L’héritière de la maison de luxe Fendi consacre l’improbable mariage entre la mode et l’agriculture. Quand elle ne produit pas de fromage bio, cette quadra philanthrope imagine de nouveaux modèles pour Carmina Campus, sa marque d’accessoires recyclés. Rencontre à la ferme.

On se croirait dans un poème de Virgile. À une dizaine de kilomètres de la Rome pétaradante des Vespa et des 12 millions de touristes annuels, le domaine I Casali del Pino fait rire les oiseaux et chanter les abeilles. En ce week-end de mai carrément estival, tout ce que la capitale italienne compte comme écolo-sensibles s’est donné rendez-vous à la campagne. Pendant trois jours se tient le festival FloraCult, sorte de grand barnum à l’ambiance doucement bobo où l’on déguste un plat de pâtes labélisées bio entre une conférence sur l’intelligence des plantes et une initiation à la floraison des balcons en ville. Derrière l’organisation de cette petite sauterie green, il y a cette dame qui s’approche de nous, grosses bottes de cuir aux pieds, une rose en guise de collier. Chic et champêtre, voici Ilaria Venturini Fendi. Depuis sept ans, c’est ici son fief. Une ferme, près de deux cents hectares et le triple de brebis.  » Au départ, je trouvais tout ça trop grand pour moi, raconte-t-elle dans un français parfumé au basilic. Mais je suis tombée amoureuse de l’endroit, j’ai ressenti que j’allais pouvoir y réaliser un rêve, que c’était ma chance et qu’elle ne se représenterait pas deux fois.  » Du jour en lendemain, la quadra en fleurs prend sa décision : elle sera agricultrice. Un choix plutôt radical quand on est en charge de la ligne jeune et du département chaussures de la prestigieuse maison Fendi…

CHANGER DE VIE

Ilaria est en effet la cadette des trois filles d’Anna Fendi, une des  » cinque sorelle  » qui a porté le nom familial au firmament de l’industrie du luxe. Une success-story entamée dans les années 20 par ses grands-parents qui a vu la métamorphose du petit atelier de peausserie romain en griffe de mode internationale s’adjoignant dès les sixties les précieux services de Karl Lagerfeld, nommé directeur de création. Mais Ilaria est aussi l’enfant de son père,  » un homme d’affaires qui adorait la campagne, résume-t-elle. J’étais un peu son fils manqué. Il m’emmenait partout avec lui, il m’a transmis le goût de la nature, le respect de l’environnement et l’amour des animaux.  » Elle a à peine 10 ans quand il disparaît. L’ado se réfugie dans l’univers de sa mère : artisanat + élégance + apparence. Elle étudie la mode, fait quatre saisons chez Chanel en tant que stagiaire –  » j’apportais aussi le café  » – puis intègre la marque au deux F. Seule échappatoire à un avenir déjà écrit, Ilaria s’achète une petite maison au bord de la mer et monte à cheval tous les matins avant de rejoindre le bureau, la cacophonie urbaine, le stress. Le nom du canasson ? Oppositor 13… ça ne s’invente pas. Quand LVMH rachète Fendi, elle reste un peu puis lâche tout et décide donc de prendre la clé des champs. Elle dit :  » Le rythme de la mode et celui de la nature sont si différents. C’est une course contre le temps, quand le défilé est terminé, c’est déjà vieux.  » Réaction de la tribu ?  » Quand j’ai pris cette décision, mes proches étaient un peu inquiets pour moi. Mais mon visage ne peut mentir. Le jour où j’ai décidé de devenir agricultrice, j’étais déjà une autre personne, mes traits avaient changé, j’avais l’air tout à coup sereine. « 

Un nouveau quotidien s’ouvre à elle : la ferme est une ruine du XIXe siècle en grande partie inhabitable, les champs sont fatigués par les cultures intensives assénées par un propriétaire précédent peu scrupuleux. Ilaria retrousse ses manches sur son tatouage en forme d’aigle – un amour de jeunesse – entame de lourds travaux, restaure, rénove, installe des panneaux solaires. Poussière et gravas. Parallèlement, en digne fille de Cérès, elle suit une formation en entreprenariat agricole, convertit le domaine en exploitation bio, plante des cerisiers en voie d’extinction, parle à son âne comme à son chien, commence à produire du lait et du fromage et ouvre sa table aux touristes dans un esprit locavore,  » kilometro zero « , comme le clame Carlo Petrini, le fondateur de Slow Food qu’elle considère comme l’Italien le plus respectable de la Péninsule.

