à la population : des citoyens quelconques peuvent venir y jardiner mais aussi s’y balader, s’y retrouver et renouer avec la terre. Le paysage n’est alors plus décoratif mais nourricier et social. « 

La FAO, organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture, va au-delà et voit en l’agriculture urbaine un moyen d’aider les pays en voie de développement, qui subissent aujourd’hui de plein fouet l’exode rural. Ainsi, elle a, entre autres, initié un programme d’horticulture dans les cinq plus grandes villes congolaises. L’objectif : faire reculer la malnutrition chronique et dégager des excédents que ces nouveaux citadins, qui ont bien souvent une expertise agricole, peuvent revendre.

L’architecte bruxellois Luc Schuiten ( lire également en page 12), connu pour ses prospections qui confrontent végétation et urbanisation, travaille, lui, sur le futur de São Paulo pour une expo qu’il présentera l’an prochain là-bas.  » La destruction de la forêt atlantique brésilienne, remplacée par une forêt de béton climatisée, dérègle le climat local. J’imagine créer au-dessus de la ville une sorte de canopée composée d’arbres décoratifs et alimentaires « , décrit-il. Pour les favelas, il suggère par ailleurs d’installer des piscicultures en toitures et des potagers sur les murs en parpaing des habitations précaires, ce qui offrirait une régulation naturelle de la température intérieure.

TOURS DE CHAMPS

Pour répondre à cette métropolisation annoncée de la Terre – la croissance urbaine équivaut à presque cinq nouvelles villes de la taille de Pékin par an, selon la FAO -, d’autres créateurs envisagent d’ériger de véritables fermes verticales. L’architecte belge Vincent Callebaut, par exemple, propose DragonFly,  » une ferme métabolique  » qui prend la forme d’une voile géante mixant logements, bureaux, laboratoires et espaces agricoles étagés, sur l’East River à New York.  » Le principe de notre bureau est de frapper de grands coups à travers des prospections démesurées qui bousculent les esprits. Puis, nous condensons notre propos dans des missions réelles.  » C’est ainsi qu’un prototype de DragonFly est à l’étude à Kuala Lumpur et que l’atelier de notre compatriote a remporté, face aux ténors de l’art de bâtir que sont Norman Foster et Zaha Hadid, le concours pour la construction, à Taipei, d’une tour résidentielle couverte de vergers et potagers. Le chantier est aujourd’hui en cours…

Nos voisins français sont aussi très productifs en matière de concepts pour ces  » urbanfarmers « . La Mairie de Paris a d’ailleurs choisi l’agriculture urbaine comme thématique pour 2012 et organise colloques et expos sur le sujet au cours de cette année. De son côté, le bureau français AZC a imaginé, pour un concours d’idées sur le futur de Chicago, des modules de potagers à implanter çà et là dans la mégapole pour générer  » un nouveau paysage humaniste « . Le Laboratoire d’urbanisme agricole (LUA), créé début 2012, étudie aussi la question, notamment à travers les réflexions d’un de ses membres, SOA. En 2005, cet atelier d’architecture remporte, à Paris, un concours d’idées pour la construction d’un immeuble écolo, la Tour Vivante. Depuis, les recherches tournant autour de l’agriculture urbaine se sont multipliées – tour Tridi, etc. – et le travail de ces visionnaires a pris des voies plus concrètes.  » La mairie de Romainville nous a demandé de plancher sur la construction d’une exploitation agricole en toiture d’une cité HLM des années 60. Nous analysons depuis plusieurs mois le modèle économique de cette ferme, un planning de rotation des plantations, etc., résume Océane Ragoucy de l’atelier SOA. C’est du réel mais il y a encore beaucoup d’obstacles à l’agriculture urbaine en matière de réglementations puisqu’un terrain à bâtir n’est par définition pas une surface agricole. « 

LÉGUMES EN BOÎTES

En parallèle de ces projets XXL, d’autres misent sur des interventions XS en containers, qui peuvent être déposés en ville, sur des terrains en friche ou en attente. Car s’il est encore un avantage de cette culture citadine, c’est qu’elle peut s’immiscer, même temporairement, dans tous les interstices délaissés du tissu urbain. C’est le cas notamment de U-Farm développé par le Français Cédric Péchard et dont deux unités témoins sont depuis le début du printemps actives en Région parisienne. Le principe ? Des déchets tels que le marc de café sont placés dans une unité  » clé en main  » et servent de substrat pour produire des champignons comestibles. Les légumes sont ensuite vendus localement.  » Il ne s’agit pas de dupliquer des modes traditionnels de production agricole mais d’imaginer de nouvelles symbioses industrielles pour valoriser ce que les villes dégagent déjà comme énergie perdue, déchets organiques, etc. In fine, les champignons sont au même prix que leurs concurrents, mais ont une empreinte carbone infime « , affirme le créateur qui espère étendre son concept à notre plat pays.

Dans un même ordre d’idées, Damien Chivialle propose des fermes containers basées sur le principe d’aquaponie, également utilisé pour la réhabilitation d’une grande friche, The Plant, à Chicago : des plantes poussent dans un bassin hébergeant des poissons. Les premières se nourrissent des déjections des seconds et purifient leur eau. Cet Urban Food Unit se posera, du 6 au 9 juin prochain, à Bruxelles, dans le cadre du festival Burning Ice #5 du Kaaitheater.

Reste que la plupart de ces propositions sont encore aujourd’hui utopiques ou expérimentales… Et que certains doutent qu’elles puissent aboutir un jour à une refonte totale de nos villes.  » On en arrive à créer des choses plus vraiment humaines. Ces concepts me donnent l’impression d’être de grosses chimères, avoue Mathieu Dohmen. Mettre l’agriculture sous cloche n’a pas vraiment de sens. Un lien avec le sol est crucial.  » Une observation que soutient aussi Sophie Agata Ambroise :  » En Europe, nous avons de gros problèmes territoriaux avec des zones en friche, des campagnes délaissées… Alors pourquoi ne pas exploiter cela avant de vouloir construire à tout prix des fermes verticales ?  » Peut-être simplement pour tester les modèles comme le suggère Luc Schuiten :  » Ces projets restent utopistes simplement parce que la situation n’est pas encore assez dramatique pour nous pousser à les concrétiser. Il ne faut pas attendre qu’une catastrophe survienne pour se mettre à réfléchir à l’avenir de la planète. Il faut oser être précurseur et expérimenter tant qu’on peut encore se le permettre.  » Voilà donc la mission de ces urbainculteurs.

PAR FANNY BOUVRY

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