ADN MODE

C’en était fini avec la fashion. Pensait-elle. Un soir, elle s’amuse à imaginer un sac en paille et en laine pour offrir ses frometons à ses amis. À peu près au même moment, Aidos, une ONG italienne qui lutte contre l’infibulation, lui apporte un stock de vieux sacs de toile utilisés lors des conférences qu’elle customise et vend au profit de la cause.  » Sans m’en rendre compte, je me suis remise à créer. Ça me manquait, en réalité.  » La gentlewoman farmer réconcilie alors dans un parfait équilibre l’héritage paternel et maternel –  » je suis heureuse d’être parfaitement mezzo-mezzo « . Elle s’aménage un petit atelier au domaine : nous sommes en 2006, date de naissance de la griffe Carmina Campus, le chant des champs dans la langue de Voltaire. Pour rester en accord avec ses nouveaux principes, Ilaria Venturini Fendi pense une ligne d’accessoires réalisés à partir de matériaux entièrement recyclés. Elle fait les marchés, chine, court les entrepôts, les décharges –  » j’adore « .

Redonner une vie au rebut. La tendance a été baptisée upcycling par les Anglo-Saxons. Car il ne s’agit pas de proposer une gamme à l’esthétique pauvre, reproche généralement adressé à la mode écolo : les sacs et les bijoux Carmina Campus ont beau être taillés dans de vieux rideaux de douche, des bâches de camions, des carpettes usées ou des chutes de tissus de sièges d’avions, ils sont assemblés par les meilleurs artisans italiens, avec le même souci de rigueur et de précision exigé par les marques de luxe traditionnelles. Ils sont du reste forcément uniques. Les premiers clients ne s’y trompent pas. Tous des temples du goût pointu – L’Éclaireur, à Paris, Dover Street Market, à Londres ou Corso Como, à Milan. Un concept-store avec qui Ilaria est d’ailleurs occupée à mettre au point une collection capsule à partir des chutes de tissus du grand magasin. Des restes destinés à être transformés en Afrique.

SAGA AFRICA

L’écologie n’est en effet pas la seule vertu défendue par Carmina Campus. Le commerce équitable en est une autre. Avec l’organisation International Trade Center, la styliste-fermière prend part au projet Ethical Fashion depuis trois ans déjà. Du concret : elle s’envole régulièrement au Kenya et en Ouganda avec une poignée d’artisans de la Botte. La petite délégation initie les communautés locales à la confection et à la fabrication de sacs à partir de matériaux également promis à la décharge. Initialement, les panneaux de tissus étaient assemblés à Rome. Au début de l’année, Carmina Campus a commercialisé sa première collection entièrement conçue sur le continent noir. Les cabans et autres sacs 48 h en toiles de jeep safari doublés de tissus massaï arborent le message  » no charity, just work  » (pas de bénévolat, juste du travail).  » Ce n’est en aucun cas de la pitié, insiste l’entrepreneuse. Je vois cela comme un échange. Les ouvriers africains sont payés correctement pour le travail que je leur demande. Si en plus, ils acquièrent un savoir-faire, ce n’est que du bénéfice, pour eux et pour moi.  » Moins sophistiqués que les micro-collections Carmina Campus montées en Italie, les modèles 100 % Africa permettent en effet d’augmenter la quantité des produits en magasins et d’ouvrir la griffe à des portefeuilles moins fournis (entre 80 et 200 euros la pièce). Les clientes de la ligne premium auraient en effet les moyens de s’offrir un Prada sans sourciller.  » Je suis passée par une maison de luxe. Je paie les artisans au juste prix « , défend Ilaria. Comme on dit chez Hermès, ce n’est pas cher, c’est coûteux. Et comment voit-elle les fans de sa griffe ?  » Au-delà de leur attrait pour l’esthétique que je propose, ils recherchent un produit qui raconte une histoire, qui possède un contenu, une âme, presque. Quelque chose d’unique, de beau et de bon. Porter Carmina Campus, c’est défendre une cause. Le vrai luxe, ce sont les valeurs plus que la valeur « .

Parmi celles d’Ilaria, la famille. Assurément. L’heure du déjeuner approche à FloraCult. Sans façon, la maîtresse de maison nous a fourré sa ricotta maison en bouche, servi du vin forcément naturel dans un gobelet en fibre de maïs. Tout le clan Fendi est là. Il y a Silvia, la créatrice du sac baguette qui lit le Corriere della Sera à l’ombre de son panama. Delfina, la petite nièce qui fait un tabac avec ses bijoux baroque’n’roll. La maman, d’un chic impérissable. Les cousins refont le monde autour d’une bière.  » On n’est pas une famille, on est une tribu. Quand je vais en Afrique, je ne me sens pas vraiment dépaysée.  » Ilaria Venturini Fendi possède un chêne-liège vieux de 500 ans. Une artiste lui a même fabriqué des boucles d’oreille avec les feuilles de son arbre. Auprès duquel elle vit heureuse. On ne s’en éloignerait pas non plus.

PAR BAUDOUIN GALLER

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